On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
mardi 8 mai 2012
Emission sur la torture
Dimanche 13 mai, à 12h30, sur Arte l'émission sur la torture que j'ai enregistrée à l'invitation de Raphaël Enthoven.
Je vous ai laissés au milieu du gué, mes ami(e)s, mais soyez patients. Le travail avance. Il n'est pas fini. J'espère que le résultat justifiera ce long silence.
pas mal du tout... et dites nous Michel de quoi avez vous ensuite discuté après le "mot de la fin" !! vous pouvez bien dire ça à vos fidèles ! amitiés Pierre T.
intéressant...en regardant cette émission, j'ai le souvenir d'un film de 1970, l'Aveu, de Costa-Gavras, où Yves Montand, incarnant un apparatchik d'un pays communiste européen, est amené sous la torture, à "avouer" des paroles et des agissements accomplis conformément à la "doctrine du parti" et qui étaient devenus déviants au gré des vicissitudes politiques...le film démontre bien le processus d'avilissement physique mais aussi social. Yves Montand doit avouer des fautes commises de bonne foi et, socialement déclassé, il doit se résoudre à quitter son pays tout en restant fidèle aux idéaux qui l'ont pourtant brisé...indépendamment du recueil de l'aveu qui précédait la fabrication de la preuve, le film de Costa-Gavras montre que la torture ne sert qu'à justifier une rééducation, un dressage ou un reconditionnement social d'une population à priori respectueuse de l'ordre social établi... Laurent D
Monsieur Terestchenko, j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt cette émission qui pose avec brio le problème d’une possible justification de la torture. Réduire cette possible justification à ce que vous nommez l’hypothèse de la bombe à retardement permet de se demander si ce scénario est vraisemblable. Selon vous, il ne l’est pas – sauf à employer la torture de masse, ce qui par définition pervertit l’acte du bourreau, qui se veut paradoxalement salvateur… Néanmoins, je reste dubitatif sur ce sujet. A la lecture de divers ouvrages, de divers articles et plusieurs débats sur « le bon usage de la torture », j’ai souvent constaté cette même réduction au scénario de la bombe à retardement. Cette réduction conduit en général à cliver le débat entre ceux qui affirment que la torture est efficace et ceux qui affirment qu’elle ne l’est pas. On peut ensuite nuancer : elle l’est parfois, mais il y a un risque de torturer des innocents, ce qui interdit de la pratiquer etc. On trouve également, au sein du discours légitimant la torture dans certains cas, la distinction entre ce que vous avez appelé justification utilitariste (ou pragmatique), et justification morale : le bourreau devenu bouc émissaire, acceptant ses mains sales pour sauver l’humanité… Il me semble d’ailleurs que la justification pratique – machiavélique : c’est-à-dire qui accepte de commettre un mal pour en tirer un plus grand bien – n’est souvent qu’une justification morale (Jack Bauer est un saint) qui n’ose pas s’affirmer. Mais en fin de compte, le simple examen de ce qui fonde ce clivage, à savoir la vraisemblance ou non du scénario, me semble insuffisant pour répondre à la question. La raison de mon doute est très simple : les multiples témoignages contradictoires lus ou entendus sur la torture, notamment d’anciens de la guerre d’Algérie, m’ont conduit à penser que le scénario de cette bombe à retardement s’était parfois concrétisé, dans un tout petit nombre de cas où la torture d’un seul homme avait effectivement évité la mort tragique d’innocents (l’excellent livre de Paul Bonnecarrère, La guerre cruelle, illustre effectivement un tel cas). Et c’est pourquoi je repose la question posée par Raphaël Enthoven : que se passe-t-il si le scénario de la bombe à retardement n’est effectivement pas qu’un cas d’école ? Si la torture pouvait dans ce cas – et dans ce cas seulement – être justifiée ? Il me semble à cet instant que l’on peut répondre de deux façons : d’une part en s’interrogeant sur la capacité à connaître a priori la vraisemblance de ce scénario. En effet, si ce scénario de la bombe à retardement s’avère effectivement être correct, ce n’est sans doute qu’après son dénouement que je puis l’identifier avec certitude. Comment donc prendre le risque de torturer sans savoir si cet acte est réellement justifiable ? (Mais cette question revient en fait à la vraisemblance du scénario de la bombe à retardement, mais en la posant dans un cadre temporel plus restrictif) D’autre part – et c’est la question qui me semble la plus importante – en s’interrogeant sur la légitimité de la torture au sein même de ce scénario. A mon sens, la non-justification de la torture peut reposer sur un principe fondamental – celui-là même que Machiavel renversa – à savoir qu’il n’est jamais permis de faire un mal objectif, même pour qu’il en résulte un bien. Dans ce cas, même le scénario de la bombe à retardement tombe. Subsistent alors deux questions : 1) Ce principe n’est-il pas l’expression d’un certain angélisme ? 2) Qu’entend-t-on par mal objectif ? Si tuer un être absolument innocent peut être facilement rangé dans cette catégorie, torturer un coupable l’est-il également ?
