On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 18 juillet 2011

Les émotions : néfastes ou utiles, par Louis Allix

Mon ami et collègue, Louis Allix, nous propose une réflexion fort éclairante sur les émotions : sont-elles inévitablement néfastes ou, également, parfois, rationnelles et utiles ?

1. A première vue, les émotions s’opposent à la raison et nous conduisent à la ruine

Nos émotions semblent aller contre notre intérêt. (a) Tout d’abord, parce qu’elles sont souvent incontrôlables : l’amour rend aveugle, la peur nous paralyse et la colère – cf. en latin : « ira furor brevis » – ressemble à de la folie. (b) Nos émotions semblent en outre impénétrables par la raison. Ainsi, j’ai peur des souris quoique je sache qu’elles sont parfaitement inoffensives. Tout se passe, alors, comme si mon corps me dirigeait contre mon jugement informé. Du reste, je ressens la force de l’affect physiquement : mon organisme frissonne de froid, ma gorge est sèche, etc. Ensuite, (c) l’émotion fait juger trop vite, rendant impossible la prise de décision rationnelle. Je me mets de la sorte en colère contre mon voisin parce qu’il fait du bruit, sans attendre de savoir si oui ou non ce vacarme est justifié (ce qui peut être le cas, par exemple, si son enfant vient de se blesser gravement). Enfin, (d) l’émotion semble, souvent, n’être basée sur rien. Ainsi par exemple, la personne dont je suis amoureux semble pouvoir être n’importe qui. Ce ne sont pas ses qualités propres que j’aime mais elle, globalement, inexplicablement. La preuve en est que si l’élue de mon cœur disparaissait et était remplacée par son sosie, je n’aimerais pas cette deuxième personne, quoiqu’elle soit exactement ressemblante à la première et alors que ses qualités seraient précisément les mêmes que celles de la personne que j’aime.

Ce caractère irréfléchi et immaîtrisable de nos émotions nous rapproche des animaux. De même, comme les animaux, nous sommes souvent emportés par des passions collectives. La raison individuelle, alors, se tait, submergée par la mentalité du troupeau, l’esprit grégaire. Plus loin, l’histoire des hommes semble n’être que la procession sans fin de nos folies collectives, comme si nous étions des automates, programmés pour être conformistes et fascinés par le pouvoir de l’autorité ou pour suivre toujours, majoritairement, l’opinion la plus déraisonnable.

Certes, on rétorquera que nos colères, nos chagrins, nos peurs, etc., peuvent être raisonnés, lorsque nous découvrons que l’objet de ces émotions était illusoire. Une meilleure connaissance de la situation modifie alors notre émotion. Mais il est vrai, aussi, que dans ces cas-là, très souvent, au lieu d’être dégrisés nous partons à la recherche d’une émotion de remplacement, comme si nous cherchions à tout prix à légitimer l’état émotionnel qui nous a emportés. De la sorte, par une sorte de transmutation, une émotion injustifiée est remplacée par une autre, tout aussi injustifiée. Ainsi, j’ai eu peur parce que mon fils n’est rentré que très tard de l’école mais, lorsqu’il est arrivé et que j’ai été soulagé, je l’ai accueilli en le grondant : « où étais-tu, vilain garçon ? ». Ma peur est devenue colère, sans raison.

En outre, nos émotions sont souvent manipulées par notre inconscient. Ainsi, ce qui est connu de nous – ou nous a déjà été présenté de façon subliminale – produit en nous des émotions positives et, à rebours, ce qui est inconnu crée peur ou méfiance. Cette préférence pour le connu fait que nous nous laissons, par exemple, tromper par quelqu’un dont la tête nous est familière, que nous nous acharnons avec passion à défendre des traditions qui n’ont plus lieu d’être ou que nous développons racisme, xénophobie, ethnocentrisme ou bigoterie religieuse. Et le pire, c’est que pour justifier ces émotions bâties uniquement sur la familiarité, nous inventons des raisons imaginaires de croire à ces sottises. Alors que ce sont nos émotions qui ont informées nos décisions, nous croyons encore que la raison a, seule, agi !

Nos émotions semblent donc être à la fois irréductiblement subjectives, opposées à la raison et de pures illusions à bannir parce qu’elles ne nous apprennent rien sur le monde. Au mieux, ce ne sont que des distractions par rapport aux affaires sérieuses de l’existence et sont, donc, sans importance. Au pire, étant incontrôlables par la raison, elles justifient tous les comportements même les plus odieux et, par conséquent, rendent impossible quelque débat sérieux à leur égard.

