On aura longtemps fait de notre corps la cause de passions mauvaises et de funestes égarements, l'adversaire qu'il faut tenir en bride et réduire au minimum requis par les besoins de la vie.
Une longue tradition enseigne - belle constance ! - que le corps à son pire, la chair, entraîne aux instincts de la bête, nous détournant de notre patrie, qui est du ciel. Avec cette réalité, il faut bien s'accommoder, mais ce sera en lui imposant les règles les plus strictes d'une discipline de fer. Le dualisme, certes, n'était pas toujours aussi tranché : les anges aussi, prétendait-on, ont un corps. Oui ! mais immatériel. Tel sera le nôtre au jour de la grande recréation. Et Dieu lui-même n'avait pas dédaigné, au scandale des Grecs, de prendre forme humaine. Il n'empêche ! Les termes du réquisitoire variaient peu.
Aujourd'hui, nous avons appris que, sans le corps, la vie ne saurait s'éprouver, et que cette expérience originaire, joie et souffrance, est bien plus qu'une affaire d'organes, de nerfs et de muscles. La conscience d'exister, qui est parfois pur bonheur, que serait-elle sans la joie que procure l'effort ou la marche ou le chant ? La santé est un état où le corps se fait oublier. Sans doute ! Mais cela ne fait pas de celui-ci un vêtement, qui devrait être aussi misérable et loqueteux que possible. Il est, pourtant, une autre dérive, strictement inverse, qui nous égare également.
S'il faut le célébrer, que ce ne soit pas, pourtant, dans le vain espoir que le corps paraisse toujours jeune, cette nouvelle expression d'un lointain mépris. Mieux vaudrait retenir la leçon de cet acteur célèbre qui refusait d'être maquillé lors de ses passages à la télévision : respectez mes cernes et mes rides, ils ont mis longtemps à paraître ! Inutile donc de vouloir lutter contre les effets de l'âge, la mort est inéluctable.
Le corps n'est pas un ennemi à combattre, puisque nous sommes cela aussi : un être de chair et de sang, et la chair, la vie en nous qui jouit d'elle-même.
3 commentaires:
J'abonde dans votre sens, le corps n'est pas un vêtement ou une étoffe contrairement à ce que nous laisse penser notre société. Que dire de toutes ces publicités avec ces corps "inhabités"mis au service de produits commerciaux (cosmétiques, vêtements, voyages...) ?
Fallait-il uniformiser et donc déshumaniser à ce point le corps pour le faire entrer dans le moule du marketing ?
"Le corps est le tombeau de l'âme" affirmait Platon dans le Cratyle, mais est-ce encore le cas ? Quelle âme habite ces nouveaux corps représentés ?
Il est difficile de ne pas rester de marbre face à une si édifiante critique – et au demeurant objective – de la place, du rôle du corps et de son image dans notre société actuelle. Expression directe de la personnalité de chacun, et même de son histoire, par les stigmates généalogiques qu’il porte, on oublie souvent, dans le mirage de notre société d’hyperconsommation, qu’il n’est pas uniquement qu’un vêtement, bien choisi, bien porté, et qu’il exprime, par-delà l’image qu’il renvoie, une intime profondeur de l’être qu’il habite. Il n’est pas que la dépouille vivante d’animaux-machines, humains trop humains, qui ne sont réduits qu’aux poids de leurs apparences et à une satisfaction quasi bestiale de besoins vitaux. En lui, préexiste par-delà « l’instinct de la bête », que vous relatez si bien, l’expression d’une conscience psychologique cartésienne, et même augustinienne, par lequel l’acte de vivre ne se réduit pas uniquement à garantir la survie darwiniste de l’espèce, mais révèle également la profondeur de l’ego, qui non seulement, pense, et existe à la manière de Descartes, mais souhaite du même coup combler un vide et s’appartenir dans le cheminement entier de l’existence. S’il est bien plus qu’un amas d’organes, de chair, bien plus que la