La fiction de la bombe à retardement vaut certainement comme hypothèse éthique, comme formalisation d'un dilemme moral : "Est-ce que je torturerais si je sais que je peux sauver des vies ? (sous-entendu, même si j'y répugne et que je considère cela comme un mal)". Mais la torture est, concrètement, une pratique politique. L'exemple de la guerre d'Algérie est éclairant dans ce sens là. La torture n'y a pas été le fait d'individus isolés devant faire un choix dans des situations d'urgence ou d'électrons libres suivant la maxime selon laquelle "la fin justifie les moyens". Ce fut une politique d'État choisie (par un régime démocratique), systématique, organisée, rationalisée. Dans l'histoire politique, les tortionnaires sont des spécialistes, des militaires, des policiers, des hommes dépositaire de l'autorité de l'État qui acceptent pleinement de se livrer à la torture (cela n'ôte pas la possibilité des tourments individuels de conscience, mais c'est une autre question). Un état qui instaure la pratique de la torture ne le fait jamais "pour une fois" par nécessité, c'est toujours systématisé : on le voit avec ce qui se passe à Guantanamo, une fois le principe accepté, la normalisation suit. D'ailleurs, les partisans états-uniens de la torture l'ont clairement admise comme moyen légitime de guerre. La torture mode d'exercice du pouvoir politique, une méthode de renseignement mais aussi une entreprise de terreur vis à vis de l'adversaire. La question qui se pose alors est celle du rapport entre politique (pouvoir) et morale : comment peut-il être envisager ?
P.-S. : Dans une série, produite entres autres, par un des producteurs de 24 H, The Event (une vague histoire d'extra-terrestres infiltrés),le recours à la torture est aussi automatique dés qu'il s'agit d'obtenir une information, sans qu'à aucun moment la moindre gêne morale ne semble se manifester chez le tortionnaire ou ceux qui l'accompagne. Ainsi, un gentil garçon massacre littéralement un individu attaché sans ciller et sans autre conséquence que le fait que ça marche : le type parle.
Effectivement la torture a sans doute été, de tous temps, un moyen de faire la guerre, dans un but de "terroriser" ou de brimer les populations mais également à servir d'exutoire pour les soldats...l'histoire militaire est émaillée d'exemples de rapines, de viols et autres tortures pratiquées systématiquement comme défouloir ou comme moyen de rétribution en nature...on cite des agissements de cette nature dans les armées napoléoniennes...celà s'est vu dans bon nombre d'armées belligérantes à travers le monde.
La torture, indépendamment des considérations morales, nous choque car nous nous sommes déshabitués à la guerre...heureusement!!Aujourd'hui les théâtres des conflits nous sont présentés, par médias interposés, sous une forme aseptisée ou scénarisée...combien de fois n'ai-je entendu "de frappes chirurgicales" à propos des bombardements alliés en Irak ou au Koweit...je me souviens de la première guerre d'Irak lorsque les télés du monde entier, nous diffusaient en boucle, les mêmes images de bombardement qui nous donnaient l'impression de regarder un jeu vidéo. Et chose providentielle, il n'y avait quasiment pas eu de morts du côté des alliés. On se serait presque laissé convaincre que la guerre moderne se faisait à distance grâce aux moyens technologiques. Désormais il n'y aurait plus de morts du côté des gentils..Par un effet d'accoutumance on avait occulté la dimension humaine d'un conflit armé. Par la sémantique et la rhétorique nous sommes presque parvenus à dédramatiser une guerre, devenue à présent une chose fréquentable et propre, voire à oublier ce qu'elle a de plus sordide (ex ; la torture)...pour justifier moralement une opération militaire, nous parlons à présent d'une opération humanitaire ou de maintien de la paix.