2. Les émotions peuvent être rationnelles et utiles

Nos émotions ne sont cependant pas toujours incontrôlables. La preuve en est que nous sommes souvent blâmés ou loués pour les émotions que nous avons : notre colère peut être condamnée ou être considérée comme étant juste ; une peur peut être raisonnable ou non ; une admiration peut être légitime ou indue, etc. En outre, le fait même de nous être rendus capables d’avoir une émotion peut fait l’objet d’une louange ou d’une condamnation. Nous sommes en effet tenus pour responsables de nos dispositions émotionnelles autant que de nos émotions, ce qui montre que nous ne croyons pas, au fond de nous-mêmes, que nos émotions contrôlent complètement nos vies.

En outre, les émotions sont utiles et même parfois vitales pour l’action intelligente. La peur permet de survivre parce qu’elle rend possible la fuite efficace ou parce qu’elle rend prudent (sur la route, par exemple). Elle fait aussi détecter les dangers plus vite et agir plus efficacement : c’est elle qui arrête le geste du chirurgien, du médecin urgentiste ou du démineur au bon moment. Quant à la colère, c’est elle qui permet le combat lorsqu’il est nécessaire, par exemple face à un agresseur violent qui terrorise tout un compartiment de métro. C’est elle aussi qui permet de conserver du cran et de la détermination lors des conflits qui durent longtemps. La joie, enfin, est un motivant important qui donne confiance en soi et produit, de ce fait, de la résolution et de l’allant. Elle nous fait donc tenter notre chance, ce qui peut entraîner des succès inespérés, en particulier dans les situations incertaines. Sans elle, nous agirions beaucoup moins souvent et beaucoup moins bien. En outre, même si elle nous amène à surestimer nos capacités, cette surestimation entraîne la confiance des autres et leur affection à notre égard.

De surcroît, les émotions rendent souvent nos actions plus opérantes parce qu’elles contribuent à concentrer notre attention sur ce qui est important. Si nous sommes détendus, notre attention se relâche, nos pensées s’éparpillent, les détails sans importance occupent notre esprit alors que, lorsque nous sommes anxieux ou en colère, nous nous concentrons sur un seul objet, écartant toutes nos autres pensées et tous les détails secondaires et pouvons alors agir plus efficacement.

Outre cela, les émotions nous apprennent beaucoup sur nous-mêmes. Nous découvrons par nos réactions émotionnelles ce qui est important pour nous. De la sorte, si j’éprouve de la peine à la réussite d’autrui, cela me permet de comprendre que je l’appréciais en fait moins que je ne le croyais. Et, si à rebours j’éprouve de la colère à entendre dire du mal de mon voisin (alors que moi-même je ne me prive pourtant pas de le faire), cela me permet de découvrir que j’ai de l’affection pour lui. Nous découvrons même jusqu’à nos traits de caractères par nos émotions. Ainsi, si j’apprécie que l’on m’admire, même lorsque cela est parfaitement immérité (par exemple, lorsque j’ai été heureux qu’on me prenne dans la rue pour un grand écrivain, parce que je ressemble à cette personne), cela me montre que je suis vaniteux.

De même, les émotions ont des avantages sur la raison pure en matière de vie sociale. Par exemple, le sentiment de culpabilité – qui est à première vue désavantageux pour la survie, puisqu’il empêche de tricher même lorsque cela ne peut pas être détecté – permet d’un autre côté d’obtenir la confiance des autres : grâce à lui, la coopération est rendue possible, parce que je sais par la marque de ce sentiment en autrui que ce dernier est capable de culpabilité et, donc, tiendra sa promesse. Et, je suis certain de cela parce que le signal qui m’informe de l’existence de ce sentiment est quasiment incontrôlable : le visage de la personne rougit. De même, l’émotion amoureuse me donne l’assurance que mon partenaire sexuel n’ira pas voir ailleurs volontiers. Et, là encore, le signe est inimitable. On ne peut pas plus adopter à volonté les marques immédiates de l’état amoureux (tachycardie, pupilles dilatées, etc.) que l’on ne peut intentionnellement tomber amoureux.

Plus loin, les sentiments moraux, comme la tendresse, l’estime, la compassion, sont indispensables pour agir moralement. Pour se décider à agir moralement, il ne suffit pas en effet de suivre des maximes formelles ou de consulter des règles générales et de les appliquer aux différents cas particuliers. Il faut de l’empathie, de la compassion, de la bienveillance, de la culpabilité, de la fierté et autres émotions qui, seules, peuvent nous décider à agir moralement.

