Bien sûr, il est des actions de gentillesse, de générosité, de bonté qui appellent naturellement, spontanément, la reconnaissance parce qu'on perçoit qu'elles émanent d'une volonté réellement bonne et désintéressée de venir en aide et d'apporter le secours que l'on peut. Mais est-ce toujours le cas ? La reconnaissance est une obligation inconditionnelle ? Quiconque, dira-t-on, ayant reçu un don et bénéficié d'une largesse de « charité » doit toujours être reconnaissant, multiplier les preuves de remerciement – merci, merci ! - se confondre en gages qu'il est bien l'obligé, le débiteur, l'inférieur malgré tout, voilà bien la moindre des choses, n'est-ce pas ? Une affaire de politesse en somme sans quoi tout irait de travers. Franchement, imaginerait-on qu'on puisse faire l'apologie d'une attitude inverse ? Parce que la pureté du don exigerait qu'il soit non seulement sans récompense mais qu'il rencontre l'ingratitude du donataire, comme le demande Lévinas dans L'humanisme de l'autre homme ? Mais l'exigence est trop « logique » ou théorique pour être tout à fait recevable. Tout autre est la position d'Oscar Wilde qui soutient l'idée d'une sorte de droit moral des plus démunis au mécontentement, à ne pas être reconnaissants, à adopter envers leur bienfaiteur (envers l'Etat ?) une attitude résolument hostile, et cela parce que le geste secourable - on dirait aujourd'hui d'assistance - s'exprime sur le fond d'une injustice sociale que ne comble nullement la bienveillance (éventuelle) dont il émane. Cet extrait, tiré de L'âme de l'homme sous le socialisme (1891), quand on y songe, n'est peut-être pas aussi provocateur qu'il y paraît.
« On nous dit souvent que les pauvres sont reconnaissants envers la charité. Quelques-uns le sont, sans nul doute, mais les meilleurs d'entre les pauvres ne sont jamais reconnaissants. Ils sont ingrats, mécontents, désobéissants et rebelles. Et ils ont parfaitement raison de l'être. Ils ressentent la charité comme un mode ridiculement inadéquat de restitution partielle, ou une aumône sentimentale, s'accompagnant habituellement de quelque impertinente tentative de la part de l'individu sentimental pour exercer une tyrannie sur leurs vies privées. Pourquoi seraient-ils reconnaissants pour les miettes qui tombent de la table du riche ? Ils devraient être installés à cette table, et ils commencent à le savoir. Quant à être mécontents, un homme qui ne serait pas mécontent d'un environnement et d'un mode de vie tels que les leurs serait une parfaite brute. La désobéissance, pour quiconque a lu l'histoire, est la vertu originale de l'homme. C'est à travers la désobéissance que tout progrès s'est effectué, à travers la désobéissance et la rébellion (…) Non : un pauvre qui est ingrat, dépensier, mécontent et rebelle, a probablement une réelle personnalité ; et il y a de la ressource en lui. Il représente à tout le moins une saine protestation. »
L'idée me vient qu'il serait intéressant d'écrire aussi un petit essai corrosif qui aurait pour titre Eloge de l'ingratitude. Mais au fond est-ce bien la peine, nous ne croyons même plus aux valeurs de la philanthropie ! La charge d'Oscar Wilde avait un sens à la fin du dix neuvième siècle. Mais serait encore le cas aujourd'hui ?
11 commentaires:
"Qui se souvient de Fernand Iveton ?"
MICHEL TERESTCHENKO ! mercredi 28 janvier 2009 ! Mille merci, puisqu'il semblait que personne ou presque ne s'en souvenait ! Le 28 août j'avais cherché sur la toile mondiale et ainsi était arrivée chez vous et avais découvert votre article sur ce site où je mets un mot des maux.
Interrogation due à la lecture d'un article dans le mensuel papier Histoire n°356 qui dans un dossier des pages 8 à 16 le cite une fois ainsi que d'autres disparus. Dans le même dossier est aussi rapporté la prochaine parution en octobre 2010 d'un livre écrit à 4 mains, un historien B.S., un journaliste F.M., il est bon que les souvenirs des années 56-57 et de tant d'autres années noires plus anciennes et plus récentes en France ou ailleurs ne soient pas éteints à tout jamais.
Plus anciennement le 17 février 2005 le journal El Watan le citait Fernand Iveton exécuté car guillotiné le 11 février 1957 à la prison de Serkadji, un bel article mais j’ai vérifié et le lien n’est plus actif, j’avais gardé l’intégralité de cet article signé par M.C. et l’ai toujours. Bonne continuation dans vos travaux.