Je conclurai sur Guantanamo : c'est une base militaire américaine située à Cuba depuis longtemps...la torture qui a été systématiquement pratiquée dans ce camp, tentait de pallier aux failles et aux insuffisances des services de renseignements américains qui avaient tout misé sur le tout technologique au détriment du traitement humain de l'information qui est lui couramment pratiqué par les services de renseignements européens. Il est inutile de rappeler les conséquences effroyables survenues en septembre 2001...alors il fallait coûte que coûte rattraper ce retard et de ne plus dépendre des autres. Aussi tous les moyens étaient devenus bons, même ceux que l'on croyait oubliés au rayon des accessoires périmés ..La torture, était devenue un instrument de politique et d'impératif de sécurité nationale de la part d'un puissant trop sûr de lui et insuffisamment clairvoyant face à des nouveaux périls qu'il avait lui-même provoqués (la formation et l'armement des combattants d'Al Qaida)
Dans ces deux hypothèses, nous avons clairement "des bombes à retardement". Dans le premier cas, on doit s'assurer de la "fidèlité" des combattants si on ne veut pas les voir passer à l'ennemi quitte à faire des entorses à certains principes moraux et dans l'autre cas, il faut réparer une erreur ou une négligence dont on est soi-même à l'origine. On ne peut pas à mon sens définir le caractère moral ou immoral de la torture, opposer le bourreau à la victime, celle-çi pouvant tout aussi bien pratiquer la torture pour se "défendre" (l'indépendance du pays) ou bien être motivée par un esprit de revanche (ex : les tortures pratiquées sur les soldats français par les combattants du FLN algérien).Dans les deux cas, le fort(exemple américain)comme le faible (combattant du FLN, le bon comme le méchant, ont chacun des bonnes raisons pour justifier l'injustifiable. La torture ne relèverait donc pas de jugements moraux. La torture serait-elle donc amorale?
Je n'ai pas voulu réagir avant de voir le bonus ; pourtant il apparaît que je ne pourrez le voir : la satanée machine en a décidé ainsi! Alors je vais tenter une hypothèse : pourquoi ne pas considérer la torture comme l'ultime lien entre le bien et le mal ? Le monde du bien étant celui de la société qui canalise les violences, qui favorise le lien social ; le monde du mal étant celui de la violence, de l'oubli des valeurs convenues pour le maintien de la société par elle-même. Et, entre ces deux univers antithétiques la torture viendrait établir un pont, que l'on peut voir comme une ultime chance que le bien offrirait au mal de le rejoindre, en lui démontrant que, lui aussi -le bien- sait s'oublier un peu ; alors pourquoi le mal ne s'oublierait-il pas à son tour ? Ou alors on peut voir la torture comme le bras (pour le coup, à l'inverse du bras secourable)tendu vers le bien pour lui prouver qu'il n'est pas absolu... L'humanité ainsi s'accomplirait une fois de plus entre bien et mal, mais devant l'aporie que rencontre le bien dans 'la bombe à retardement' le bien en serait réduit à canaliser le mal, lui donner figure humaine, le justifier comme nécessaire par un renvoi sur son objectif qui seul, reste moral. Une philosophie du moindre mal, en somme... Peut-être abordez-vous ceci dans votre "Du bon usage de la torture" que je n'ai pas (encore) lu. En tout cas, merci pour émission.
Ce que je retiendrais, c'est l'évidence que la torture est mauvaise, insupportable et la quasi certitude qu'on pourrait bien tous être tenté de l'utiliser. L'embarras de ce dilemme est une vraie torture. Il me semble que l'émission ne permet pas d'entendre un argument raisonnable en faveur de la thèse d'une torture innaceptable. On doit se contenter de dire que de toute évidence "ça ne marche pas". Mais on ne peut s'empêcher d'être déçu et de chercher plus. Je vais devoir lire votre ouvrage pour mieux comprendre. Pourquoi l'évidence du mal de la torture nous crève les yeux alors qu'il est si difficile d'argumenter?Ceux qui pratiquent la torture ont pourtant des arguments jusqu'à défendre le "c'est pour le bien".
