Lorsque Lucrèce Luciani, écrivaine et psychanalyste, s’empare d’une histoire, on n’a pas affaire à des hauts faits avec leur cortège de brûlures et de passions, mais à des métamorphoses. La séquence qu’elle nous invite à suivre n’est jamais temporelle, elle se déploie en ryzomes infinis, et il faut que son intelligence soit d’une étrange sorte pour avoir perçu ces réseaux qui l’ont choisie, plutôt qu’elle ne les a inventés. Mais où puise-t-elle donc son inspiration ? Les sujets eux-mêmes laissent perplexes.
Qui aurait songé à s’intéresser à Wiborade, la sainte et patronne des bibliothèques, surtout lorsque la religion, chrétienne de plus, n’est pas exactement votre tasse de thé et que vous ne manquez pas une occasion de lui régler ses comptes ? Ou encore au destin d’un tout jeune résistant corse, pendu à la branche d’un arbre une lointaine année d’un siècle qui compte assez peu pour que l’autrice le transfigure en forêt, avec ses canopées hautes dans le ciel et ses ramifications souterraines ? Une photo placée à son chevet d’une petite fille vue de dos, revêtue de feuilles mortes, et c’est une emprise de vingt années qui donne un livre-poème à nul autre pareil. Aucun de ces sujets n’a laissé beaucoup de traces. On n’inventera pas ce qui manque pour combler les trous et construire un récit qui tienne la route. On ne rêvera pas non plus, emporté par les charmes de la recluse qui coud des livres dans sa cellule ou par le sang qui coule entre les mains de Marcu lorsqu’il affronte les soldats de la jeune République au lendemain de la révolution. Je ne crois pas que Lucrèze Luciani rêve. Elle est prise et nous prend à un tout autre jeu, bien plus sérieux. Lorsque le « je » intervient en première personne, c’est pas le moi qui parle, avec ses secrets et ses fantasmes enfin dévoilés, mais le grand livre du monde où « Il n’y a pas la Nature d’un côté, Poésis de l’autre. »
Sous la plume de Lucrèce Luciani les mots ne jouent jamais un jeu gratuit : ils vibrent d’une intensité qui ne vient pas de l’inconscient, mais de la secrète alliance que les hommes et les femmes entretiennent depuis l’enfance, avec les arbres, le ciel, le fond du noir et les livres aussi. « Je suis avec les mots, rien que les mots. Heureuse enfance que celle-ci où je ne cherche aucun miroir mais sans cesse le miroitement des choses. » Telle est la clé de son œuvre magnifique, qui entraîne et enchante, jusqu’à l’ivresse. Lisez-la. Et peut-être comme moi vous arrêterez-vous parfois au milieu d’une phrase, le souffle coupé.
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Une œuvre déjà importante, qui compte pas moins de treize publications, parmi lesquelles :
La ballade du pendu du Niolu, éditions azoé, 2025.
La Femme changée en Bibliothèque ou Histoire vraie de sainte Wiborade, Jérôme Millon, 2025.
Braise noire, éditions azoé, 2024.
La petite-fille aux-feuilles-mortes, éditions azoé, 2024.
Et on est loin d’avoir tout vu...