Suite du billet précédent :
Pourquoi dès lors sommes-nous si mal ou si peu capables d'agir en accord avec ces puissants sentiments de sympathie et de compassion ? Car, le fait est qu'ils sont tout aussi naturels que tronqués ou inhibés et qu'ils entrent en conflit avec d'autres incitations plus immédiatement intéressées, étriquées ou égoïstes ? Il y a bien des réponses à cette question, en partie contenues dans sa formulation. Mais elles ne sont pas psychologiques seulement, les raisons sociales y sont pour beaucoup, comme le pensait Rousseau.
La compassion, la sympathie, aussi naturelle soit-elle dans son enracinement humain, il appartient qu'elle soit formée et développée. Il faut y être éduqué. A vouloir trop naturaliser le sentiment on oublie que la sensibilité, dans tous ses aspects, affectifs, intellectuels, esthétiques, moraux et spirituels, ça se forme. Et comment pourrait-elle être suffisamment développée dans une société qui a systématiquement atomisé les individus et les relations qu'ils entretiennent entre eux, qui a privilégié la concurrence et la compétition, les fins de la réussite personnelle, de l'efficacité rationnelle et du productivisme à outrance plutôt que la solidarité, la fête, le jeu et les rites, la conscience de l'appartenance à un monde commun, qui, en somme, est tout entière construite sur une conception extraordinairement restrictive et appauvrissante de l'être humain, qui est sans précédent dans l'histoire des sociétés ?
Il n'est nullement impossible de concevoir et d'imaginer ce que pourrait être une société où la compassion ordonnerait profondément les rapports humains, contribuerait à l'élaboration d'institutions qui ne seraient pas justes seulement, mais conviviales et bienveillantes et certainement bien plus attentives à la condition réelle et effective de chacun, celle des plus en difficulté, des plus vulnérables en particulier, que ne le sont les nôtres. Imaginez, par exemple, quelles profondes transformations la prison et l'univers carcéral connaîtraient s'ils devaient être envisagés comme une "institution bienveillante" (ce qui ne veut pas dire "laxiste"). Mais pour cela, il faudrait commencer, dès l'école, par un apprentissage, une éducation à la sympathie, à la compassion qui donne à cette capacité naturelle la possibilité de se déployer dans toutes ses dimensions personnelles, mais aussi sociales, politiques et institutionnelles. C'est à tort qu'on n'insiste pas suffisamment sur cette dimension pédagogique, qui conduirait, serait-elle mieux prise en compte, à réviser profondément nos formations, de quelque domaine de spécialité qu'il s'agisse, jusqu'à dans l'enseignement du droit et de l'économie par exemple, à laisser bien davantage place à l'imagination, telle que la littérature et l'art nous y invitent, et pas seulement à la rationalisation technicienne des savoirs qui, pour utile et nécessaire qu'elle soit, est loin de suffire à la formation de l'homme complet.
Tels pourraient être, formulés à gros traits, les principes de base d'un programme politique aux implications bien plus larges et transformatrices que ceux auxquels se restreignent ou se résignent, sous prétexte d'être crédibles, les partis d'alternance. A défaut d'avoir ce type de vision large, il n'est pas même possible d'en espérer la réalisation, petit à petit, et de façon pragmatique. Car ce n'est pas d'utopie dont il s'agit ici, ou alors d'une utopie concrète.
5 commentaires:
Des institutions conviviales et bienveillantes... Une lutte de tous les instants dans le monde des soins auquel j'appartiens.
J'avais eu la joie de commenter votre ouvrage Un si fragile vernis d'humanité sur un site d'expression médicale. Inscrite sur votre blog depuis quelque temps déjà j'étais, je l'avoue, un peu impressionnée par la qualité des échanges.
Mais comment ne pas réagir, en tant que médecin, à ce sujet fondement même du soin. La question de la compassion est depuis des années galvaudée chez les soignants au nom de la sacro sainte "distance thérapeutique". La formation médicale se veut "rationnelle et scientifique" et diabolise la compassion. Nous ne pourrions pas être efficaces si nous compatissons à la souffrance de nos patients.
Donc je suis cataloguée...d'utopiste!
Une étiquette bien commode pour ne rien remettre en cause
Je revendique, dans mon service, cette utopie d'une compassion active et parle d'utopie engagée.
Éduquer à la compassion sans émotionnel, sans affectif déplacé, un programme auquel j'adhère sans réserve.
