Que la relation politique doive nécessairement être comprise sur le mode de la domination, c'est une thèse dont se démarquent aussi bien John Stuart Mill qu'Hannah Arendt. L'essentiel se trouve dans une conception délibérative du gouvernement représentatif et de la démocratie, une voie qui a été rouverte avec une grande fécondité par Habermas. Cette voie est importante dans la mesure où elle s'efforce de réhabiliter le sens même du politique et d'échapper à l'alternative contrat versus marché, harmonisation artificielle des intérêts versus harmonisation naturelle, du type de celle que prône le libéralisme économique depuis ses débuts jusqu'à donner lieu à sa formulation théorique la plus radicale dans l'oeuvre de Friedrich Hayek. L'idée est au fond que le recours à la raison ne conduit pas nécessairement à des légitimations de la contrainte qui, sur cette base, ouvrent la voie à des ordres potentiellement ou effectivement totalitaires. La raison ne saurait non plus se réduire à la seule rationalité instrumentale dans le cadre d'un monde désenchanté qui nous enfermerait dans le fossé infranchissable entre faits et valeurs. La raison délibérative entend déterminer les procédures de fondation des normes sur la base du consentement mutuel et de l'échange langagier qui, sur le fond de l'acceptation du vide ontologique, restaure les vertus politiques de la rhétorique. Sur ce point s'accordent assez fondamentalement des penseurs aussi différents par ailleurs que Hannah Arendt, Chaïm Pérelman ou Jurgen Habermas. La différence avec la manière dont John Rawls se rapporte à l'idée d'un « consensus par recoupement » (overlapping consensus) pour justifier les principes de base d'égalité et de liberté qui sont au coeur de sa théorie de la justice est assez significative pour être soulignée. Dans le fait, une conception qui serait uniquement procédurale des normes structurant la démocratie ne suffit pas à fonder celles-ci sur une base rationnelle protectrice. Et cela est d'autant plus vrai que le système de Rawls repose sur une anthropologie qui se rapporte au postulat de base de l'égoïsme psychologique, de sorte que certains critiques ont pu contester que sa conception expose une alternative crédible à l'utilitarisme, n'étant au fond qu'une sorte d'utilitarisme généralisé ou, plus précisément, non sacrificiel.
Dès lors, ce n'est pas sans raisons profondes que la réflexion en philosophie politique contemporaine s'est orientée en direction de la problématique de la fondation des normes, en particulier des normes juridiques, le droit se tenant à l'articulation du politique et de l'éthique.
Bien que le positivisme normatif ait été défendue de façon puissante par des auteurs aussi influents que Kelsen, les thèses qu'il défend, aussi bien du point des normes juridiques que des normes morales, sont apparues d'autant moins acceptables que, sur cette base, il était impossible d'apporter une réfutation théorique convaincante à l'ordre instauré par les systèmes totalitaires. De fait, on ne peut échapper aux conséquences nihilistes d'une conception purement formaliste, voire culturaliste, des normes à moins de doter la raison d'une authentique capacité d'institution, de légitimation ou de validation. Dans le même temps, aussi bien dans le champ de la réflexion éthique que de la pensée politique, l'immense majorité des penseurs se refusent à suivre le chemin d'une conception métaphysique du droit naturel, telle que Léo Strauss la défend. Ainsi les solutions les plus fécondes se trouvent-elles du côté d'une fondation délibérative des normes faisant confiance aux vertus de l'argumentation raisonnable, et cela d'autant plus qu'on y perçoit une manière de résoudre l'alternative entre un universalisme abstrait (qui ne serait rien de plus que l'expression de l'impérialisme culturel et politique de l'Occident) et le respect de la diversité des systèmes sociaux que réclame le principe de tolérance.
3 commentaires:
D'actualité ,cette problématique .
Bonjour et félicitations pour votre blog.
Si j'ai bien saisi, ce qui caractérise l'autorité politique est qu'elle peut faire l'objet d'une délibération.
Peut-être est-ce un des critères qui permet de distinguer cette autorité politique d'une autre forme d'autorité, qui est celle de l'employeur par rapport au salarié (la principale caractéristique d'un contrat de travail étant l'institution d'une relation de subordination du salarié vis-à-vis de l'employeur).
Mais si tel est le cas, l'ambition parfois évoquée de "démocratie sociale" a-t-elle vraiement un sens ? On peut souhaiter imposer une consultation des représentants des salariés sur un certain nombre de décisions importantes, mais il ne s'agit bien que de cela...
« Délibération vs. domination » – Cela semble évoquer les tensions entre démocratie directe ou participative et démocratie représentative. La démocratie participative est à la mode – les lois sur les grands projets vont en ce sens; il s’agit d’inclure un maximum les citoyens dans des processus de décision qui les concernent... mais ce ne sont là que des sas d’expression, un espace de débat indépendants de la prise de décision finale, qui a bien l’allure d’une domination, que les participants au débat ont eu l’impression de « ne pas être écoutés » (ils le sont, mais c’est là ou le bat blesse, ils ne sont « que » écoutés et ils n’ont pas de poids dans la décision finale). C’est un exercice à double tranchant, puisqu’il induit autant de frustration et d’illusions. Les travaux de Cécile Blatrix et Loic Blondiel sur ce sujet sont très intéressants.... Se pose d’autant plus la question de la possibilité de conciliation des deux modes de légitimation de la décision politique... Et de la forme de démocratie que nous shouhaitons.
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