La torture est-elle un inconditionnellement mauvaise? On peut considérer que cette question est la base de la plupart des débats autour de la torture. Est-ce que, peu importe les circonstances, peu importe l'"utilité" qu'elle pourrait avoir, la torture est toujours mauvaise, injustifiable, ou est ce que dans certaines conditions elle peut se justifier? D'abord, on peut considérer que la plupart des gens considèrent la torture mauvaise pour des raisons affectives. Je considère que la torture est mauvaise tout simplement parce que je tends naturellement à ressentir de l'empathie pour autrui, peu importe qui il est et ce qu'il a fait. Or pour des raisons affectives, un individu peut être aussi amené à considérer que la torture dans certaines conditions peut être un bien, par exemple dans le cas où celui qui est torturé posséderait des informations permettant de sauver la vie d'un proche. Le problème dans le fait de considérer la torture comme mauvaise pour des raisons affectives, c'est que les affects sont par nature extrêmement fluctuant et conditionnés et donc ne permettent pas d'établir que la torture est inconditionnellement mauvaise. À ce niveau je ressens que la torture est mauvaise, mais je ne peut pas le démontrer. La solution serait alors de chercher un fondement rationnel à cette thèse. On peut considérer que c'est là le sens du projet morale kantien que résume la notion d'impératif catégorique. Selon celle-ci torturer quelqu'un est mauvais parce que c'est le traiter comme moyen en vue d'un fin, par exemple en tant que détenteur d'informations que l'on juge nécessaire d'obtenir et ainsi nier son humanité. Cette conception s'appuie beaucoup sur la notion d'universalité et considère que l'homme possède un certain nombre de droits universels etinaliénables qui rendre injustifiable la pratique de la torture. Les droits de l'homme sont pour une grande part un héritage de cette conception. Elle affirme l'existence d'une forme de législation universelle dont les bases sont rationnelles et à laquelle tout hommes, en tant qu'il est rationnel doit se conformer. Mais elle pour défaut son caractère très formel et abstrait. C'est qu'une telle morale inconditionnelle est inapplicable tel quel concrètement, tout simplement parce que tout dilemme moral est conditionné par les circonstances dans lesquels il s'inscrit alors que l'impératif catégorique est inconditionnelle. Il y a un fossé qui semble infranchissables entre la morale kantienne et des problématiques morales concrètes tels que la question de la torture. C'est que affirmer le caractère mauvais de la torture de cette façon ne nous permet pas de comprendre le phénomène de la torture. Comme Charles Péguy l'a dit « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. » . Car si la morale kantienne nous permet de dire en quoi la torture est inconditionnellement mauvaise, elle ne nous permet en aucune façon de comprendre pourquoi ,de fait, elle existe, de comprendre ce qui amène des hommes à torturer d'autres hommes. Poser que la torture est mauvaise par ce que c'est ce que l'on ressent est inconséquent et poser que la torture est mauvaise au nom d'une morale universelle et rationnelle est stérile. Ce qu'il faut c'est comprendre dans quelles conditions des hommes en viennent à en torturer d'autres. C'est que la torture est presque toujours le résultat d'un processus qui fait qu'elle devient justifiable. On peut par exemple considérer ( de manière très raccourci)que la torture durant la guerre d'Algérie est l'aboutissement d'un processus qui commence avec la colonisation, à laquelle répond le terrorisme et auquel répond la torture Car ce qui est le plus important ce n'est pas de réfléchir à ce qui fait de la torture quelque chose d'inconditionnellement mauvais, mais de chercher quelles sont les conditions qui expliquent son apparition.
En soulignant l'invraisemblance de l'hypothèse de la bombe à retardement , l'émission proposée par Arte nous permet de nous interroger en profondeur sur la question de la torture. Nous pouvons alors prendre un peu de distance avec une réponse trop rapide à une question telle que: "dois-je torturer, si je peux obtenir des informations qui permettraient de sauver des vies?". Nous serions là tentés de faire appel à la raison d'État, derrière laquelle nous pourrions tout cacher au nom de l'intérêt général.
Il est très intéressant d'avoir ouvert la question à l'histoire et la religion, avec la pratique de l'Inquisition, et à la psychologie, avec l'expérience dirigée par P. Zimbargo à l'Université de Stanford. La torture semble alors envisagée en relation à la foi en un système, religieux ou étatique. La dépersonnalisation permet alors de rendre l'acte supportable : elle crée un fossé entre une torture d'état légitime et une torture individuelle et irrationnelle. Cette dernière existe comme en témoignent certains faits divers, et tout le monde s'accorde sur la monstruosité de ces actes sadiques.
Merci donc pour cette émission et son supplément!
Pour Emmanuel Gaudiot, si la vidéo de l'émission n'est plus sur le site d'Arte, vous pouvez toujours voir le bonus par une recherche sur Arte +7, ou à l'adresse http://videos.arte.tv/fr/videos/philosophie_torture_bonus_-6643168.html
Merci pour cette conversation sur la torture (le bonus), elle est remarquable de clarté, d'analyse profonde et pour tout dire d'intelligence philosophique. Je dois dire que c'est une vraie invitation à la lecture de vos livres.