Le cœur et la raison sont donc des alliés et non pas des ennemis implacables entre lesquels il faudrait choisir. Nos émotions peuvent certes nous induire en erreur mais elles sont aussi parfois comme une sorte de rationalité supérieure qui sauve la raison d’elle-même : (a) elles rendent possible la vie sociale ; (b) elles facilitent l’action humaine, en cassant les blocages de la raison pure ; (c) elles fournissent même nombre de nos croyances rationnelles et de nos désirs les plus légitimes.

Nous prenons, au vrai, deux sortes de décisions. Les unes, effectuées lentement et avec minutie, sont fondées sur le raisonnement logique et les autres, rapides et imprécises, sont issues de nos émotions. Il ne faut pas opposer ces deux processus qui sont en réalité complémentaires, selon le temps et l’information dont nous disposons pour agir. Lorsque le temps ou l’information manquent, il faut privilégier l’émotion par rapport à la raison, parce qu’elle permet de changer rapidement d’activité dans un environnement changeant.

Il faut cependant aussi que nos émotions soient appropriées. Nous devons donc apprendre à reconnaître les situations-types qui appellent une émotion particulière plutôt qu’une autre et, par exemple, saisir que devant telle sorte de danger, il faut avoir peur et non pas se mettre en colère ou éprouver de la fierté ; qu’il faut avoir de la compassion devant la douleur ou le malheur d’autrui plutôt que cette joie mauvaise que les Allemands appellent la Schadenfreude ; qu’il faut se mettre en colère devant certains actes ou comportements odieux, plutôt que de rester indifférents. Outre cela, il faut apprendre à lutter pour avoir la bonne émotion mais de façon proportionnée et non pas exagérée : il ne faut pas être paralysé de peur devant une souris ou une araignée, par exemple. Il faut par conséquent avoir des émotions mais pas trop. Il faut viser le juste milieu, comme le préconisait Aristote. C’est l’affaire de toute une vie. Mais, notre vie est aussi, toute entière, affaire d’émotions.

16 commentaires:

Laurence* a dit…

La psychologue Isabelle Filliozat a écrit deus ou trois ouvrages fort intéressants (et pratiques aussi) sur ce sujet : "Au coeur des émotions de l'enfant", "L'intelligence du coeur", "Que se passe-t-il en moi ?", etc.

dominique Hohler a dit…

Pardon de briser la tonalité optimiste de l'enchaînement des deux parties, mais je retiens de la réflexion de Louis Allix que la raison ne peut rien, que seules les émotions écrivent l'histoire: "l'histoire des hommes semble n'être que la procession sans fin de no folies collectives"…
… Que la raison ne peut rien et que cela vaut peut être mieux: "nos émotions…sont aussi parfois comme une sorte de rationalité supérieure qui sauve la raison d'elle-même".
Mais pourquoi n'avoir pas écrit "qui nous sauve de la raison"? Qu'à-t-elle donc de si précieux la raison, qu'il faille la sauver d'elle-même? Roc de papier au milieu de la houle des émotions, n'a-t-elle pas fait la preuve de ses défaillances avec les catastrophes du 20ème siècle?

Et cette "sorte de rationalité supérieure", quel est son statut ? La volonté schopenhauerienne? Le sens de l'Histoire? Le marché des économistes libéraux?
Ou Dieu?
La réponse, quelle qu'elle soit, présente ce trait: le centre décisionnel décidément ne se trouve pas au niveau de l'homme.

Amicalement
Dominique

L.Allix a dit…

Cher Dominique Hohler,

J'ai forcé le trait dans ma première partie de mon texte, un peu bêtement, pour créer un contraste. L'histoire n'est pas, bien sûr, qu'une suite de déchaînements de passions collectives. Elle n'est pas constituée que de bruit et de fureur, de guerre et de mouvements de foules aveugles, d'expressions brute du pouvoir ou d'idéologies idiotes et bavardes. L'histoire des sciences et des techniques, par exemple, ou l'histoire de l'art, l'histoire des mœurs, l'histoire diplomatique, etc., montrent a minima, ici ou là, des progrès réalisés, des orientations positives. "Ici ou là", je dis bien. Mais, c'est déjà cela.
Quant à la raison, il ne faut pas trop la charger. N’oubliez pas que même lorsque nous la dénonçons, nous lui rendons hommage puisque nous avançons alors des arguments contre elle, et qu’un argument ne peut être construit -- ou même compris -- qu’en faisant usage, précisément, de la raison !
Enfin, les grandes catastrophes du 20ème siècle me semblent plus dues à l’absence de raison (chez Hitler, Staline, etc., ou leurs disciples) qu’à la raison elle-même. L’émotion seule faisait agir les Nazis, par exemple, pas la raison.

