On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 25 décembre 2010

Ludmila Oulitskaia

Les écrivains, certains d'entre eux du moins, deviennent avec le temps les compagnons fidèles de nos vies. A les lire une sympathie délicate se noue qui nous lie à eux comme avec des amis proches et bien que nous ne les connaissions pas personnellement, nous partageons l'univers dans lequel se meuvent leurs personnages, la tonalité affective et sensible qui traverse leur monde et qui est d'abord une affaire de style. Ainsi en fut-il pour moi de Ludmila Oulitskaia que j'ai découverte par hasard, je ne sais plus trop comment l'année dernière. Ce fut d'abord le charme inoubliable de Mensonges de femmes1. Six récits, qui ne sont ni des nouvelles – Oulitskaia est cependant une nouvelliste de grand talent – ni un roman, mais des histoires de petits mensonges inutiles, pathétiques ou gracieux – en cela différent du caractère stratégique ou pratique du mensonge masculin – proférés par divers personnages qui toutes gravitent autour de Génia, aux âges divers de son existence.
« Mon Dieu, comme elles peuvent mentir ! Bien entendu, nous parlons uniquement de celles qui, contrairement à Pénélope, sont douées pour cela... En passant, par mégarde, pour rien, avec ferveur, à l'improviste, en douce, à bâtons rompus, désespérement, sans la moindre raison... Celles qui possèdent ce don mentent depuis leurs premières paroles jusqu'à leur dernier mot. Que de charme, que de talent, que de candeur et d'insolence, que d'inspiration créatrice et de panache ! Il n'y a là ni calcul, ni espoir de profit, ni machinations... C'est juste une chanson, un conte, une devinette. Mais une devinette sans réponse. Chez les femmes, le mensonge est un phénomène de la nature, comme les bouleaux, le lait ou les frelons. »
Dans la première histoire, « Diana », Génia s'installe avec son fils dans une maison de campagne et, plusieurs soirées durant, écoute, tout en vidant des bouteilles de vin, le récit de sa voisine, Irène, une rousse flamboyante au destin malheureux. Fille de parents aux origines on ne peut plus rocambolesque et mariée une première fois à un alcoolique invétéré, elle perd à l'accouchement un garçon, puis donne naissance l'année suivante à une petite fille, prénommée Diana, qu'elle va bientôt idolatrer, tant elle est douce, adorable et intelligente. Mais à l'âge d'un an, celle-ci attrape la grippe et meurt soudainement, laissant sa mère dans un profond désespoir. Génia ne peut retenir ses larmes en apprenant tant de douleur injuste : voici à vingt ans une jeune femme, déjà mère de deux enfants morts. Après une longue période de dépression, Irène rencontre l'homme de sa vie, un musicien aristocrate, dont elle s'éprend follement et qui lui donnera bientôt des jumeaux. Mais poursuivie par le malheur, elle perdra son mari et ses deux garçons quelques années plus tard dans un accident de voiture dont elle sera la seule à sortir vivante, désormais insensible à toute souffrance.
« Lorsque l'histoire fut terminée, le soleil s'était complètement levé.
« - Si on faisait du café , proposa Irène.
Non, merci. Je vais aller dormir un peu.
Génia se retira dans sa petite chambre et s'allongea le visage sur l'oreiller. Avant de s'endormir, elle eut le temps de penser : « Comme ma vie est stupide ! On peut même dire que ce n'est pas une vie du tout … J'ai cessé d'en aimer un, je suis tombée amoureuse d'un autre... Vous parlez d'un drame ! Pauvre Irène... Perdre quatre enfants... » Elle éprouvait un chagrin particulièrement déchirant pour Diana, la petite Diana aux yeux bleus et aux longues jambes qui aurait quinze ans aujourd'hui. »
Quelques jours plus tard, Génia rencontre Véra, une amie d'Irène, et lui repète, encore pleine de compassion, la triste histoire qu'elle vient d'entendre. Génia découvre alors que tout a été inventé et n'est que le fruit d'une imagination particulièrement féconde. Blessée, honteuse, emplie du sentiment amer d'avoir été prise pour une gourde, elle quitte aussitôt le village pour une destination où personne ne viendra assassiner en imagination des enfants et un mari qui ne furent jamais.