12 commentaires:
pas mal du tout...
et dites nous Michel de quoi avez vous ensuite discuté après le "mot de la fin" !! vous pouvez bien dire ça à vos fidèles !
amitiés
Pierre T.
Eh bien, cher Pierre, vous trouverez cela dans la vidéo en bonus sur le site d'Arte et que j'ai mise en ligne.
Amitiés,
M.
intéressant...en regardant cette émission, j'ai le souvenir d'un film de 1970, l'Aveu, de Costa-Gavras, où Yves Montand, incarnant un apparatchik d'un pays communiste européen, est amené sous la torture, à "avouer" des paroles et des agissements accomplis conformément à la "doctrine du parti" et qui étaient devenus déviants au gré des vicissitudes politiques...le film démontre bien le processus d'avilissement physique mais aussi social. Yves Montand doit avouer des fautes commises de bonne foi et, socialement déclassé, il doit se résoudre à quitter son pays tout en restant fidèle aux idéaux qui l'ont pourtant brisé...indépendamment du recueil de l'aveu qui précédait la fabrication de la preuve, le film de Costa-Gavras montre que la torture ne sert qu'à justifier une rééducation, un dressage ou un reconditionnement social d'une population à priori respectueuse de l'ordre social établi...
Laurent D
Monsieur Terestchenko, j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt cette émission qui pose avec brio le problème d’une possible justification de la torture. Réduire cette possible justification à ce que vous nommez l’hypothèse de la bombe à retardement permet de se demander si ce scénario est vraisemblable. Selon vous, il ne l’est pas – sauf à employer la torture de masse, ce qui par définition pervertit l’acte du bourreau, qui se veut paradoxalement salvateur…
Néanmoins, je reste dubitatif sur ce sujet. A la lecture de divers ouvrages, de divers articles et plusieurs débats sur « le bon usage de la torture », j’ai souvent constaté cette même réduction au scénario de la bombe à retardement. Cette réduction conduit en général à cliver le débat entre ceux qui affirment que la torture est efficace et ceux qui affirment qu’elle ne l’est pas. On peut ensuite nuancer : elle l’est parfois, mais il y a un risque de torturer des innocents, ce qui interdit de la pratiquer etc. On trouve également, au sein du discours légitimant la torture dans certains cas, la distinction entre ce que vous avez appelé justification utilitariste (ou pragmatique), et justification morale : le bourreau devenu bouc émissaire, acceptant ses mains sales pour sauver l’humanité… Il me semble d’ailleurs que la justification pratique – machiavélique : c’est-à-dire qui accepte de commettre un mal pour en tirer un plus grand bien – n’est souvent qu’une justification morale (Jack Bauer est un saint) qui n’ose pas s’affirmer. Mais en fin de compte, le simple examen de ce qui fonde ce clivage, à savoir la vraisemblance ou non du scénario, me semble insuffisant pour répondre à la question.
La raison de mon doute est très simple : les multiples témoignages contradictoires lus ou entendus sur la torture, notamment d’anciens de la guerre d’Algérie, m’ont conduit à penser que le scénario de cette bombe à retardement s’était parfois concrétisé, dans un tout petit nombre de cas où la torture d’un seul homme avait effectivement évité la mort tragique d’innocents (l’excellent livre de Paul Bonnecarrère, La guerre cruelle, illustre effectivement un tel cas). Et c’est pourquoi je repose la question posée par Raphaël Enthoven : que se passe-t-il si le scénario de la bombe à retardement n’est effectivement pas qu’un cas d’école ? Si la torture pouvait dans ce cas – et dans ce cas seulement – être justifiée ?
Il me semble à cet instant que l’on peut répondre de deux façons : d’une part en s’interrogeant sur la capacité à connaître a priori la vraisemblance de ce scénario. En effet, si ce scénario de la bombe à retardement s’avère effectivement être correct, ce n’est sans doute qu’après son dénouement que je puis l’identifier avec certitude. Comment donc prendre le risque de torturer sans savoir si cet acte est réellement justifiable ? (Mais cette question revient en fait à la vraisemblance du scénario de la bombe à retardement, mais en la posant dans un cadre temporel plus restrictif) D’autre part – et c’est la question qui me semble la plus importante – en s’interrogeant sur la légitimité de la torture au sein même de ce scénario.
A mon sens, la non-justification de la torture peut reposer sur un principe fondamental – celui-là même que Machiavel renversa – à savoir qu’il n’est jamais permis de faire un mal objectif, même pour qu’il en résulte un bien. Dans ce cas, même le scénario de la bombe à retardement tombe. Subsistent alors deux questions :
1) Ce principe n’est-il pas l’expression d’un certain angélisme ?
