On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 7 octobre 2009

Prééminence de la vie philosophique

Petite suite de notre réflexion sur la morale et la contingence :
Dans la République, en particulier, Platon soutient que la vie la meilleure pour un être humain est la vie du philosophe, celle qui est dédiée à la connaissance et à la contemplation de la vérité : une vie dans laquelle la raison évalue, ordonne et exerce son contrôle et sa maîtrise sur les autres fins de l'existence. La position dans laquelle se trouve placé le philosophe est celle de l'âme affiliée au divin qui se tient en elle même au-delà des limitations et des restrictions sensibles et affectives qu'impose la vie des hommes ordinaires, autrement dit : au-delà de toute forme de contingence. Seule l'activité intellectuelle(noétique) du philosophe est dotée d'une valeur absolue (non instrumentale), et ceci tient au fait qu'elle seule est une activité à la fois pure - choisie pour elle-même, elle a pour objet des paradigmes qui existent en eux-mêmes, sans être mélangés de leur contraire ; stable,les objets de l'intellect étant éternels ; et une activité consacrée à la vérité. Comme on le sait, Platon soutient constamment que les activités qui possèdent de telles caractéristiques seraient choisies par un individu rationnel se plaçant dans la position rationnelle appropriée, c'est-à-dire dans la position du philosophe qui ne considère pas les besoins humains comme faisant partie authentiquement de sa nature, et qui rejette comme dénuées de valeur les activités qui leur sont associées.
Toutefois, le point de vue platonicien de la perfection n'est pas immédiatement accessible à toute créature qui voudrait l'assumer. C'est une longue et difficile affaire d'apprendre à se détacher de nos besoins naturels et de nos intérêts, et d'agir en conséquence. Le Phédon décrit ainsi la vie entière comme un apprentissage de la séparation de l'âme et du corps, et la République est, pour moitié, un livre consacré à l'éducation, c'est-à-dire à la conversion de l'âme « d'un jour plus ténébreux que la nuit vers le jour véritable » qui doit nous délivrer de notre manière naturelle de voir les choses.
Ce n'est pas seulement dans le domaine éthique – si tant qu'on puisse à proprement parler d'une « éthique » platonicienne - que le rejet de la contingence, de l'indétermination, de l'instabilité fait sentir toutes ses implications, mais également dans l'ordre de l'ingénierie politique. On s'en tiendra, pour illustrer brièvement ce propos, aux préconisations socratiques, au livre V de la République, concernant la propriété et la famille, ces deux sources notables de conflits. La cité n'éliminera pas tout à fait la propriété ni la famille, mais elle s'efforcera d'éradiquer tout lien parental particulier et toute appropriation personnelle d'un bien qui échapperait à la communauté elle-même : ce à quoi les hommes sont attachés par de profonds liens affectifs et intérêts légitimes.
Au sens le plus général, la vie du philosophe réalise l'ordre, la stabilité et la connaissance au prix du dépassement et, en réalité, de la négation de tout ce qui relève de la contingence (du devenir) et du particulier (posé dans sa singularité unique). C'est à cette condition qu'une telle vie accède à un bonheur que rien ne vient diminuer - une thèse qui sera radicalisée par la doctrine stoïcienne de
l'identité de la vertu et du bonheur (qu'Aristote avait partiellement rejetée, introduisant la nécessité de certains biens «extérieurs » en vu du plein accomplissement de la vie bonne – au reste, ces biens ne sont pas seulement extérieurs : une trop grande disgrace physique est aussi un obstacle ).
Il ne serait guère difficile de montrer à quel point existe une continuité intentionnelle profonde entre les systèmes de pensée qui ont pour trait commun – de Platon à Bentham, en passant par Kant, pour une fois placé aux côtés de ce dernier, les Stoïciens et les disciples d'Epicure – de vouloir mettre les conduites humaines à l'abri de l'inquiétude de l'indétermination, de l'inconstance des désirs et de l'affectivité et, par conséquent, de la contingence. Ce trait leur donne une unité qui ne supprime nullement, bien évidemment, les différences profondes, parfois abyssales, qui les distinguent par ailleurs.

4 commentaires:

Manuel SANCHEZ a dit…

Bonjour,

Comment un passionné de philosophie ne peut-il pas succomber à ce mirage de la "prééminence de la vie philosophique"?

Il faudrait recontextualiser la position platonicienne et même aristotélicienne, de cette activité contemplative, de cette séparation entre l'intelligible et le sensible (bien que du fait de la nature des dialogues, la position platonicienne ne soit pas aussi tranchée), de celle de l’âme et du corps etc… dans la culture grecque, notamment la place de l’esclavage et la philosophie comme activité de loisir, de l’homme libre (Aristote), de la nature de la polis et d’un cadre largement religieux (même si c’est le cosmos, l’ordre institué par les dieux.

D’une certaine façon, cela confirme Nietzsche dans son diagnostic d’une pseudo-neutralité (à défaut d’un autre nom) du socratisme et de ses émules philosophes, même si je ne le suis pas tout à fait dans sa condamnation de cette dernière comme mort de l’esprit grec et tragique (La naissance de la tragédie par ex.).

Cela dit pour remettre le refus platonicien sur un plan plus pragmatique, de la condamnation de Socrate par la Cité grecque (son traumatisme même). Ce qu’illustre par son geste Socrate en buvant la cigüe, en acceptant de respecter la Loi de la Polis qui est reflet de l’ordre du cosmos et que Platon prolongera dans sa théorie de l’âme tripartite. Ce que tient en horreur (la nature n’a-t-elle pas horreur du vide ?) la pensée grecque c’est l’hubris, la démesure, le Chaos qui fut par ailleurs à l’origine du monde et du premier monde chez Hésiode dans sa généalogie des dieux (Gaïa, Ouranos puis Cronos puis Zeus pour schématiser par ces repères). Le cadre religieux permet par le rappel mythique d’un côté et par les rituels structurant (dont bien des penseurs et des grecs pouvaient douter de leur réel existence. Cf. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?) les rapports entre les hommes et avec les dieux.