Dans le second récit, intitulé « Le grand frère », nous retrouvons Génia de nouveau à la campagne en été avec quatre enfants, ses deux fils et deux autres garçons, de huit à douze ans. Ceux-ci passent leurs journées avec Nadia, une fillette enjouée de dix ans, à la fois exaspérante et charmante, qui s'avère être une parfaite mythomane. Mais de tous les mensonges qu'elle invente, le plus pathétique est celui où elle prête à son grand frère Iouri l'origine des jeux auxquels elle s'adonne avec ses compagnons. Car ce grand frère ... n'a jamais existé !
Dans le troisième, « Fin de l'histoire », Génia a trente-cinq ans. Elle devient la confidente de sa nièce, Lialia, une adolescente de treize ans qui lui raconte les amours clandestins qu'elle entretient avec un homme marié plus âgé qu'elle (le cousin germain de Génia, un illustrateur de renom). Une confession dont elle apprendra de la bouche même du prétendu coupable qu'elle est un pur fanstame de la jeune fille.
Le quatrième récit, « Un phénomène de la nature », raconte la délicieuse relation entre une jeune fille au physique ingrat, Macha, et une dame âgée, Anna Véniaminovna, ancien professeur de littérature, adulée de ses élèves, qui lui fait découvrir la passion de la poésie et lui récite les merveilleux vers qu'elle a composés sans jamais oser les publier. Au lendemain de l'enterrement de la vieille dame, tous se retrouvent dans son appartement et Macha, désireuse d'honorer sa mémoire, déclame à haute voix quelques-uns de ces poèmes que dans son admiration elle a appris par coeur. Cherchant à comprendre la gêne de son auditoire, elle apprendra de Génia que les auteurs de ces petits bijoux sont les plus éminents poètes de la littérature russe du Xxe siècle, Marina Tsvétaïeva et autres. « Génia se dirigeait vers le métro en traversant le parc où la pauvre petite victime avait un jour rencontré une dame brillante qui avait enseigné la poésie russe pendant cinquante ans, et elle essayait de comprendre pourquoi Anna Véniaminovna avait fait cela. Peut-être avait-elle eu envie de ressentir, une fois dans sa vie, ce qu'éprouve tant un grand poète qu'un insignifiant scribouillard quand il récite ses vers devant un public et sent les émotions qu'il inspire à des coeurs ingénus et sensibles. »
Dans le cinquième récit, « Une bonne occasion », Génia est engagée par un réalisateur connu afin de conduire des entretiens avec de jeunes prostituées russes à Zurich et d'écrire le scénario du film qu'il a l'intention de réaliser. Au fur et à mesure de sept rencontres qui se déroulent dans des bars de strip-tease, le fil d'une même trajectoire, d'une « méta-histoire » imaginaire, se déroule invariablement : le père capitaine, tôt décédé, le beau-père violeur, la fuite du domicile familial, la rencontre avec l'homme aimé qui à son tour meurt brutalement, la prostitution, puis les fiancailles avec un riche banquier suisse et le conte de fée qui s'annonce. La réalité, bien entendu, est tout autre, vile et sordide : « Une vie de chien. Des mensonges misérables. Et une vérité qui l'était plus encore. »
Le dernier récit, « L'art de vivre », le plus long de tous, met en scène Génia alors qu'elle s'apprête à partir à l'étranger pour son travail et court dans tous les sens pour achever les derniers préparatifs que réclament enfants, mari et une amie encombrante, Lilia, récemment convertie au judaïsme orthodoxe, partiellement handicapée et toujours désargentée. L'esprit libre, une fois installée dans le taxi qui la mène à l'aéroport, songeant aux jours qu'il l'attend, elle est victime d'un effroyable accident de voiture. Le reste de l'histoire est consacrée à la lente convalescence de Génia et son retour à une espèce de vie normale après une longue période pendant laquelle, le corps brisé, elle ne songe qu'au suicide. Ici le mensonge prend une forme différente que dans les récits précédents. Non pas l'imagination d'une réalité qui n'existe pas et qu'on s'invente, mais le refus de continuer de vivre et qui va à l'encontre de ce que Génia avait toujours transmis aux autres, à Lilia en particulier : l'énergie de vivre, coûte que coûte. Dans l'incapacité à la mettre soi-même en oeuvre, au moment où cela est le plus nécessaire, la leçon apparaît rétrospectivement comme un mensonge.
