Je ne puis disposer de l'homme en ma personne. Telle est la formule la plus profonde – et elle est de Kant (Métaphysique des mœurs, IIe section) – qui exprime le principe de la dignité inaliénable de l'homme. Ce n'est pas le suicide seulement qui se trouve ainsi moralement interdit par Kant, dès lors que la vie, en effet, n'est pas en l'homme que je suis une propriété, un avoir, un bien disponible, mais ce que je dois sauvegarder et développer jusqu'à ses plus hautes possibilités - et elles sont tout autant morales que politiques, individuelles que collectives - et qui fait de la recherche du bonheur non pas un instinct mais un devoir. Sans doute puis-je physiquement mettre un terme à mon existence, mais on ne saurait traduire cette possibilité dans un devoir, et pas davantage dans un droit, un droit à la mort, assistée ou non. La raison n'est pas juridique, elle est proprement métajuridique, c'est-à-dire métaphysique, et, comme on le voit, elle a d'autres conséquences que l'interdiction, pour des raisons morales, du suicide.
C'est sous cet angle, en effet, qu'il faut envisager les lourds problèmes éthiques posés par la revendication, légitime certes et mille fois compréhensible, d'un droit à mourir dans la dignité, c'est-à-dire de la légalisation de l'euthanasie active ou encore, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, du suicide assisté dans certaines situations d'exception. Les problèmes posés par cette revendication sont si vastes qu'on ne saurait aller au-delà de la formulation de ce que vient immédiatement à l'esprit : la loi, qui devrait rester générale par principe, peut-elle traiter de cas particuliers ? Ou encore peut-on faire fi de la tendance propre aux situations d'exception de sortir de leur cadre originel et de se banaliser ? Plus fondamentalement, puis-je demander à une autre main de se substituer à la mienne dès lors qu'elle est impuissante à accomplir ce que je désire et de me donner la mort que je ne puis me donner à moi-même ? L'expression invite à la réflexion dès lors qu'elle relève de la terminologie du don. Nous y reviendrons bientôt. Il y a des principes généraux, mais il faut également tenir compte des principes secondaires. C'est le respect de la vie en tant que vie humaine (et pas simplement biologique, réduite au fonctionnement des organes vitaux) qui justifie le droit à mourir dans la dignité, de sorte que la dignité n'est pas remise en cause en l'occurrence par une manière de disposer de l'indisponible mais au contraire sauvegardée.
Ce qui fait que l'homme se distingue de tous les êtres vivants existants, c'est la moralité, la faculté proprement humaine d'obéir à la loi morale qu'il se donne et éprouve en lui-même, dont résulte l'obligation de traiter tout homme, moi y compris, comme une fin en soi, non un moyen, autrement dit de le (se) respecter. Le respect de l'humanité en moi et en autrui a pour conséquence que ni la vie ni le corps, et plus largement aucun être humain, ne sont à disposition et ne peuvent être mis à prix. A l'occasion des lois sur la bioéthique, le droit français a traduit cette conception métaphysique de la dignité humaine dans le principe de la non commercialité et de la non patrimonialité du corps humain, quoique ce soit avec une réserve essentielle portant sur ce qui relève du don. Le corps humain et aucun de ses éléments (organes, sang, cellules, etc.) ne peuvent faire l'objet d'un contrat marchand parce que ce n'est pas un patrimoine dont je puis librement disposer. Si le don échappe à cette règle, ce n'est pas seulement parce qu'il ignore la logique du marché qui instrumentalise toute chose et tout être, mais parce que le don introduit entre les hommes une circularité des échanges qui n'est pas de l'ordre de la propriété et de la marchandisation des rapports humains, mais de la gratuité. A juste titre trouverait-on absurde, et contraire à l'expérience commune, de dire : je puis bien donner mon sang ou mon rein puisqu'il m'appartient. S'il en est bien ainsi, c'est par une vision, correcte pour bien des raisons, mais non pas totalement indiscutable, que la GPA a été et reste exclue par le législateur français, mais non partout ailleurs, des pratiques autorisées. Que ce soit par précaution, on