Penser est une activité de l'esprit comparable à l'art de la caresse. Les idées, si l'on veut qu'elles soient vivantes et pleines de sens, palpitant de l'intensité du monde, doivent être accueillies comme de belles inconnues, dont nous ne connaissons ni le pays ni la langue. Il faut ensuite les installer commodément, les regarder avec bienveillance, puis les effeuiller lentement, les dénuder avec toujours un geste précis, objectif, chirurgical, usant, autant que possible, des mots les mieux aiguisés. Après quoi commencent la grande danse, le bel affolement. On cherche leur point sensible, là où s'éveillent vibrations, chocs et convulsions : c'est leur chair à vif qui s'ébroue et ce ne sont plus des concepts, vides, froids et abstraits, mais l'ébranlement d'une vitalité nouvelle qui déjà vous emporte et qui changera, bouleversera peut-être, vos conceptions les mieux accoutumées. L'animal en peluche, qu'on tenait bien au chaud entre ses bras d'enfant, se fait animal sauvage, avec ses nerfs, ses spasmes, et son appétit vorace, qu'il faudra contrôler et pourtant satisfaire. Ainsi d'un corps qui a ses lois propres, différentes en chacun, et qu'il faut prendre le temps de découvrir, mais que seul l'amant ou l'amante connaîtra – pour les autres, c'est une apparence seulement, l'équivalent d'un préjugé – manier les idées, les analyser, les nommer, suivre sans crainte leur logique propre, répondre à leurs exigences jalouses, se lancer dans l'aventure qu'elles nous promettent, exige une compétence paradoxale : tout à la fois, la précision de l'entomologiste et l'attention érotique qu'on accorde à la peau, avec ses ramifications nerveuses qui plongent au loin, agitant de joie et de plaisir l'être tout entier. L'artiste, le sculpteur je crois bien, ne s'y prend pas autrement.
L'exercice de la pensée est l'inverse strictement de l'acquisition qu'on nomme - je déteste le mot et la chose - "culture générale", l'exact contraire d'un empilement d'informations, ce capital mort de la connaissance qui ne change rien en soi-même : c'est un acte d'amour, de courage aussi !
On l'aura compris, la froideur du clinicien se nourrit de passions contenues, mais comme il est faux d'opposer objectivité et subjectivité ! Il faut s'entendre sur les termes. La raison ne se réduit pas au raisonnement, à la discursivité : l'âme, ou l'esprit, à la recherche du vrai, a de ces palpitations semblables à l'émoi qu'on éprouve en montant l'escalier à la rencontre de l'être aimé.
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