« Je ne sais pas, Lilia. Je ne sais plus rien maintenant. C'est comme si je n'existais pas. »
Génia sourit à l'écouteur, mais celui-ci ne pouvait pas transmettre ce sourire et, à l'autre bout du fil, Lilia poussa un gémissement et fondit en larmes.
« Si tu n'existes pas, cela veut dire que personne n'existe. Alors comme ça, tu m'as toujours menti ? Tu mentais quand tu me disais qu'il fallait que je me lève, que je fasse travailler mon bras, que je réapprenne tout ? C'étaient juste des paroles en l'air ? Dire que moi que je me donnais du mal, et peut-être uniquement pour que tu me félicites ! Tu existes ! Tu existes ! Si tu n'existes pas, alors tu es une menteuse et une lâcheuse ! Génia, dis moi quelque chose... »
Ces six récits se passent durant les années quatre-vingt, quatre-vingt dix, dans les années qui suivent l'effondrement du régime soviétique. Mais Oulitskaia ne peint ni ne critique un monde social qui n'est indiqué que par quelques traits très brefs et laconiques. Comme Tchékhov - un autre grand auteur de nouvelles - elle peint des individus vivants, de chair et d'os, généralement dans le cadre domestique d'un capharnaum bruyant - et dans quel autre monde sommes-nous davantage dévoilés, mis à nu sans ces fards protecteurs de la vie sociale et mondaine ? - avec une amitié, une compassion délicate, une sensibilité aimante, qui ne font l'objet d'aucun jugement moral. Et bien qu'il ne se passe pas grand chose dans ces récits (hormis le dernier), pas plus que dans son oeuvre en général - on fait les courses, on rapièce des chaussettes, on travaille, on repasse, on picole, plutôt beaucoup, on songe aux ardeurs physiques de l'amour et l'on s'y abandonne parfois, à tous les âges de la vie (comme dans les nouvelles "Goulia" ou "Une vie longue, longue"2) - l'on est comme envoûté par le charme discrètement ironique qui se dégage de son écriture et de son univers romanesque fantasque. Et le bonheur qu'on prend à suivre ses personnages, à la fois forts et fragiles, dont la vie est plutôt « bancale » - tel est le jugement que Génia porte sur sa propre existence -, et que la créativité du mensonge rend plus vivante et riche, est certainement l'indice que l'on a affaire à un écrivain de premier ordre.
Le mensonge chez ces mères et ces épouses ordinaires, prises dans le cours (souvent échevelé) de la vie quotidienne et pleines de talents enfouis ou développés, n'est pas le travestissement de la réalité à des fins utilitaires, égoïstes ou de profit, mais le moyen de la colorer, de lui donner une dimension gracieuse et gratuite de poésie ou de rêve, d'ouverture à l'ailleurs, au possible. Bien que les victimes de ces petites trahisons se sentent flouées et trompées, leur auteur échappe à la condamnation morale qui accompagne le fait de mentir. Parce qu'ici mentir, cela signifie vivre sur un autre plan.
Si Ludmila Oulitskaia est une moraliste - de fait, elle peint (mais jamais avec acrimonie ou cynisme) le coeur de l'être humain tel qu'il est, tour à tour, médiocre et talentueux, étriqué et inventif, grave et insouciant, égoïste et généreux - c'est qu'elle ne fait pas profession de morale. Mais quel grand écrivain l'a jamais fait, s'appellerait-il Dostoïevski, Bernanos ou Mauriac ? Ludmila Oultskaia est une romancière d'une infinie délicatesse, compassion et tendresse pour les êtres humains, et à chacun de ses livres, nous lui ouvrons la porte comme à une amie longtemps attendue.
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1. Trad. Sophie Benech, coll. Folio, Gallimard, 2007.
2. Publiées dans La maison de Lialia, trad. Bernard Kreise, coll. Folio, 1993.

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