peut le comprendre, mais il n'est pas établi qu'elle ne puisse, par nature, s'inscrire dans une relation de don, un service rendu pour répondre généreusement à une situation de détresse. Si la GPA relevait de la gratuité (ce qui serait illégal, c'est toute forme de rémunération), pourquoi l'interdire, dès lors que le don d'organes ne l'est pas ? L'argument de la non commercialisation du corps ne peut ici servir de raison à une interdiction de principe. Ou alors, il faut en revenir au principe de l'indisponibilité du corps, mais ce sont alors toutes les pratiques du don qui tomberaient sous le coup d'une interdiction générale. A quoi il faut ajouter combien compte la signification des formules employées. On ne parle pas de la même chose selon que l'on appelle cette pratique gestation pour autrui ou, au contraire, location d'utérus. La première s'oriente vers une motivation originaire de nature désintéressée, là où la seconde souligne l'inadmissible réification de l'autre et la commercialisation de son corps, quoiqu'il en soit de son consentement. De sorte que c'est un nouveau problème qui se présente.
Kant admet lui-même qu'il y a des limites au principe de l'indisponibilité du corps, lorsqu'il est nécessaire, par exemple, d'amputer un membre pour sauver une vie. Et, comme on vient de le voir, le don introduit également une exception dès lors qu'il ne porte pas atteinte au respect de la dignité humaine. Mais il est une autre exception qu'il nous maintenant faut considérer, les relations entre adultes consentants. Le droit admet-il des limites au principe selon lequel doit être autorisée toute pratique humaine, sexuelle ou autre, dès lors qu'elle n'est pas illégale et qu'elle résulte du libre consentement entre personnes majeures et autonomes (ce qui exclut du champ du consentement les personnes particulièrement vulnérables et dépendantes, qu'elles soient âgées, gravement malades ou lourdement handicapées). Aurait-on le temps, il faudrait examiner de près deux décisions juridiques de première importance. Le célèbre arrêt du Conseil d'Etat, Commune de Morsang-sur-Orge (27 octobre 1995) et la décision de la Cour européenne des droits de l'homme, du 17 février 2005 (Affaire K.A et A. D. c/ Belgique). La première avait annulé une décision du tribunal administratif de Versailles laquelle avait, en première instance, annulé un arrêté municipal interdisant une attraction consistant dans un lancer de nain. Bien que le nain en question soit à l'origine du recours contre l'interdiction de pratiquer ce jeu qui était pour lui source de rémunération – le jeu consistant à être propulsé le plus loin possible par les participants d'une soirée en discothèque, le gagnant se voyant offrir un cadeau – la plus haute juridiction administrative a jugé qu'en l'occurrence, et malgré le consentement du nain, il y avait une atteinte au respect de la dignité de la personne humaine, en conséquence de quoi l'interdiction fut validée et les organisateurs de la soirée condamnés à verser des indemnités à la mairie. Bien moins tranchée est la décision de la CEDH qui eut à traiter de la condamnation par la cour d'appel d'Anvers en 1997 d'un magistrat et d'un médecin qui s'étaient livrés à des actes de sadomasochisme d'une violence extrême sur la femme de l'un d'entre eux. La Cour de Strasbourg a confirmé le jugement du tribunal belge mais au motif que lorsque les sévices sont devenus insupportables – ce que les vidéos saisies attestaient - leur partenaire les a suppliés d'arrêter et qu'ils ont malgré tout continué. Et bien que la femme en question n'ait nullement porté plainte, la Cour a estimé que si la loi n'a pas à se mêler des activités sexuelles, relevant de la sphère privée, ces pratiques exposaient les deux hommes à des poursuites pénales, en particulier du fait qu'ils avaient manifestement passé outre aux protestations de celle qui s'était volontairement livrée à eux. En insistant sur ce motif, la Cour glissait vers la pente savonneuse du consentement, sans insister sur l'atteinte à la dignité de la personne humaine sur laquelle, quoiqu'il en soit de la libre volonté des participants, s'était fondé le Conseil d'Etat et qui dans les attendus du jugement de la CEDH n'apparaît nulle part.
