La divulgation, en 2011, par le site en ligne Wikileaks, d'une masse énorme de documents tenus jusqu'à présent secrets par les Etats concernés a été l'occasion d'un débat intense sur les vertus ou au contraire les effets pervers du principe de transparence en démocratie. Doit-il ou non être encadré, limité ? Existe-t-il en matière d'affaires politiques certaines informations qui doivent échapper à la publicité et à l'exposition au grand jour au nom de l'intérêt supérieur de l'Etat ? Néanmoins, il est un domaine où une telle controverse ne saurait avoir la moindre raison d'être, c'est celui de la torture. Car, en cette affaire, il s'agit bel et bien, d'en savoir autant qu'on peut, puis de tout dire. Sur la base de ce principe inconditionnel de transparence, il est possible de concevoir une nouvelle typologie des régimes politiques.
La différence fondamentale, entend-on parfois, n'est pas entre les Etats qui ont recours de façon quasi institutionnelle à la torture et ceux qui l'interdisent sous toutes ses formes, puisque ces-derniers ne sont pas exempts de manquements graves aux normes et aux principes protecteurs des droits des individus et de la dignité humaine, consacrés par le droit humanitaire international. Cet argument est juste, à condition toutefois d'ajouter que cette différence compte, et qu'elle ne saurait être minimisée, pour au moins deux raisons principales.
Tout d'abord, parce que, malgré tout, le caractère généralisé, quasi institutionnel ou, au contraire, limité de la pratique de la torture et des traitements humiliants et dégradants établit une distinction essentielle entre les Etats et les sociétés. Il est vrai, il est incontestable que les sociétés démocratiques demeurent vulnérables à ces méthodes d'interrogatoire, en particulier dans certaines circonstances historiques spécifiques. Ainsi en était-il au lendemain du 11 septembre 2001 dans le cadre de la « guerre contre la terreur », avec toutes les dérives, en Afghanistan, en Irak, à Guantanamo, que l'on connait et qui sont aujourd'hui fort bien documentées. Mais, appliqué sans discrimination, tout se passe comme si le critère de la torture conduisait à une sorte d'effacement de la frontière entre les démocraties de type libéral et les régimes autoritaires ou dictatoriaux. Or cette conséquence doit être maniée avec grande précaution. On ne saurait renvoyer dos à dos les uns et les autres, la Syrie et le Royaume-Uni, pour prendre le cas de deux pays examinés dans le dernier rapport de l'ACAT, sinon à quoi bon les mouvements révolutionnaires de libération auxquels nous assistons dans plusieurs pays du monde arabe depuis le début de l'année ? Cette façon de mettre à égalité des régimes politiques radicalement opposés est, on le sait, un argument fréquemment employé par les adversaires de la démocratie et il leur sert de justification commode à la pratique de la torture. Pourquoi devrions-nous nous gêner puisqu'ils en font autant ? Oeil pour œil, dent pour dent. Et l'argument joue dans les deux sens. Tous peuvent en jouer avec une égale insouciance ! Il en résulte que les régimes fondés sur le respect des droits humains fondamentaux devraient être impeccables, et sans concession à l'endroit des tentations de les violer. Cela est vrai, et ce devrait être un principe de gouvernement inconditionnellement respecté. Tel n'est pas le cas. Il n'empêche ! N'en tirons pas de conclusions hâtives sur le mode du « Tous pourris » ou « Tout se vaut » !
La seconde raison qui interdit un tel effacement de la différence entre les régimes politiques est qu'en démocratie, les agents de l'État qui s'abandonnent à la pratique de la torture ou d'actes qui lui sont affiliés s'exposent à des incriminations pénales et à des condamnations judiciaires, même s'il importe de dénoncer les tentatives des responsables, parfois au plus niveau de l'État, pour contourner la loi ou la changer tout simplement, afin d'éviter ces conséquences au nom du secret défense, de la raison d'État et des nécessités liées à la « guerre contre le terrorisme ». Que ce soit aux Etats-Unis ou en Angleterre, les autorités se sont montrés réticentes à poursuivre les soldats accusés d'actes de torture, et lorsqu'ils l'ont fait, ce n'est jamais en remontant jusqu'au sommet de la chaîne de commandement. Néanmoins, il en va autrement sein des gouvernements qui accordent aux tortionnaires une véritable impunité et n'ont nul besoin d'avoir recours à des moyens juridiques aussi douteux et contestables.
Ce qui constitue le propre des régimes démocratiques, ce n'est pas seulement qu'ils reposent sur le principe de la protection des libertés civiques fondamentales, c'est aussi que les autorités doivent faire l'objet d'un contrôle permanent, que ce soit de la part d'institutions indépendantes de l'exécutif, telles que la justice ou le pouvoir législatif (par exemple par le biais de commissions d'enquête parlementaires), ou des citoyens eux-mêmes, des associations et des médias. La démocratie est le seul régime à reposer sur le principe de l'auto-critique, ou, comme le dit, le philosophe polonais, Leslek Kolakowski, du « self denial ». Dans aucun pays tyrannique, dictatorial ou autoritaire, un rapport, comme celui qu'on va lire, ne pourrait être publié et lu de tous les citoyens Bien que les démocraties libérales n'échappent nullement entièrement à la pratique de la torture ou d'actes humiliants et dégradants – et c'est odieux et c'est inacceptable ! -, reste la possibilité, qui est une liberté immense, de dénoncer ces actes, de les exposer au grand jour, d'exiger que les responsabilités soient publiquement établies et que s'ensuivent des condamnations à la mesure des crimes commis, même si, dans les faits, ces exigences ne seront pas entièrement satisfaisantes.
Le Rapport 2011 de l'ACAT-France sur la torture n'amène pas à mettre sur le même plan, dans une dangereuse équivalence, tous les régimes politiques quels qu'ils soient. Ce qu'il montre, en dernier ressort, c'est que, dans un cas, s'impose une nécessaire et constante vigilance, fondée sur l'accès à l'information, le refus du secret et le droit à la transparence, et, dans l'autre, la nécessité, tout simplement, de l'abolition du régime en place. La façon la plus efficace de supprimer la pratique atroce de la torture est, toujours et partout, de la dénoncer. D'où la valeur et l'utilité immenses d'un ouvrage comme celui-ci. Et ils sont l'indice que, malgré la fragilité morale de nos régimes politiques, nos sociétés sont travaillées par une puissante vitalité, visant à l'élaboration d'un monde meilleur, ici et ailleurs.
Le site de l'ACAT-France peut être visité à l'adresse suivante :
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