2) Qu’entend-t-on par mal objectif ? Si tuer un être absolument innocent peut être facilement rangé dans cette catégorie, torturer un coupable l’est-il également ?
La fiction de la bombe à retardement vaut certainement comme hypothèse éthique, comme formalisation d'un dilemme moral : "Est-ce que je torturerais si je sais que je peux sauver des vies ? (sous-entendu, même si j'y répugne et que je considère cela comme un mal)".
Mais la torture est, concrètement, une pratique politique. L'exemple de la guerre d'Algérie est éclairant dans ce sens là. La torture n'y a pas été le fait d'individus isolés devant faire un choix dans des situations d'urgence ou d'électrons libres suivant la maxime selon laquelle "la fin justifie les moyens". Ce fut une politique d'État choisie (par un régime démocratique), systématique, organisée, rationalisée. Dans l'histoire politique, les tortionnaires sont des spécialistes, des militaires, des policiers, des hommes dépositaire de l'autorité de l'État qui acceptent pleinement de se livrer à la torture (cela n'ôte pas la possibilité des tourments individuels de conscience, mais c'est une autre question). Un état qui instaure la pratique de la torture ne le fait jamais "pour une fois" par nécessité, c'est toujours systématisé : on le voit avec ce qui se passe à Guantanamo, une fois le principe accepté, la normalisation suit. D'ailleurs, les partisans états-uniens de la torture l'ont clairement admise comme moyen légitime de guerre.
La torture mode d'exercice du pouvoir politique, une méthode de renseignement mais aussi une entreprise de terreur vis à vis de l'adversaire.
La question qui se pose alors est celle du rapport entre politique (pouvoir) et morale : comment peut-il être envisager ?
P.-S. : Dans une série, produite entres autres, par un des producteurs de 24 H, The Event (une vague histoire d'extra-terrestres infiltrés),le recours à la torture est aussi automatique dés qu'il s'agit d'obtenir une information, sans qu'à aucun moment la moindre gêne morale ne semble se manifester chez le tortionnaire ou ceux qui l'accompagne. Ainsi, un gentil garçon massacre littéralement un individu attaché sans ciller et sans autre conséquence que le fait que ça marche : le type parle.
Effectivement la torture a sans doute été, de tous temps, un moyen de faire la guerre, dans un but de "terroriser" ou de brimer les populations mais également à servir d'exutoire pour les soldats...l'histoire militaire est émaillée d'exemples de rapines, de viols et autres tortures pratiquées systématiquement comme défouloir ou comme moyen de rétribution en nature...on cite des agissements de cette nature dans les armées napoléoniennes...celà s'est vu dans bon nombre d'armées belligérantes à travers le monde.
La torture, indépendamment des considérations morales, nous choque car nous nous sommes déshabitués à la guerre...heureusement!!Aujourd'hui les théâtres des conflits nous sont présentés, par médias interposés, sous une forme aseptisée ou scénarisée...combien de fois n'ai-je entendu "de frappes chirurgicales" à propos des bombardements alliés en Irak ou au Koweit...je me souviens de la première guerre d'Irak lorsque les télés du monde entier, nous diffusaient en boucle, les mêmes images de bombardement qui nous donnaient l'impression de regarder un jeu vidéo. Et chose providentielle, il n'y avait quasiment pas eu de morts du côté des alliés. On se serait presque laissé convaincre que la guerre moderne se faisait à distance grâce aux moyens technologiques. Désormais il n'y aurait plus de morts du côté des gentils..Par un effet d'accoutumance on avait occulté la dimension humaine d'un conflit armé. Par la sémantique et la rhétorique nous sommes presque parvenus à dédramatiser une guerre, devenue à présent une chose fréquentable et propre, voire à oublier ce qu'elle a de plus sordide (ex ; la torture)...pour justifier moralement une opération militaire, nous parlons à présent d'une opération humanitaire ou de maintien de la paix.