2 commentaires:
Partie 1
Cher professeur,
Votre commentaire sur la dignité de la personne humaine, issue en partie de la philosophie de Kant, est au fondement de notre droit, particulièrement lorsque celui-ci affirme l’indisponibilité du corps humain.
Vous vous interrogez ensuite dans cette perspective sur la fin de vie et l’euthanasie, dont j’aimerais partager avec vous quelques réflexions à ce propos.
J’ai eu l’occasion de travailler à plusieurs reprises auprès de personnes âgées (je suis médecin) dont certaines étaient grabataires et souffraient de troubles cognitifs majeurs. Aux stades avancés de la maladie (en ce qui concerne les démences), le patient ne reconnait plus ses proches, a oublié son histoire de vie, ne se mobilise plus seul (parfois il ne peut tout simplement plus marcher), est souvent incontinent, a besoin des autres pour s’alimenter et s’hydrater et n’a plus la capacité de faire usage de sa raison. Il est en somme dans un état de dépendance quasi-totale. Je dois avouer que dans ces moments-là, le fossé s’accroit entre les discours enjolivés sur la dignité humaine et la réalité de la maladie qui s’imposent au quotidien à ces patients.
Je n’ai jamais apprécié les raisonnements des penseurs (Nietzsche en tête) qui cherchent mécaniquement un sens caché à toute chose. Chez eux, une action charitable devient le moyen d’exercer subrepticement sa volonté de puissance, un propos visant à soutenir une personne n’est que le procédé déguisé pour augmenter son prestige social etc … Le gratuit devient suspect.
Mais quand même ! N’y a-t-il pas un peu de cela lorsqu’on se perd en discours mielleux, verbeux et redondant sur la dignité humaine lorsqu’on aborde la fin de vie ?
J’entends bien qu’il s’agit là de la dignité au sens kantien du terme, c’est-à-dire de la dignité qui est présent en chacun de nous du seul fait de notre existence humaine, sans considération de notre rang social, de notre appartenance ethnique, religieuse ou nationale et indépendamment de nos actions aussi néfastes parfois fussent-elles. Cette dignité est universelle et intemporelle. Elle est présente dès le début et nous accompagnera jusqu’à la fin, aussi difficile que soit cette fin. Je ne remets pas en cause cela. Je ne remets évidemment pas en cause non plus la nécessité vitale d’accompagner, de soigner, de prodiguer de soins et de tendresse ces patients jusqu’au bout. Là est l’honneur de la civilisation.
Ce que je remets en cause et interroge cependant, c’est ce « jusqu’au bout ».
Lorsqu’un patient est dans un stade avancé d’une maladie neuro dégénérative, il n’a plus aucune perspective de guérison. La dégradation progressive (parfois brutale en fonction de l’étiologie) de ses facultés cognitives, motrices et sensorielles est son seul horizon. Seule la mort mettra un terme à cette altération inexorable de son état. Pourquoi dans ce cas s’acharner à prolonger sa vie de manière indéfinie en demeurant impuissant sur sa qualité de vie ? Si ces situations ne correspondent pas aux principes d’acharnement thérapeutique tels que définis par la loi (l’acharnement thérapeutique pour faire simple concerne principalement le refus de la mise en place de traitements lourds comme des chimiothérapies dans le cadre de cancers avancés qui ne pourraient malgré tout être guéris), je pense que les situations des personnes âgées souffrant de démence dans les EHPAD relèvent également de l’acharnement thérapeutique, mais sous une forme différente.