Cela fait penser à la structuration du mécanisme victimaire, posée par René Girard et dont Platon n’a pas su dépasser l’emprise en rejetant les poètes hors de la Cité car rappelant le trouble jeté par une imitation trop proche et alors rivalitaire comme l’interprète René Girard par ex. dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (doit-on aussi rappelé la rivalité avec les sophistes qui n’est pas sans lien avec les poètes dans la culture grecque justement ?). Socrate fut la victime de ce système qu’il accepte aussi (est-ce Socrate ou Platon qui parle dans le Phédon en acceptant de boire la cigüe ?) dont il voit l’injustice et ironise d’ailleurs quand on lui demande quel devrait être son châtiment, provocant par là ses juges. D’une certaine façon Aristote ne répéta pas le geste.

Ce détour plus anthropologique que philosophique permet de revenir à la problématique de que vous soulevez : le refus par l’activité rationnelle assimilée à une activité divine donc sacrée de la contingence et de sa maîtrise. De la condamnation classique de l’illusion du monde sensible, changeant et instable passe-t-on à une illusion de maîtrise rationnelle ? Descartes d’une certaine manière s’annonce et se pose en vérité la question de fond par où Kant entend résumer tout questionnement philosophique : qu’est-ce que l’homme ?

michel terestchenko a dit…

Jean-François Mattéi vient de publier un ouvrage sur la démesure que vous trouverez aisément et qui vous intéresserait, je crois.
Cependant l'angoise (tragique) de la contingence est différente de la dénonciation de la démesure, sous ses diverses formes, même s'il y a un terme commun (la mesure comme contrôle et maîtrise).
La contingence est plus "ontologique" si je puis dire...

Manuel SANCHEZ a dit…

Je comprends que vous parliez de "l'angoisse tragique" et "de contingence plus ontologique".
Ce que je disais de la démesure en l'occurrence ici celles des hommes, c'est en tant que répétition de celle du monde, de ce retour du chaos dont la violence est destructrice.

C'est en cela que l'âme rationnelle est assimilée à une partie divine car les dieux sont les modèles de la maîtrise du chaos comme le révèle leur mythologie.

Que Platon ait pensé de manière parallèle une âme tripartite, une Cité tripartite n'est pas anodin, une éducation individuelle passant par l'éducation politique (au sens grec) et inversement.

Je suis d’accord avec vous pour dire que la dénonciation de la démesure est autre chose que l’angoisse tragique mais selon moi, elle y est liée (un peu à la manière où le gaulois Astérix avait peur que le Ciel lui tombe sur la tête !), l’une est pensée sur le modèle de l’autre, si nous entendons toujours que cette angoisse vise l’indétermination et la contingence de la vie, dont la réponse éthique tente d’y répondre. Cette indétermination de la vie, sa contingence, d’une chose qui peut survenir ou pas, de ce tragique de l’existence humaine, nous ne pouvons y remédier qu’en se maîtrisant soi-même, en se pensant, en se connaissant (Fronton delphique : Connais toi-même et tu connaîtras les dieux) et dont l’outil (l’organon) est cette partie rationnelle de l’âme car le désir humain ou le cœur humain (épithumia, thumos) sont ce qui nous attire vers le chaos du sensible et de la vie. Quelque part, Nietzsche ne fera qu’inverser cette dévaluation du sensible (qui n’est pas tant dévalué pour elle-même qu’elle doit être soumise à la raison, au principe directeur) pour mieux montrer cette lutte des pulsions (des facteurs extra-moraux qui déterminent en souterrain le domaine moral entendu ici en un sens large) qui génère selon lui, une maladie de la vie.

Cependant et je reviens à mon précédent message, cette angoisse face au tragique, à la vie contingente, naît et s’exprime dans un cadre religieux et politique précis. D’un côté le sacré est une manière quasi mécanique (car ritualisée) d’évacuer le mal (dont le signe en est le désordre) et le divin y est lié et de l’autre l’exercice de l’Agora détermine une nouvelle façon de vivre-ensemble par le biais de l’exercice de la liberté et de la parole (logos). Ainsi la dénonciation de la démesure n’est pas seulement l’objet d’une dénonciation religieuse ou politique comme on dirait aujourd’hui « une atteinte à l’ordre publique » mais d’une angoisse plus profonde, plus existentielle et pragmatique à la fois (elle traduit à l’échelle individuelle, cette peur du changement « naturel ») car elle touche chacun individuellement et qu’illustre selon moi le traumatisme du Procès de Socrate pour Platon. Bref la question lancinante est : comment est-ce possible ? Comment est-ce arrivé ?

En fait je ne sépare pas les deux sinon nous risquons de retomber dans l’illusion rationnalisante d’une séparation du sensible et de l’intelligible et d’une primauté de celle-ci sur celle-là.

michel terestchenko a dit…

Vous avez sans doute raison, mais la question demeure quelle part nous laissons à la contingence dans la réflexion sur la bonne vie. Aristote, pas plus que les tragiques, ne l'évacue, Platon et les stoïciens, si (Kant aussi). C'est cela que je voulais souligner. Et dans le domaine politique, chez Machiavel par exemple, elle tient une place centrale, sous la figure de la Fortune, cette divinité sadique et capricieuse, avec laquelle, plus que quiconque le prince est exposé.