L.Allix a dit…

Cher Dominique Hohler,

J'ai forcé le trait dans ma première partie de mon texte, un peu bêtement, pour créer un contraste. L'histoire n'est pas, bien sûr, qu'une suite de déchaînements de passions collectives. Elle n'est pas constituée que de bruit et de fureur, de guerre et de mouvements de foules aveugles, d'expressions brute du pouvoir ou d'idéologies idiotes et bavardes. L'histoire des sciences et des techniques, par exemple, ou l'histoire de l'art, l'histoire des mœurs, l'histoire diplomatique, etc., montrent a minima, ici ou là, des progrès réalisés, des orientations positives. "Ici ou là", je dis bien. Mais, c'est déjà cela.
Quant à la raison, il ne faut pas trop la charger. N’oubliez pas que même lorsque nous la dénonçons, nous lui rendons hommage puisque nous avançons alors des arguments contre elle, et qu’un argument ne peut être construit -- ou même compris -- qu’en faisant usage précisément de la raison !
Enfin, les grandes catastrophes du 20ème siècle me semblent plus dues à l’absence de raison (chez Hitler, Staline, etc., ou leurs disciples) qu’à la raison elle-même. L’émotion seule faisait agir les Nazis, par exemple, pas la raison.

Louis Allix

cecile odartchenko a dit…

l'émotion seule faisait agir les nazis?
laquelle?
Celle du sentiment de la fusion, quand tous le bras levé criant Heil Hitler, serrés les uns contre les autres sur la place, on croit qu'on ne fait plus qu'un seul corps...la grande bulle totale et totalitaire...et qu'ayant identifié l'ennemi de la bulle, lui ayant fait porter l'étoile jaune, on peut faire appel à la raison ( aux mathématiques) pour son élimination, de celui qui gêne la fusion?

Les fours peuvent se mettre en marche. Bon! ça c'est "bon" comme dirait l'autre!

Et puis il se trouve que dans cet endroit de l'enfer, il, (d'où sort-il celui qui est "il"?) mais il existe il va même s'en sortir et écrire un livre: "si c'est un homme" et donc il trouve un morceau de miroir cassé, il se regarde, et enfin, il se voit à nouveau et découvre qu'il a un visage, il a encore un visage! et puis derrière lui ce sont les autres, qui font la queue, avidement à la recherche de leurs visages dans ce petit morceau de miroir....

C'est que le visage "unique" toujours, il contredit la bulle, la tentation du tous pareils!

Est-ce que je fais de la philosophie, là)? Je me demande. Et vous, vous en faites?
Par où commencer, avec les émotions?
That is the question!

Il en parle bien Paul Audi dans son livre épatant "jubilations"!

dominique Hohler a dit…

Cher Louis Allix
Qu'entendons-nous exactement par "la raison" ?
S'agit-il de la raison instrumentale, celle qui permet de construire des ponts ou de mettre au point des processus thérapeutiques?
Ou s'agit-il de l'entreprise de modélisation du monde par l'être qui entend accéder à la maîtrise et à la possession de la nature?
La première raison est celle de l'ingénieur, la seconde est celle du philosophe et il me semble que c'est de celle-là que vous parlez.
La raison (le savoir-faire) de l'ingénieur élève des églises en s'assurant qu'elles ne s'écroulent pas en tant que bâtiments. La raison du philosophe sape les fondements des églises en tant qu'élans de médiation avec le profond mystère du monde.
La contamination de la métaphysique par la raison de l'ingénieur me semble contenir les germes des catastrophes du 20ème siècle que j'évoquais. Car la raison en métaphysique se comporte comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, elle disqualifie le sacré, elle rend suspectes les passions et les émotions. Elle invite à l'examen critique du ressenti, selon ses propres critères.
Cette contamination met à mal le sacré et contribue à lever les barrières qui arrêtent les nazis. Pour moi l'émotion aurait plutôt été de nature à stopper le geste desdits nazis.
Amicalement
Dominique