Je conclurai sur Guantanamo : c'est une base militaire américaine située à Cuba depuis longtemps...la torture qui a été systématiquement pratiquée dans ce camp, tentait de pallier aux failles et aux insuffisances des services de renseignements américains qui avaient tout misé sur le tout technologique au détriment du traitement humain de l'information qui est lui couramment pratiqué par les services de renseignements européens. Il est inutile de rappeler les conséquences effroyables survenues en septembre 2001...alors il fallait coûte que coûte rattraper ce retard et de ne plus dépendre des autres. Aussi tous les moyens étaient devenus bons, même ceux que l'on croyait oubliés au rayon des accessoires périmés ..La torture, était devenue un instrument de politique et d'impératif de sécurité nationale de la part d'un puissant trop sûr de lui et insuffisamment clairvoyant face à des nouveaux périls qu'il avait lui-même provoqués (la formation et l'armement des combattants d'Al Qaida)
Dans ces deux hypothèses, nous avons clairement "des bombes à retardement". Dans le premier cas, on doit s'assurer de la "fidèlité" des combattants si on ne veut pas les voir passer à l'ennemi quitte à faire des entorses à certains principes moraux et dans l'autre cas, il faut réparer une erreur ou une négligence dont on est soi-même à l'origine. On ne peut pas à mon sens définir le caractère moral ou immoral de la torture, opposer le bourreau à la victime, celle-çi pouvant tout aussi bien pratiquer la torture pour se "défendre" (l'indépendance du pays) ou bien être motivée par un esprit de revanche (ex : les tortures pratiquées sur les soldats français par les combattants du FLN algérien).Dans les deux cas, le fort(exemple américain)comme le faible (combattant du FLN, le bon comme le méchant, ont chacun des bonnes raisons pour justifier l'injustifiable. La torture ne relèverait donc pas de jugements moraux. La torture serait-elle donc amorale?
Laurent D
Je n'ai pas voulu réagir avant de voir le bonus ; pourtant il apparaît que je ne pourrez le voir : la satanée machine en a décidé ainsi!
Alors je vais tenter une hypothèse : pourquoi ne pas considérer la torture comme l'ultime lien entre le bien et le mal ? Le monde du bien étant celui de la société qui canalise les violences, qui favorise le lien social ; le monde du mal étant celui de la violence, de l'oubli des valeurs convenues pour le maintien de la société par elle-même.
Et, entre ces deux univers antithétiques la torture viendrait établir un pont, que l'on peut voir comme une ultime chance que le bien offrirait au mal de le rejoindre, en lui démontrant que, lui aussi -le bien- sait s'oublier un peu ; alors pourquoi le mal ne s'oublierait-il pas à son tour ? Ou alors on peut voir la torture comme le bras (pour le coup, à l'inverse du bras secourable)tendu vers le bien pour lui prouver qu'il n'est pas absolu...
L'humanité ainsi s'accomplirait une fois de plus entre bien et mal, mais devant l'aporie que rencontre le bien dans 'la bombe à retardement' le bien en serait réduit à canaliser le mal, lui donner figure humaine, le justifier comme nécessaire par un renvoi sur son objectif qui seul, reste moral. Une philosophie du moindre mal, en somme...
Peut-être abordez-vous ceci dans votre "Du bon usage de la torture" que je n'ai pas (encore) lu. En tout cas, merci pour émission.
Votre vidéo m'aurait intéressée, malheureusement, elle n'est plus disponible. Comment faire pour y accéder?
Une élève d'Ethique et Politique
Ce que je retiendrais, c'est l'évidence que la torture est mauvaise, insupportable et la quasi certitude qu'on pourrait bien tous être tenté de l'utiliser. L'embarras de ce dilemme est une vraie torture. Il me semble que l'émission ne permet pas d'entendre un argument raisonnable en faveur de la thèse d'une torture innaceptable. On doit se contenter de dire que de toute évidence "ça ne marche pas". Mais on ne peut s'empêcher d'être déçu et de chercher plus. Je vais devoir lire votre ouvrage pour mieux comprendre. Pourquoi l'évidence du mal de la torture nous crève les yeux alors qu'il est si difficile d'argumenter?Ceux qui pratiquent la torture ont pourtant des arguments jusqu'à défendre le "c'est pour le bien".
La torture est-elle un inconditionnellement mauvaise? On peut considérer que cette question est la base de la plupart des débats autour de la torture. Est-ce que, peu importe les circonstances, peu importe l'"utilité" qu'elle pourrait avoir, la torture est toujours mauvaise, injustifiable, ou est ce que dans certaines conditions elle peut se justifier?