Partie 2 :
La nature est ainsi faite qu’au moment où les facultés cognitives d’une personne s’affaissent de manière dramatique, son corps et ses fonctions biologiques (immunitaires notamment) subissent un déclin qui lui est globalement parallèle (même si évidemment, cela ne vaut pas pour tous). C’est entre autres pour cela qu’autrefois, si les maladies neurodégénératives étaient également déjà présentes chez les personnes âgées il y a un siècle, elles ne duraient pas longtemps car il s’ensuivait une mort qui était assez rapprochée. Aujourd’hui, avec le développement des sciences et techniques appliquées au champ médical, et notamment dans le domaine de la pharmacopée, on peut prolonger de plusieurs années, voire dizaine d’années, la durée de vie de patients en stade de maladie dégénératives avancées (sans évidemment de progrès pour l’endiguement des démences).
Durant plusieurs années, j’ai travaillé en EHPAD en tant qu’aide-soignant durant mes vacances d’été, et j’ai eu l’occasion de prendre en charge des patients totalement grabataires, qui ne parlaient plus, ne mangeaient plus seuls, ne marchaient plus, ne reconnaissaient plus leur entourage, et ne pouvaient plus raisonner.
Toutes avaient des traitements, préventifs notamment utilisés couramment : le kardegic (anti agrégant plaquettaire), les anti hypertenseurs, les antidiabétiques, les anticholestérol pour éviter des pathologies cardio-vasculaires comme les AVC ou les infarctus du myocarde qui auraient été susceptibles d’hâter la mort. La moindre infection était traitée. La plus petite carence (une carence en potassium par exemple, extrêmement fréquente dans ces situations là et susceptibles d’entrainer des troubles du rythme cardiaque et donc le décès) était détectée et corrigée. Les stimulateurs cardiaques veillaient à ce que le cœur ne défaillît point. C’est-à-dire que sans avoir recours à des traitements lourds mais à de simples traitements comme ceux évoqués précédemment, la durée de vie des personnes qui n’ont plus que la mort pour horizon et pour délivrance de leur état sans issue est sans cesse repoussée.
Il n’y a pas plus ironique que ces croyants qui, à propos des débats sur la fin de vie déclarent : « seul Dieu doit décider du moment de la mort ». Mais cela fait justement belle lurette que Dieu a rappelé à lui ces patients-là ! Si la plupart sont encore en vie (patients déments et grabataires) et tardent à mourir, c’est parce que la technique (au moyen de la pharmacopée principalement et de dispositifs médicaux tels les pacemakers ou les sondes naso gastrique) prolonge leur vie. Mais à quoi bon ? Quel est le but du maintien de ces traitements (qui ont certes souvent été mis en place avant la maladie neurodégénérative) et qui n'ont pour seule conséquence que la prolongation de l’agonie du patient ? Quel est le sens de vouloir perpétuer indéfiniment un déclin inexorable ? Pourquoi ne pas laisser la nature reprendre ses droits ? Pourquoi rester assujetti au nihilisme de la technique ?
On peut tout à fait s’opposer à l’euthanasie et refuser l’arraisonnement de la technique et la soumission à elle qui s’en suit.
Je suis fort heureux que la technique prolonge la vie de mon grand-oncle (par le biais de la pharmacopée préventive et d’un stimulateur cardiaque) qui a quatre-vingt-dix ans et coule des jours heureux en Corse au près des siens.
Je suis en revanche accablé que ce même stimulateur cardiaque éternise l’agonie de mon grand-père (qui l’aurait été tout autant), en EHPAD, frappé comme tant d’autres par la maladie d’Alzheimer, qui ne bouge plus, ne parle plus, ne mange quasiment plus et ne reconnait pas les siens.
La technique doit être au service de la personne humaine. Elle ne doit pas agir pour son propre compte et certainement pas contre l’homme.
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