manifestation suggérée d’un supplice de Tantale au sein d’un jeu de séduction, il se confronte essentiellement, par-delà son ambition de survie, à l’intuition d’une absurde fuite en avant, du temps qui passe, qui l’abîme et le détruit à petit feu. Il subit les foudres de son essence première, qui, dans le fracas du silence de sa solitude métaphysique, le place face à un inaltérable destin mortel. Il témoigne de sa formation biologique, à sa naissance, et jusqu’à sa mort physique, d’une incommensurable énergie inexpliquée de vie et d’autodestruction, antithétique mais nécessaire, d’un inévitable retour de la chair dans le néant, qui éternellement la fait renaitre. Son enveloppe matérielle se fait donc le reflet du quotient émotionnel de l’âme et de sa profondeur. Moteur des actions des hommes, et matrice de la psyché individuelle de chacun, le corps, tant qu’il est en vie, n’est donc jamais entièrement amorphe. En lui, s’éveille l’espérance de ne pas se laisser enfermer dans sa chair, la paradoxale ambition de se singulariser de l’humanité, et comme vous aimez à la noter, la conscience d’exister. S’il se met en sommeil, en se faisant oublié dans l’absence de la souffrance physique, il n’en demeure pas moins le témoin d’un cri d’espoir et d’émancipation atomiste toujours en quête de l’adéquation de ses origines, d’une quête de symbiose narcissique avec son reflet, avec autrui ou avec Dieu. Dualité, corps, et également âme, il cherche de façon perpétuelle, ou delà de ses apparences ou de ses codes vestimentaires, à s’arracher à la dysmorphophobie, à la laideur de sa condition mortelle, pour espérer enfin l’ultime détachement rédempteur que lui offre son idéal métaphysique. Par n’importe quel moyen. Vu ainsi, il n’est plus à considérer dans l’unique regard de simples jugements superficiels. Il dénote un désir d’évasion, qui par-delà sa dimension charnelle, élève les sens au-delà d’eux-mêmes, présente une envie profonde d’envahissement de soi par soi dans lequel disparait tous ses manques d’amour divin, de voix et de vie spirituelle, dans le phantasme d’une espérance meilleure. Il commande un étrange élan de ne pas se laisser bercer par des névroses phobiques et la peur de lui-même, pour enfin s’arracher à ses limites factuelles. En toute liberté. Faut-il donc réellement le laisser sous silence ? La véritable santé se révèle t-t-elle dans l’instant où il se fait oublier ? Ne doit-on pas au contraire lui accorder, dans notre vie sensible, un crédit plus fort, pour qu’enfin il parvienne à se débarrasser de ce qui l’enclave, de la dette adamique dont il semble souffrir, pour qu’enfin il puisse réellement s’abandonner à lui-même sans tabou ?
Est-ce réellement une célébration du corps que le diktat du « jeunisme » ou encore celui de la minceur ? Ou est-ce au contraire la soumission du corps à des normes sociales, qui s’opposent au particularisme du corps pour le conformer à des exigences répandues... Puisque l’universel est l’apanage de la raison (le corps qui s’éprouve ou l’expérience est par définition particulière), serait-ce une nouvelle façon de « tenir en bride le corps » que d’exiger de celui-ci qu’il soit « mince, bronzé, redressé » ? On pourrait prendre l’exemple des régimes en tous genres qui fleurissent dès le printemps revenu... Contraindre son corps à se contenter de, au choix, trois feuilles de salades / un mélange hyperprotéiné / un grand verre d’eau agrémenté de citron, sonne plutôt comme un certain ascétisme, la preuve qu’on domine notre faim et qu’on exige du corps qu’il se plie à l’esprit. C’est en ce sens que je me méfie de l’idée d’une libération du corps... les exigences et les normes ont changé, et sont peut-être plus subtiles, puisque intériorisées par tous comme souhaitables.
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