D'abord, on peut considérer que la plupart des gens considèrent la torture mauvaise pour des raisons affectives. Je considère que la torture est mauvaise tout simplement parce que je tends naturellement à ressentir de l'empathie pour autrui, peu importe qui il est et ce qu'il a fait. Or pour des raisons affectives, un individu peut être aussi amené à considérer que la torture dans certaines conditions peut être un bien, par exemple dans le cas où celui qui est torturé posséderait des informations permettant de sauver la vie d'un proche. Le problème dans le fait de considérer la torture comme mauvaise pour des raisons affectives, c'est que les affects sont par nature extrêmement fluctuant et conditionnés et donc ne permettent pas d'établir que la torture est inconditionnellement mauvaise. À ce niveau je ressens que la torture est mauvaise, mais je ne peut pas le démontrer.
La solution serait alors de chercher un fondement rationnel à cette thèse. On peut considérer que c'est là le sens du projet morale kantien que résume la notion d'impératif catégorique. Selon celle-ci torturer quelqu'un est mauvais parce que c'est le traiter comme moyen en vue d'un fin, par exemple en tant que détenteur d'informations que l'on juge nécessaire d'obtenir et ainsi nier son humanité. Cette conception s'appuie beaucoup sur la notion d'universalité et considère que l'homme possède un certain nombre de droits universels etinaliénables qui rendre injustifiable la pratique de la torture. Les droits de l'homme sont pour une grande part un héritage de cette conception. Elle affirme l'existence d'une forme de législation universelle dont les bases sont rationnelles et à laquelle tout hommes, en tant qu'il est rationnel doit se conformer. Mais elle pour défaut son caractère très formel et abstrait. C'est qu'une telle morale inconditionnelle est inapplicable tel quel concrètement, tout simplement parce que tout dilemme moral est conditionné par les circonstances dans lesquels il s'inscrit alors que l'impératif catégorique est inconditionnelle. Il y a un fossé qui semble infranchissables entre la morale kantienne et des problématiques morales concrètes tels que la question de la torture. C'est que affirmer le caractère mauvais de la torture de cette façon ne nous permet pas de comprendre le phénomène de la torture. Comme Charles Péguy l'a dit « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. » . Car si la morale kantienne nous permet de dire en quoi la torture est inconditionnellement mauvaise, elle ne nous permet en aucune façon de comprendre pourquoi ,de fait, elle existe, de comprendre ce qui amène des hommes à torturer d'autres hommes.
Poser que la torture est mauvaise par ce que c'est ce que l'on ressent est inconséquent et poser que la torture est mauvaise au nom d'une morale universelle et rationnelle est stérile. Ce qu'il faut c'est comprendre dans quelles conditions des hommes en viennent à en torturer d'autres. C'est que la torture est presque toujours le résultat d'un processus qui fait qu'elle devient justifiable. On peut par exemple considérer ( de manière très raccourci)que la torture durant la guerre d'Algérie est l'aboutissement d'un processus qui commence avec la colonisation, à laquelle répond le terrorisme et auquel répond la torture Car ce qui est le plus important ce n'est pas de réfléchir à ce qui fait de la torture quelque chose d'inconditionnellement mauvais, mais de chercher quelles sont les conditions qui expliquent son apparition.
En soulignant l'invraisemblance de l'hypothèse de la bombe à retardement , l'émission proposée par Arte nous permet de nous interroger en profondeur sur la question de la torture. Nous pouvons alors prendre un peu de distance avec une réponse trop rapide à une question telle que: "dois-je torturer, si je peux obtenir des informations qui permettraient de sauver des vies?". Nous serions là tentés de faire appel à la raison d'État, derrière laquelle nous pourrions tout cacher au nom de l'intérêt général.
Il est très intéressant d'avoir ouvert la question à l'histoire et la religion, avec la pratique de l'Inquisition, et à la psychologie, avec l'expérience dirigée par P. Zimbargo à l'Université de Stanford. La torture semble alors envisagée en relation à la foi en un système, religieux ou étatique. La dépersonnalisation permet alors de rendre l'acte supportable : elle crée un fossé entre une torture d'état légitime et une torture individuelle et irrationnelle. Cette dernière existe comme en témoignent certains faits divers, et tout le monde s'accorde sur la monstruosité de ces actes sadiques.
Merci donc pour cette émission et son supplément!
Pour Emmanuel Gaudiot, si la vidéo de l'émission n'est plus sur le site d'Arte, vous pouvez toujours voir le bonus par une recherche sur Arte +7, ou à l'adresse http://videos.arte.tv/fr/videos/philosophie_torture_bonus_-6643168.html
Merci pour cette conversation sur la torture (le bonus), elle est remarquable de clarté, d'analyse profonde et pour tout dire d'intelligence philosophique. Je dois dire que c'est une vraie invitation à la lecture de vos livres.
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