On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 7 septembre 2011

La réforme manquée de la justice criminelle, par François Saint-Pierre

Mon ami, le grand avocat pénaliste, François Saint-Pierre*, a eu la gentillesse de m'envoyer son point de vue sur "La réforme manquée de la justice criminelle", publié dans le journal Le Monde, le 30 août. Qu'il en soit vivement remercié :

La loi du 10 août 2011 "sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale" entrera en vigueur au premier janvier prochain. Assurément, elle modifiera de manière substantielle notre justice criminelle. Mais contrairement à l'annonce qui en a été faite, le rôle des jurés ne sera pas accru. Bien au contraire, il sera plus résiduel qu'il ne l'a jamais été dans notre histoire.
Bref retour en arrière. Au printemps 2010, il fut question de supprimer purement et simplement le jury dans les procès de première instance ; ce n'est qu'en appel qu'il siégerait en cour d'assises. Dans le milieu judiciaire, ce fut le tollé : "comment, mais le jury, c'est la République !" Aussitôt, le gouvernement fit marche arrière, et à l'automne, c'est le président de la République lui-même qui l'annonça : non seulement les jurés seraient maintenus en cours d'assises, mais ils siégeraient de plus dans les tribunaux correctionnels. Nouveau tollé : "comment, mais la justice, c'est une affaire de professionnels..."
Il faut reconnaître au Garde des Sceaux un art consommé de la manoeuvre. Pour allier ces contraires, il est parvenu à faire voter une loi qui, sous l'apparence d'une participation plus active des citoyens à leur justice, va en réalité réduire leur rôle à celui de simples spectateurs du procès. Voici comment.
Oui, comme promis, les Français siégeront dans les tribunaux correctionnels. Puisqu'ils critiquaient le supposé laxisme des magistrats, ils pourront ainsi les surveiller de près. Mais prudence ! La loi a prévu une période expérimentale de deux ans, dans deux cours d'appel seulement. Un bilan sera dressé, et nous verrons alors. D'ici là, ces "citoyens-assesseurs" ne siègeront que dans les affaires simples. Pas dans les affaire complexes qu'ils auraient du mal à comprendre...
Il est permis de douter du succès futur de l'opération. D'abord parce que son organisation sera lourde et coûteuse – non seulement pour l'Etat mais aussi pour les entreprises dont les salariés seront ainsi mobilisés. Ensuite et peut-être surtout parce qu'il n'est pas sûr que les Français apprécient cet exercice : ils vont vite se rendre compte que juger, c'est un métier. Un métier qui nécessite des compétences, et qui pose aussi des problèmes de conscience. Il n'est pas donné à tout le monde d'être juge. C'est une responsabilité majeure.
Combien de jurés qui ont siégé en cours d'assises lors de procès terriblement douloureux n'en sont pas ressortis bouleversés ? La violence des crimes, la souffrance des victimes, comme le passé et la personnalité des accusés les ont marqués à jamais. Qu'ils aient vécu ces procès comme une expérience humaine somme toute enrichissante, ou au contraire harassante, tous ont éprouvé la difficulté de juger dans de telles circonstances : ne pas se laisser submerger par des sentiments contradictoires, s'efforcer de raisonner, peser le pour et le contre, douter avant de se prononcer.
Les magistrats professionnels qui siègent en cours d'assises se confient volontiers sur l'attitude de ces jurés au cours des délibérations. S'ils soulignent le bon sens de la plupart d'entre eux, ils ne cachent pas l'embarras de bien d'autres – certains copient sur leurs voisins pour remplir leur bulletin de vote, paraît-il ! De fait, les verdicts que rendent les cours d'assises sont erratiques. Quelques acquittements ont laissé songeur, et plusieurs condamnations prononcées sans preuves suffisantes ont crûment posé la question de la pertinence du jury criminel.
C'est à cette question cruciale en démocratie qu'a répondu la loi du 10 août. Car à partir du 1er janvier 2012, les cours d'assises seront tenues de motiver par écrit leurs jugements. Le président rédigera une "feuille de motivation", qui exposera les raisons pour lesquelles l'accusé aura été condamné ou acquitté, telles qu'elles auront été exprimées par les jurés et les magistrats professionnels au cours de la délibération. C'est une avancée majeure pour notre justice criminelle.
Rendez-vous compte que ces dernières années, plus de 50% des acquittements prononcés par des cours d'assises en première instance ont été convertis en condamnations en appel sans qu'aucune raison soit donnée qui justifie de pareils revirements. Quel effet de loterie désastreux ! Quel sentiment d'injustice révoltant ! La justice doit rendre compte de ses verdicts, qu'elle acquitte ou qu'elle condamne l'accusé, et notamment en cause d'appel lorsqu'elle décide le contraire.
Ne nous y trompons pas. C'est bien le président de la cour d'assises qui dirigera le procès, plus encore que par le passé. C'est lui qui résumera l'affaire à l'ouverture de l'audience, c'est lui qui mènera les débats, et c'est encore lui qui rédigera l'arrêt. Parallèlement, le nombre des jurés est réduit à six au lieu de neuf en première instance, et à neuf au lieu de douze en appel.

