La compassion, plutôt que la sympathie. Au sens propre, c’est la même chose - la même racine, latine dans un cas, grecque dans l'autre - mais le premier terme s’adresse plus directement, dans le langage courant, à la souffrance. Dans son beau français classique, Rousseau parlait de la « commisération » - et le mot s'étire dans une sorte de mélancolie magnifique : une manière « désintéressée » de souffrir avec l’autre, de partager sa détresse ou son malheur, malgré qu’en aient les théoriciens de tous bords qui voudraient qu’avec l’égoïsme on ait dit le dernier mot. Que nous cherchions notre intérêt toujours en toutes nos entreprises, quelle blague ! L’affirmation paraît sérieuse, mais il n'y a pas à dire, c’est une plaisanterie. Les hommes ne sont généralement pas faits de ce bois-là seulement.
On y verra un sentiment, tout d'abord, un affect originaire qui « précède la réflexion », dit encore Rousseau : une sorte d'instinct, d'ébranlement premier, de mise en question qui n'a rien d'intentionnel ni de volontaire, parce que la souffrance des autres, dès lors que nous en sommes spectateurs, nous touche et nous concerne, qu'on le veuille ou non. Et ce sera ensuite un transport de l'imagination qui nous met à leur place et nous fait nous représenter sensiblement, de façon vivante, ce qu'ils éprouvent quoique nous ne puissions jamais l'éprouver identiquement à eux et que ce soit toujours à partir de notre expérience personnelle que la compassion opère. Mais s'agira-t-il de rester passivement en position de spectateur, les bras ballants, à déplorer le malheur ?
Dès lors que l'affect est d'une intensité suffisante, ce sont toutes nos facultés sensibles, imaginatives, intellectuelles, d'action également, qui seront mobilisées, de sorte qu'il faudra bien agir en conséquence. Si la compassion s'enracine dans les déterminations originaires de la sensibilité, nul lieu cependant de l'opposer à la raison. Elle est une force, une puissante incitation à l'action qui, le moment venu, demandera que l'être tout entier s'engage, avec détermination, avec courage, avec intelligence.
Mais, qu'on ne se trompe, la compassion, si elle est éclairée comme il convient, n'a rien de « compassionnel » et, certainement, ce n'est pas une affaire de « sensiblerie ». Quant à la question de savoir si elle est morale ou non, qu'importe ! pourvu qu'on se donne la peine de prendre sa part à la peine de l'autre et à la diminuer, autant que possible. Et si on y trouve ensuite son « intérêt », une gratitude, une reconnaissance ou encore l'impression de se réaliser pleinement soi-même, qui est la définition même du bonheur, c'est pour le mieux ! Mais que la motivation ait, finalement, été secrètement, inconsciemment, égoïste, comme le prétendent les psychologues du soupçon (tels La Rochefoucauld ou Freud) ou les théoriciens aujourd'hui du choix rationnel, non, rien de tel ! puisque le bénéfice n'est venu que par surcroît, comme une grâce, et n'était pas la fin recherchée. Il y a bien de la différence entre trouver le bonheur dans la compassion et agir par compassion dans ce but ! Il est des états qu'on ne trouve qu'à condition de ne pas les rechercher, et le bonheur est de ceux-là. La compassion authentique ne relève jamais d'une stratégie égoïste, bien qu'elle soit le vrai chemin du bonheur. Nulle contradiction à dire cela !
4 commentaires:
La preuve d’un altruisme non sacrificiel n’est-il pas donné par l’éthologie, je pense à Frans de Waal qui relate de tels faits dans Le singe en nous? Je sais que te tels exemples ne sont pas très bien vus en philosophie mais…
Vous avez raison, cher Pascal. Les livres de Frans de Waal sont passionnants, sur la réconciliation chez les primates en particulier. Merci de votre fidélité.
Je songeais aux exemples de compassion dont font preuve les primates à l’égard d’autres espèces, comme cette femelle bonobo qui soigne un étourneau au zoo de Twycross, témoignant de facultés de représentation, mais cela est sans importance. Je me demande si les partisans du choix rationnel ne manquent pas de nuance dans leur conception de l’égoïsme, quand Rousseau distingue un bon égoïsme (l’amour de soi) d’un égoïsme discutable (l’amour-propre). L’altruisme n’est-il pas cette grâce qui opère à l’encontre de l’amour-propre sans forcément être un renoncement à l’amour de soi ?
Ah, mais bien sûr, cher Pascal ! Une grande partie de ce que j'ai essayé d'expliquer dans le Vernis fragile vise à dépasser l'opposition entre égoïsme et altruisme. C'est aussi à quoi travaille la Revue du Mauss, dans la lignée de l'Essai sur le don.
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