Michel Terestchenko a dit…

L'appel à l'émotion, chez les nazis, à l'irrationnel, c'est certain. Mais il faut aussi ajouter, je crois, la prétendue rationalité de l'idéologie qui joue un si grand rôle dans le système génocidaire, l'organisation industrielle de l'extérmination de masse (et qui, elle, relève de la rationalité instrumentale), et, puis, une éthique de la discipline militaire, fondée sur le courage viril, qui prescrit la négation de tout sentiment ou émotion (cf. le discours de Himmler aux officiers SS à Poznan en octobre 1943).
Plutôt que d'opposer émotion et raison, on pourrait parler, comme le fait, par exemple, Martha Nussbaum (dans Upheaval of Thoughts), d'une intelligence des émotions.

dominique Hohler a dit…

Je ne cherche pas à opposer émotion et raison, je propose de cantonner la raison dans le domaine où elle produit des effets vertueux, celui de l'instrument. La tentative d'appliquer la raison à l'éthique s'est avérée dangereuse. Alors pourquoi vouloir à tout prix sauver les lumières dont l'échec est patent?
Aucune école n'a fermé de prison, l'universalité des droits de l'homme –condition de leur validité- ne s'est pas imposée.
Sans connaître assez Martha Nussbaum (hormis ses merveilleux développements sur le Figaro de Mozart), l'oxymore "intelligence des émotions" me semble abonder dans mon sens, il suggère que l'intelligence peut habiter le champ rationnel autant que le champ émotionnel.
Et comment ne pas faire entrer dans ce débat la critique du monde de la technique par Heidegger? Ne s'agit-il pas avec cette critique de la confusion de l'ingénieur et du sage? Du moyen et de la fin?

L.Allix a dit…

J'ai une vision minimale de la raison : c'est avant tout la faculté de découvrir des vérités par la recherche de preuves, par la construction rigoureuse d'arguments, par l'étude minutieuse de la réalité dans tous ses détails. Nous faisons donc tous en permanence appel à la raison, y oompris lorsque nous croyons nous opposer à elle, parce qu'alors précisément nous argumentons, nous raisonnons, nous cherchons à démontrer quelque chose, nous essayons d'analyser la réalité lucidement.

En outre, parce que ce n'est qu'un outil mental au même titre que l'imagination ou la mémoire, je ne ne vois pas en quoi elle pourrait être responsable de quoi que ce soit. Ce n'est pas elle qui décide. Ce n'est pas un agent de l'histoire. Certes, il faut faire usage de la raison pour inventer des armes bactériologiques, mais ce n'est pas elle qui nous guide dans ce choix, mais bien plutôt des désirs nauséabonds, la volonté de puissance, la cupidité, etc., toutes choses bien pire qu'elle et qu'elle peut, de fait, contribuer à combattre.

Dominique Hohler a dit…

Si je suis là (sur ce blog) c'est pour (me) poser des questions non pour affirmer.
Bien sûr, nous ne sommes que raison, quand nous la combattons, c'est toujours en faisant usage de la raison. Elle est notre mode d'appréhension du monde. Quand nous nous exprimons sur ce blog nous respectons ses contraintes.
Et quelle serait l'alternative? L'émotion, l'instinct, la folie?
La raison n'est-elle pas une folie parmi d'autres?
Ce que je veux dire, c'est que la raison est plastique, l'humanisme était folie aux yeux des stoïciens, il est en train de devenir folie aux yeux des tenants de l'écologie profonde.
Il n'y a pas un absolu de la raison et si elle nous guide, c'est dans un contexte historique. La raison de Newton n'opère plus. Les lois de la physique quantique ne sont pas conformes à notre raison (comment un objet peut-il se trouver en même temps ici et là-bas?)

Et pourquoi l'usage des armes bactériologiques serait-il contraire à la raison? Si l'on adopte une conception malthusienne, il est bon qu'il y ait des guerres et des épidémies.

Dominique

Pascal a dit…

Je suis assez d'accord avec la vision minimale de la raison de M. Allix, à la manière de Rousseau pour qui elle n'a qu'une valeur instrumentale, l'émotion (ou plus précisément le sentiment interne) étant ce qui, comme tend à le confirmer la neurobiologie contemporaine, fait décision. La raison analyse, aide à une prise de décision mais n'est pas la décision même, ressort immanent d'une émotion qui est valorisation. Evidemment, on le sait, le sentiment interne est plus ou moins dénaturé chez l'être raisonnable, bien qu'elle soit en son fondement pure chez l'être structuré, d'où le rôle de l'éducation négative chère au genevois.

