On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 10 novembre 2021

Le monde enchanté d'Isabelle Sorente

Il est des romans qui ont l'allure de cérémonies : il faut un temps de préparation et apporter sur l'autel les éléments du rituel avant que l'esprit prenne son envol et entende la parole des dieux. Tel est le cas de la dernière œuvre d'Isabelle Sorente, La femme et l'oiseau, publié aux éditions Jean-Claude Lattès.
Chaque personnage entre en scène avec ses traits distinctifs, aussi reconnaissables que les ornements bigarrés des prêtres : Elisabeth – on l'imagine vétue d'un tailleur bleu nuit – directrice à quarante-quatre ans d'une société de production, archétype de la self-made woman parisienne à qui tout réussit, sauf peut-être l'éducation de sa fille de quatorze ans Vina, obtenue par gestation pour autrui d'une mère biologique indienne, enfant surdouée et tourmentée – par son corps, par ses origines - soudainement emportée par un acte de violence inexpliqué qui la fait exclure provisoirement de son lycée, et avec elle à n'en pas douter la couleur serait rouge sang. Si l'on ajoute que le mari et le père est mort, on a là tous les ingrédients de ce qui pourrait être un épisode de Thérapie. Sauf que ce n'est pas chez l'analyste que ces deux-là vont chercher guérison de leurs manques et de leurs traumatismes, mais chez un grand-oncle, âgée de 91 ans, Thomas, dont on apprendra qu'enrôlé de force par les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale, ce « Malgré-nous » a connu avec son frère, le père d'Elisabeth, les horreurs de la captivité par les Soviétiques dans le camp 188 de Tambov, situé à quelques centaines de kilomètres de Moscou. Entre le vieil homme solitaire et sa nièce, l'amour qui les liait autrefois s'est relâché avec le temps et la distance, et puis il y a cet enfant qu'il ne connaît pas. D'où vient alors qu'entre ces trois là, si mal préparés à se rencontrer, va s'accomplir une chimie des éléments cicatrisant leurs blessures et leurs angoisses?
Chez Isabelle Sorente, les névroses humaines ne se résolvent pas dans une connaissance de l'origine, la fracture inaugurale, dont il convient de faire le récit. Les êtres s'en sortent par le haut, et le haut, c'est le domaine du ciel et des oiseaux, tels ces faucons à qui Thomas apporte chaque matin dans la forêt des morceaux de viande fraîche, et avec lesquels il partage de s'envoler dans le vaste ciel « où l'on perçoit d'un côté le passé et de l'autre l'avenir ». À cette vision, Thomas a été initié dans le camp de Tambov aux pires heures de son existence, lorsque les morts qu'il fallait enterrer et brûler, ces centaines de corps empilés comme des faguots, ouvraient l'esprit à la prière – que pouvait-il donc faire d'autre, sinon prier pour chacun d'entre eux ? - et que l'esprit découvrait qu'il pouvait s'envoler « au-dessus des barbelés et des miradors ». Non pour fuir le carnage dans une sorte d'illusion mystique qui serait lâcheté mais pour, et c'est un courage extrême, relier en ce lieu infernal les vivants aux morts et l'amour à la vie. Cet envol de l'esprit qui conduit à la réconciliation au cœur de l'enfer, le vieil homme en fait le récit à Vina et ce récit est une thérapie et une initiation, une ouverture à la bienveillance, à la compréhension mutuelle et à l'amour, l'apprentissage du grand Oui qui se déploie dans les aspects les plus concrets de l'existence, Vina « qui n'aimait pas la vie », qui aussi loin qu'elle s'en souvienne se sentait exclue, en découvrira bientôt les merveilleuses possibilités : « Tout ce qu'elle commençait à percevoir, cette paix qu'elle commençait à peine à ressentir... » Car tels sont pour Isabelle Sorente les fruits de l'esprit lorsque nous faisons corps avec l'âme du monde. Coulent alors les mots pour décrire l'aiguisement de la conscience dans une magnifique langue poétique où les personnages – centré sur la trame principale du roman, nous sommes loin de les avoir tous introduits – se trouvent enfin eux-mêmes dans le rétablissement d'un lien - présence à soi, au monde et aux autres - qui est d'abord et avant tout spirituel. Qui ne voudrait partager avec elle cet acte de foi ?

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour Monsieur, je ne connaissais pas du tout cet ouvrage d’Isabelle Sorente, « La femme et l’oiseau ». J’ai lu attentivement votre article mais je ne comprenais pas la seconde partie de votre texte. En faisant quelques recherches, j’en ai déduit que Thomas était l’oncle d’Elisabeth. Grâce à ce cours extrait, j’ai appris qu’il y avait eu des « Malgré-nous » durant la guerre et je l’ignorais. J’ignorais aussi qu’un camp du nom de 188 de Tambov avait existé aussi.

Ce récit met en lumière des aspects historiques ainsi que trois protagonistes avec diverses souffrances, blessures et angoisses. Je n’ai pas encore lu le livre mais c’est étonnant de mélanger différentes générations, par exemple le grand oncle Thomas qui a 91 ans, la mère Elisabeth qui a 44 ans et sa fille Vina âgée de 14 ans. Chacun on leurs préoccupations selon leurs âges, pour le premier, la guerre l’a fortement marqué, la femme qui excelle dans son milieu professionnel mais pas dans sa vie familiale et enfin sa fille qui se déchire au moment de l’adolescence et qui est à la recherche de ses origines.

Pierre VANEL a dit…

Je dois avouer que je n'ai pas lu le livre - sincèrement, pas le temps - donc je ne peux que "commenter le commentaire", ce qui est évidemment un exercice périlleux ...

A vrai dire, ce qui a attiré mon attention, c'est la mention de "Tambov"- il est vrai que je suis, modestement, aussi bien historien amateur que philosophe amateur, et très curieux de l'histoire soviétique.
En effet, cela fait allusion à un épisode tragique des premières années du régime bolchevique, pendant lequel la jeune Armée rouge se voit chargée de réprimer divers soulèvements, dont celui de la région de Tambov. Les révoltés qui ne sont pas massacrés se retrouvent dans des camps, dont celui qui est évoqué dans le livre.
En fait, la question sous-jacente, c'est celle du totalitarisme naissant : Les révoltés ne veulent même pas renverser le nouveau régime, ils ne peuvent simplement plus supporter les réquisitions incessantes qui acculent le monde rural à une quasi famine. Comme ce sera le cas pendant toute l'époque stalinienne, la réponse est répressive, et les personnes internées le sont de manière arbitraire.
Quelle est la leçon des évènements de Tambov ? D'une part, une grande partie du pays, et la majorité du monde rural, restera hostile au régime ; et d'autre part, la seule façon dans l'esprit des dirigeants pour se maintenir au pouvoir, est la répression à grande échelle. Comment ce régime parviendra-t-il à se maintenir, mutatis mutandis, jusqu'en 1991 ? On peut penser que le système répressif se maintiendra jusqu'au bout, et que son relâchement même favorisera la chute du régime.