Soize
Merci infiniment de votre témoignage qui me touche beaucoup, vous pouvez l'imaginez. J'ai eu l'occasion également d'intervenir auprès de personnels soignants et de développer ce rapport entre la compassion et la bonne distance. Une remarque au passage : les infirmières étaient bien plus présentes et je crois sensibles à cette question que les médecins, qui n'avaient pas l'air de se sentir trop concernés. Il y a, en effet, un immense travail à faire, dans tous les domaines, dans le monde hospitalier en particulier. Merci de votre fidélité !
La rationalisation technicienne seule, ne fait pas l'homme complet. Mais elle ne le ruine pas. Elle n'est qu'un instrument. Ce qui nous ruine c'est la transposition de la rationalisation comptable dans toutes les dimensions humaines.
S'il est vrai que dans un bilan comptable l'actif ne va pas sans le passif, il y a dans nos existences des enrichissements qui n'impliquent pas l'appauvrissement d'autrui.
Même si le système scolaire (à l'image de ceux auxquels il prépare) nous apprend qu'une bonne note ne vaut que par les notes mauvaises des autres, l'humain en nous ne peut déployer ses ailes que par un refus de la généralisation de la rationalisation comptable. Notons que cette dernière n'infeste pas que l'école; deux exemples: elle occupe et écrase la compétition sportive, elle déploie ses funestes effets dans la culture (chaque fois qu'on mesure des audiences ou qu'on attribue des prix).
Se dégager de la rationalisation comptable peut s'effectuer par la compassion mais il faudrait pour cela que la compassion devienne plus que le seul "souffrir avec".
Le mot compassion n'évoque trop souvent que le versant ombragé de ce qu'il recouvre; la pitié, l'appel à la charité, le malaise devant la souffrance d'autrui.
Proposons une compassion qui ne s'attache pas seulement à la souffrance mais aussi à la joie, au plaisir, à la passion.
Quoi de plus grand qu'un être humain habité par une passion ? Quand nous tombons sur de tels joyaux entrons dans leurs passions ! Rions, ressentons, admirons avec eux ce qu'ils sont su découvrir dans le monde comme potentialités d'enthousiasme. Cette compassion-là est davantage admiration que pitié, elle irradie autrui de sa positivité en le considérant comme un facteur de succès et non comme un concurrent à notre épanouissement.
Ainsi une émission sportive ne montrerait-elle plus les meilleurs d'une compétition mais ceux qui ont construit autour de leur passion un exploit personnel. Ainsi le système scolaire nous apprendrait-il à honorer comme réussites les aides prodiguées à autrui ou la capacité à transmettre des passions, en allumant des feux et des lueurs dans les yeux des camarades de classe.
Cette compassion élargie sera apte à faire face aux périls qui nous menacent, bien davantage que ne le sont l'exercice de l'autorité, la discipline et le jeu de la complétion visant à l'accès des "meilleurs" au pouvoir.
Amicalement
Dominique Hohler
Cher Dominique, je suis entièrement d'accord avec vous. La sympathie, chez Smith par exemple, est aussi une participation à la joie des autres. Nulle raison donc de la limiter à ce qui est souffrance. Voua avez raison, absolument, de plaider pour une compassion élargie.
Mais n’est-ce pas déjà ce que fait l’éducation actuelle, que d’enseigner à faire attention aux autres – le maître mot qui a accompagné toutes mes études, qu’il s’agisse d’éducation civique ou de discussions de la cour de récréation était le « respect ». Ce respect qui s’est même transformé en revendication, tellement on nous a inculqué que l’on devait respecter les autres et que l’on avait droit, en tant qu’être humains, à ce respect. C’est en ce sens que je ne vois pas de déficit éducatif, mais plutôt un trait irrévocable de la liberté humaine.
Nous connaissons les principes, nous savons qu’il faut se lever pour laisser notre place à la dame âgée dans le bus, mais notre choix de rester assis ou non, in fine, relève de notre liberté. Insister sur le rôle de l’éducation (donc de ce qu’on nous inculque), c’est peut être négliger l’importance de la responsabilité personnelle. Et encore déplacer le problème, en partant du postulat que c’est parce que nous ne sommes pas éduqués à cela, que notre société est ainsi – alors que les cours de morale à l’école ont bercé des générations... Et si le problème se situait ailleurs, dans la complexité de l’homme, qui malgré une bonne éducation, peut être enclin (parfois, du moins) à ne pas choisir la sympathie ?
De la liberté de pouvoir ne pas choisir la compassion, découle la beauté du geste. La beauté de choisir de faire attention à notre entourage, à aider quelqu’un à descendre sa valise, ou mille autres gestes du quotidien qui font d’autant plus plaisir, qu'ils sont contingents.
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