Didier a dit…

Interessant bien sur. J'avais commencé à écrire sur le sujet après l'histoire DSK où on demandait de ne pas réagir sous le coup des émotions alors qu'on nous montrait chaque jours des images extrêmement violentes...On entend partout maintenant qu'il ne faut jamais réagir émotionnellement...Pourtant en même temps un vieux monsieur nous parle de l'importance de pouvoir s'indigner. De quoi devons nous, pouvons nous nous indigner? Pouvons nous faire confiance à ce que l'on voit, à ce que l'on comprend d'un phénomène ou d'une actualité? C'est une vraie question.

ocean a dit…


je suis tellement en résonnance avec tout ce texte sur les émotions que je n'ai pas vraiment de commentaires à faire mais plutôt des précisions depuis mon point de vue que j'aimerais partager.

Pour ma part quand j'entends émotion, j'entends d'abord mouvement (motion)
S'agit-il alors de mouvement de la pensée? du corps? du coeur? de la conscience ?
s'agit-il de raison, de passion ou de mouvements d'énergie, de forces, de puissances? difficile
d'en discerner une origine propre ou absolue.

Au même titre que l'on pourrait dire que "çà pense" en nous ( le "Es denkt" de Nietsche) plutôt que "je pense" (le cogito cartésien) peut-être peut-on envisager de la même façon un "çà bouge"ou çà remue"...en nous, de l'ordre d'une volonté inconsciente ou d'un vouloir spontanée ou encore de l'ordre du processus de la volonté de puissance à l'oeuvre en permanence en nous et en dehors de nous, de l'ordre enfin de l'énergie, de forces, de puissances.

Pour pouvoir prendre corps, se mettre en forme (in-forma) se MATER-ialiser, ces mouvements ont besoin de complices tels que la raison, le mental,l'intellect, la mémoire, l'inconscient, les impressions, les jugements,les attaches, les croyances, les fixités, les fixations et bien sûr du corps comme "accroche" tangible,
bref un arsenal systémique porteur de notre vécu et donc coloré des interprétations subjectives de chacun de Nous c'est à dire du Moi individuel-collectif-social-culturel.

L'intelligence (quand elle est pure) est connaissance mais quand elle est influencée par les émotions çà devient simplement de la pensée quotidienne, un mélange qu'on peut appeler le mental émotif ou le senti-mental.
Bref le conflit entre la tête et le coeur ne résiste toujours pas à la récurrence vicieuse d'un combat fratricide.
Le jeu du "t'as tort donc j'ai raison" tantôt par l'un, tantôt par l'autre à nous faire douter et de l'un et de l'autre.
A quand le co-partenariat de la tête et du coeur? Quand la main droite mélange les ingrédients d'0un saladier tandis que la main gauche verse le sucre ne collaborent-elles pas pour faire un seul et même gâteau?
Une tête et un coeur simultanément indifférenciés et différenciés laissant les mouvements de l'Intelligence de Vie imprégner chaque chose de créations spontanées et inspirées, bercées de sensation et de perception libres de toutes projections.
"L'émotion délivrée" s'appelle Force de vie, Mouvement fondamental, Elan d'Amour, Pure essence...

La chorégraphe Martha Graham a écrit:
«Il y a une vitalité, une force de vie, une énergie qui est transmise à travers vous dans l'action, et parce qu'il n'y a qu'un seul vous à tout moment, cette expression est unique. Si vous la bloquez, elle n'existera jamais à travers aucun autre médium que vous et sera donc perdue. Le monde ne la connaîtra pas. Ce n'est pas à vous de déterminer sa qualité, ni de la comparer avec d'autres expressions. Votre travail est de garder le canal ouvert.»

Pour ce qui est des émotions négatives, nous nous éloignons totalement de la réalité lorsque nous croyons qu’il y a une raison légitime de souffrir.
Les émotions positives à ce moment là ne sont jamais très loin, prêtes à surgir quand vient leur tour et vice versa! (un jeu de Yo-Yo, de souffrance/plaisir en alternance, en permanence)

Enfin pour conclure je précise qu'il ne s'agit pas de refouler les émotions négatives qui sont déjà en nous, mais plutôt de résister à la tentation d’en cultiver de nouvelles.
Les émotions malheureuses qui sont déjà en nous ont besoin d’être pleinement vécues et évacuées. Et c'est en cela qu'elles sont utiles car elles s'offrent à nous pour être dissoutes ou transformées en conscience.
Idem pour les émotions positives car ces dernières ne sont que l'autre visage, l'autre aspect d'une même chose.