Le temps du jury criminel semble révolu. Souvenez-vous : avant-guerre, ils étaient douze à délibérer seuls, hors la présence des juges professionnels, et sans avoir à motiver leurs verdicts. On parlait à juste titre de "jury souverain". Désormais, ce n'est plus à eux de rendre la justice. Il sont invités à y participer, comme l'indique le titre de la loi, sans plus : la justice criminelle devient une affaire de professionnels. Vous pouvez le regretter. Mais la sûreté des personnes face à la justice y gagnera.

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* Dernier ouvrage paru, Guide de la défense pénale, Ed. Dalloz, 6ème édition 2011.

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  • 1 commentaire:

    Alexane B. a dit…

    La question de la place des jurys dans la justice illustre parfaitement la tension entre démocratie et professionnalisation en général. En effet, si la démocratie athénienne tirait au sort ses représentants, pour être certaine que personne n’accaparerait le pouvoir, aujourd’hui, il est de bon ton de compter les énarques dans le nouveau gouvernement. Les énarques représentent la technocratie, la formation d’une élite ayant pour finalité de gouverner... Cela peut sembler en contradiction avec le but – ou plutôt les modalités d’exercice de la démocratie – l’exercice du pouvoir par le peuple et pour le peuple ?

    Voilà que la complexité des affaires judiciaires amène une professionnalisation de celle-ci, et une mise en retrait des simples citoyens. Je rejoins tout à fait M. Saint-Pierre lorsqu’il dit « La sureté des personnes face à la justice y gagnera. » Justice et émotion ne font pas bon ménage.

    Pour avoir assisté à un procès d’assises lors d’un stage chez un avocat, je me souviens que j’aurais bien été incapable de décider – d’avoir un avis, tout simplement – sur la peine. Il était coupable, il l’admettait volontiers. Mais... combien d’années d’emprisonnement cela méritait-il ? Ayant comme seule référence des séries policières, je m’attendais à une dizaine d’années minimum. A ma grande surprise, la peine était seulement de six ans. Et tant mieux. Nous ne pouvons qu’imparfaitement imaginer ce que représente la prison, quelle peines peuvent être adéquates ou non. Heureusement qu’il y a des professionnels, qui connaissent leur affaire – bien sur, ils sont faillibles, ils sont humains. Mais l’expérience est bonne conseillère.

    Cette question devient plus complexe lorsqu’on l’étend à la démocratie en général. Je serais tentée de dire que, là encore, émotion et politique ne font pas bon ménage. Et que la crise ouvre la voie à toutes les démagogies, envers lesquelles nous devons redoubler de vigilance... Mais la crise n’est pas que économique, c’est aussi une crise de la représentation, les citoyens ne s’identifient plus, ne se reconnaissent pas dans leurs élus.... Mais cela est-ce vraiment une condition nécessaire ? De l’autre côté de l’Atlantique, les deux diplômés d’Harvard s’efforcent de cultiver leur « normalité », d’effacer toute trace de leur appartenance à l’élite, et ce cirque peut parfois sembler risible. En même temps, comment combler ce fossé ? Comment éviter la progression de l’abstention ou même les réactions du type « de toute façon, ils sont tous les mêmes » ?

    La professionnalisation, si elle apparaît, au vue de la technicité des dossiers, quasiment indispensable, pour autant soulève de nombreuses questions...