Je ne sais pas pourquoi mais je sens que celui de Baudelaire...
http://litteratura.com/le_spleen_de_paris.php?rub=oeuvre&srub=pop&id=187
par son "humour" reste très actuel.
Merci beaucoup pour vos réflexions.
Cher Michel,
Il semble qu'en ce qui concerne les situations sociales, le don soit problématique : il révêle l’injustice. Faire le bien, ce n’est pas donner, c’est ne pas prendre, si l’on prend en considération comme Rousseau contre Locke, le paramètre selon lequel les ressources naturelles sont finies, n’est ce pas ?
«(…) Et après ce partage inégal, le riche ingrat fier de quelques miserables dons ose encore impudemment exiger de la reconnoissance. »
« 3. Car vous m’avouerez que c’est une assés singuliére charité que celle de commencer par appauvrir les gens pour avoir le plaisir de leur faire l’aumône.
4 . l’humanité
… qu’il y a cent fois plus de mérite et de vertu à porter honnetement et patiemment la pauvreté qu’à répandre avec profusion ses bienfaits sur les pauvres.
5. Qu’il est louable de chercher à s’enrichir pour faire du bien à ceux qui en ont besoin ce qui signifie à peu près qu’il est bon de s’emparer du bien des autres pour avoir le plaisir de leur rendre en partie. »
Sur les Richesses, OC V p.479 et 480, 481.
Alors, une forme assez pure de don est rendue possible: celui fait au différent, au dépendant, parfois dans l’incapacité même de gratitude. Non tant le don matériel que le don d’un travail supplémentaire fait pour un autrui en lequel brûle encore un peu de liberté naturelle. Le droit à l’indifférence, en somme ?
Ne peut-on donner sans espoir mais surtout sans vouloir de retour; Donner n'est-il pas un plaisir égoïste ?
Cher Pascal,
Je vous remercie de vos références qui sont, en effet, tout à fait pertinentes.
Merci aussi de votre fidélité,
Michel T
Dans de nombreux papiers, cher Anonyme, j'ai expliqué que le don n'a pas besoin d'être sacrifiel pour être authentique. Il y a bien de la différence entre trouver du plaisir à donner et donner pour le plaisir qu'on y trouve (la fin en ce cas serait enfin plutôt "égoïste").
À ajouter au débat, dans une tonalité encore plus désespérée, cette citation de Confucius : "pourquoi m'en veux-tu tant alors que je ne t'ai rien donné ?".
Lara.
Chère Lara,
Je n'oublie pas ce mot de Confucius, si bien frappé. Mais connaissez-vous Le voyage de monsieur Perrichon d'Eugène Labiche ? Si ce n'est le cas, je vous suggère fortement de vous procurer cette pièce qui est une formidable variation sur ce thème.
Je vous suggère aussi le petit livre stimulant de Gabrielle Rubin, "Pourquoi on en veut aux gens qui nous font du bien" (Payot, 2005)
Donner n’est-ce pas ne rien attendre en retour ? Et dans ce cas le don anonyme est le plus adéquat. On n' attend pas de merci et le receveur ne sent pas l'obligation de politesse à vous dire merci Donner anonymement c’est aussi une façon de ne pas être jugé au regard d’autrui parce qu'on ne donne pas assez. Le donateur ne doit rien attendre en retour, il est content de donner parce qu’il est libre de donner et cette liberté donne une joie. Je ne pense pas qu’au don monétaire. Ainsi, l’exemple le plus gratuit que vous puissiez faire est l’expérience suivante : sourire aux gens inconnus dans la rue, dans les transports, non pas parce que vous êtes spécialement heureux d’un évènement mais sourire et voir comment votre sourire est accueilli. La plupart des gens restent de marbre certainement par méfiance, et seul quelques rares personnesrépondent à votre sourire. Pourquoi ? Cette expérience est très enrichissante quand on attend rien. Après je cherche à voir pourquoi le sourire est accepté car ce sont les cas les plus rares. Mais aujourd’hui, je me demande si je ne devrais pas être plus inquiète de cette majorité qui reste impassible, garde la distance parce qu’elles ressentent une gêne, un malaise devant un sourire qu’on n’attend pas. Et c’est en lisant en ce moment « un si fragile vernis » que je me pose la question sous cet angle.
Cathy D
Oui, chère Cathy. Donner sans attendre de retour, gratuitement, mais cela n'exclut qu'il puisse y avoir, par la suite, un retour. Et ce retour a un nom : la gratitude. Ily a quelques mots à ce sujet dans le "Vernis fragile..."
Bien amicalement,
Michel
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