Virginie d'Autryve a dit…

(1ère partie) Cet article défend les émotions, généralement plus considérées par la philosophie traditionnelle comme des obstacles qui empêchent les humains d’atteindre la sagesse, que comme des informations utiles dont nous pouvons nous servir pour améliorer notre vie de tous les jours. L’auteur se demande donc dans cet article s’il est juste de toujours dévaloriser les émotions face à la raison et de les voir comme des ennemis qu’on doit garder à distance. L’opinion formulée dans cette phrase sous-entend que la raison est supérieure aux émotions. En effet, le sage n’est-il pas depuis Socrate celui qui méprise l’émotion puisqu’elle est considérée comme un trouble subi et généralement causée par une stimulation extérieure, au profit de la raison, seule capable de guider le philosophe vers la sagesse puisqu’elle désigne la faculté, le processus intérieur par lequel nous pouvons juger, connaître, et nous conduire selon des principes? N’est-il pas aussi celui qui utilise sa raison mieux que les autres personnes? Et inversement, l’homme qui se laisserait guider par ses émotions et non par sa raison, ne se retrouverait-il pas automatiquement dans des bagarres de rue, des situations d’adultère, des colères et caprices qui repousseraient tous ses amis, etc.? À partir de là, on peut se demander si l’émotion et la raison sont obligatoirement incompatibles, ou bien si au contraire, on devrait parler d’intelligence du sentiment, voire du caractère subi et passionnel dans la raison? 

“À première vue, les émotions s’opposent à la raison et nous conduisent à la ruine” puisque le sujet n’a aucun pouvoir sur ses émotions “incontrôlables”, qu’il les subit dans la passivité, c’est-à-dire si on revient à l’étymologie du mot passion, dans la souffrance. L’auteur rappelle que le sentiment d’amour peut faire penser à “la folie” autrement dit à une perte de la raison. Ne parlons-nous pas en effet d’amour fou ou d’aimer à perdre la raison? Quant à l’émotion qui serait “basée sur rien”, qui demeurerait sans motifs, s’imposerait à nous comme  absurde. Nous pourrions ainsi être amoureux de façon complètement irrationnelle d’une personne affublée de défauts détestables, et dépourvue des qualités que nous valorisons. Ce à quoi Pascal s'opposerait avec sa pensée 688 des éditions Lafuma : “On n’aime donc jamais personne mais seulement des qualités”. Lorsque l’auteur termine la première partie de son développement en écrivant que les émotions “n’apprennent rien sur le monde” puisqu’elles sont subjectives et donc viennent de nous, il rappelle la tendance à penser que seule la raison est source d’enseignement alors que (1) il n’y a pas de connaissance possible sans la sensibilité, et (2) que l’habituelle croyance en philosophie plaçant la vraie opposition entre la raison d’un côté et le sensible de l'autre, entre l’entendement et les désirs, aurait besoin d’être critiquée. 

Virginie d'Autryve a dit…

(2ème partie) Dans le chapitre central de la Critique de la raison pure intitulé “Dialectique transcendantale”, Kant affirme que la vraie opposition se situe ailleurs, non pas entre les émotions et la raison, mais dans la raison. Le champ de bataille se situe donc à l’intérieur même de la raison qu’il qualifie de dialectique justement parce qu’elle se contredit. En effet, il y a des jugements de la raison qui paraissent parfaitement logiques mais qui en réalité s’opposent les uns aux autres, ce qui explique qu’on se retrouve avec des philosophies en désaccord, par exemple entre Platon et Aristote ou entre Leibniz et Descartes. Les philosophes, et surtout les métaphysiciens, oublient que les compétences de la raison sont limitées au domaine du sensible et pensent qu’elle peut produire des connaissances métaphysiques, c’est-à-dire se situant au-delà du monde sensible, alors que c’est impossible puisque par définition on ne peut pas faire l’expérience sensible du suprasensible. Nous devons donc nous méfier de la raison qui, bien que limitée au domaine physique, ne peut s’empêcher de rechercher l’infini, c’est-à-dire de vouloir dépasser le fini en lui cherchant une cause qui le justifie, et de produire ainsi non des savoirs mais des apparences de savoir qui se contredisent. Il ne faut donc pas machinalement partir du principe que seules les émotions doivent être remises en cause sans que la raison fasse aussi l’objet d’une critique. 

“Les émotions peuvent être rationnelles et utiles” et si nous apprenons à bien les interpréter, elles peuvent nous aider dans de nombreuses situations. Émotions qui permettent “l’action intelligente” pourtant termes qui paraissent antithétiques parler d’intelligence et d’émotion pourtant intelligence dans l’émotion :  La femme battue par son mari ressentira une colère bien rationnelle et justifiée, “elle permet le combat nécessaire”, qui pourra lui donner le courage de s’enfuir et ainsi de sauver sa vie. L’amour d’un père le poussera à créer les meilleures conditions de vie possibles pour son enfant. La peur éprouvée par une jeune femme en voyant au loin dans la rue déserte s’approcher un groupe d’hommes bruyants et alcoolisés, n’est ni irrationnelle ni inutile puisqu’elle est causée par un danger légitime et qu’elle dirigera la jeune femme vers une autre rue aussi rapidement que possible. 

Virginie d'Autryve a dit…

(3ème partie) D’ailleurs, même des peurs qui ne font pas sens à première vue et qui semblent donc complètement irrationnelles, peuvent en fait être expliquées de façon parfaitement rationnelle et “nous apprennent beaucoup sur nous-mêmes”, elles permettent une introspection via ces émotions symptomatiques. C’est ce que Freud a montré dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle en remontant dans le passé de ses patients : chaque névrose, phobie, lapsus, acte manqué apparemment insensés peuvent être rationnellement expliqués par un élément déclencheur. On peut aller encore plus loin avec un autre ouvrage de Freud intitulé Introduction à la psychanalyse et rappeler que “le moi n’est pas maître dans sa propre maison” ce qui signifie que lorsque je crois prendre une décision consciemment et librement par le biais de ma raison, je suis en fait dirigé par mon inconscient, c’est-à-dire l’ensemble de mes représentations et de mes émotions refoulées qui vont tout faire pour devenir conscientes. Autrement dit, ma décision sera plus influencée par mes émotions que par ma raison.

Pourrions-nous envisager à partir de là une nouvelle perspective proposant que (1) nous sommes tous en réalité plus influencés par nos sentiments que par notre raison et que (2) une telle affirmation n’est pas forcément une nouvelle alarmante qui devrait nous faire peur, bien qu’elle offusque quelque peu notre image de soi toute rationnelle. Et en effet, pourquoi toujours s’inquiéter de l’influence des émotions sur la vie des humains lorsque Adam Smith montre dans sa Théorie des sentiments moraux qu’elles sont en fait à l'origine de la morale née de la sympathie que nous ressentons pour autrui? 

Pourrions-nous accepter les deux propositions ci-dessus et ainsi devenir plus calmes et peut-être plus heureux individuellement et collectivement? C’est justement ce que propose le philosophe des lumières écossaises, David Hume, dans son livre Traité de la nature humaine. Face à une tradition philosophique qui pose la raison comme supérieure et dominante face aux sentiments, Hume affirme exactement le contraire : non seulement nos émotions influencent toutes nos décisions, mais en plus, la raison serait l'esclave de la passion. Dans l’avant-dernier paragraphe de l’article, l’auteur décrit deux formes de décisions, les unes discursives prises “lentement et avec minutie”, et les autres intuitives puisque “rapides et imprécises”. Ces deux sortes de décisions semblent par conséquent venir de sources différentes alors que selon Hume, elles viennent en fait de la même source puisque toutes les décisions sont intuitives.

Nous pensons décider que telle personne est aimable, que telle carrière est enviable, que telle activité est enrichissante de façon rationnelle, alors que la raison entre en scène après coup, comme pour justifier la décision déjà prise par notre cœur. C’est pourquoi, si nous voulons changer l’opinion d’un ami, raisonner avec lui ne sera jamais la meilleure stratégie. Hume conseille au contraire de s’adresser à son cœur en lui parlant avec compassion pour qu’il se sente rassuré et encouragé. Prenons l’exemple du débat politique. Quel téléspectateur, journaliste, ou personnage politique appréhende sincèrement et rationnellement les arguments des intervenants? Ces débats télévisés qui sont censés nous aider à choisir ne servent pas à grand-chose car tout le monde a déjà décidé et d’ailleurs personne ne s’écoute. Ces soi-disant débats rationnels sont plus des sortes de mises en scène servant à renforcer les émotions que nous ressentons déjà. Hume propose donc que, pour mener une bonne vie, l’homme doit apprendre à se concentrer sur ses sentiments pour mieux les comprendre, au lieu de se focaliser sur des raisonnements logiques dépourvus de sentiments considérés comme obstacles à la connaissance. Selon Hume, les hommes qui apprendraient à être connectés à leurs émotions, bienveillants, plus patients, et plus confiants, contribueraient à améliorer notre vie en société.