On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 23 février 2012

Jacques Godbout et la respiration du don

N’y a-t-il pas comme un entêtement un peu imbécile à nous asséner que l’homme agit dans la seule visée de son intérêt propre ou bien en fonction de préférences qui sont pour lui autant de « bonnes raisons » d’agir, ainsi que le postule la dogmatique utilitariste qui domine le champ des sciences humaines depuis des décennies ? Une imbécillité – le mot est à peine trop fort - qui tient d’une réduction à ce point aveugle à la pluralité des fins et des motivations de l’agir humain qu’on peine à devoir la dénoncer, et qui repose, de surcroît, sur un postulat purement tautologique. Bien sûr, que nous avons de « bonnes raisons » pour faire ce que nous nous faisons, même si nous ne savons pas toujours quelles elles sont – mais cela la théorie l’admet bien volontiers. Songez à l’homme du sous-sol de Dostoïevski qui préfère à l’utilité la destruction, le chaos ou le pur caprice, le plaisir de la souffrance plutôt que le bien-être, et refuse par là-même, délibérément, le « deux plus deux égal quatre » - comprenons : la conduite rationnelle utilitaire -, ce choix, qui doutera qu’il s’explique par des raisons, seraient-elles contre toute raison ? La belle affaire : on tourne en rond ! De toute manière, il faut être un peu fou ou détraqué pour s’y prendre ainsi avec les appétits de la vie. L’hypothèse de la folie, ce n’est peut-être pas le meilleur point de départ pour réfuter cette version morale de la rationalité qu’est le calcul égoïste du plus grand bonheur. Jacques Godbout, dans son beau livre, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre*, s’y prend autrement pour attaquer une conception qui réduit l’homme à n’être qu’un « idiot rationnel », pour reprendre l’expression d’Amartya Sen, à laquelle personne, pas même un économiste un peu intelligent ou honnête, puisse vraiment croire. Il faut penser pourtant qu’il y avait encore du chemin à faire pour nous déniaiser d’une platitude qui résiste à ses élaborations les plus sophistiquées. Et le chemin du don qu’emprunte Godbout, c’est tout de même une voie plus gaie que la descente dans le sous-sol, où l’homme se complait dans l’humiliation et l’offense perverse de soi et d’autrui.

L'appât du don

Le don, c’est de la circulation dans laquelle ne compte pas tant ce qui circule que le sens de l’échange, et qui, selon la leçon même de Marcel Mauss, n’est ni calculateur ni marchand, ni intéressé ni désintéressé, ni égoïste ni altruiste, mais qui tisse du lien selon une liberté – j’aurais plutôt dit une « libéralité » - une spontanéité, une gratuité, qui traverse jusqu’au monde marchand lui-même. L’ouvrage est tout à la fois savant et léger, comme amical. On s’y attache par la belle science dont il fait montre. Déployée dans une langue simple, l’argumentation n’instruit pas de procès, le procès, par exemple, du libéralisme économique. L’invention de l’économie politique au XVIIIe siècle, chez Adam Smith en particulier, c’était, on l’oublie trop souvent, une belle utopie pour nous délivrer du machiavélisme politique : le commerce, c’est tout de même mieux que la guerre pensaient aussi bien Montesquieu que Benjamin Constant. Le marché, ça ouvre les frontières, ça fait circuler aussi, ça ouvre les portes des Etats-nations dans lesquels on se sent un peu à l’étroit ; ça nous protège des dérives totalitaires, de tous ces systèmes politiques, forclos, qui enchâssent l’individu dans l’abstraction du peuple souverain ou, pire encore, de la masse. Le problème avec les utopies, fussent-elles libérales, c’est que quand on passe à l’acte, et qu’on fait table rase du passé, il faut s’attendre au pire. Et là, c’est sûr, on n’a pas fait dans le détail. Mais Godbout n’est pas un procureur, ni un inquisiteur. Il ne dénonce pas, il donne à voir ce qui survit dans la circulation du don à la réduction économiciste, égoïste, jusque dans nos sociétés mercantiles. S’il discute longuement avec ses adversaires – utilitaristes, théoriciens du choix rationnel ou des comportements stratégiques, nombreux, en effet, sont les penseurs avec lesquels il débat - c’est autant pour leur rendre justice que pour marquer sa différence.
Entre nous, il y a du don et qui n’est pas sacrificiel – la critique heureuse dans quelques pages de Lévinas et de Derrida : don de temps et d’argent, don d’amitié, dons d’organes, voire de cadeaux, dons tous azimuts, jusque dans le monde de l'entreprise, qui sont tout à la fois libres et obligatoires, qui mettent en jeu – en jeu, mais non en péril, du moins généralement – notre identité, et qui échappe à la stérile opposition entre individualisme et holisme. Là encore c'était la leçon de Mauss, constituant ce qu'Alain Caillé appelle « le tiers paradigme ».
Pas de don sans incertitude, sans risque à courir. Le don initie une relation à la manière d’un commencement dont le résultat est à l’avance indécidable. C’est justement ce qui en fait la richesse. A charge pour chacun d’y répondre, non par soumission à une autorité ou à une institution, mais d’y répondre librement au nom de cet « appât du don » qui n’est pas moins incitatif, nous dit Godbout, que l’appât du gain. Cette conjugaison de la liberté et de l'obligation est un des traits essentiels du don archaïque, selon Mauss. Et il n'y a là pas plus de contradiction qu'il n'y en à attendre du « merci » qu'il soit à la fois attendu et spontané.
Ce sont les diverses modalités sociales, familiales, amicales, de la circulation du don - selon le triple mouvement décrit par Marcel Mauss du donner, recevoir - rendre que Jacques Godbout analyse. Sa perspective n’est pas morale ; elle ne relève pas, surtout pas, du « devoir » - le devoir au sens kantien d’un impératif inconditionnel-, mais est tout à la fois existentielle et empirique.

Une dynamique créatrice : la dette positive

Dans leurs relations, même au sein de nos sociétés où le social est encastré dans l'économique (Karl Polanyi), les hommes ne se comportent pas comme des individus qui obéissent uniquement à la stratégie de l’intérêt ou de la compétition envieuse. Entre nous, ça donne aussi dans une dynamique créatrice qui va bien au-delà du souci de justice distributive, de la distribution équitable des biens et des charges. On est loin ici de John Rawls. Le don, c’est de la dette, mais celle-ci n’a pas nécessairement la forme d’une dépendance dont il s’agit de libérer et que la transaction marchande a précisément pour but de liquider. Au caractère aliénant de la dette négative, Godbout oppose « la dette mutuelle positive » qui est une invitation à donner à son tour dans une logique de la réplique, du contre-don, qui n’est pas contraignante mais libre. Tel est le paradoxe du don, et la raison de la dynamique qu’il engendre : il ne s’agit pas tant de rendre, de se libérer d’une dette précisément, que de donner à son tour dans ce que l’auteur appelle « la boucle étrange de la réciprocité», une boucle qui ne remplace pas le postulat de l’intérêt, mais qui siège « à côté, parfois au-dessus, parfois au-dessous de lui » (cf. Marcel Mauss, Essai sur le don, Quadrige, PUF, p. 188). Tout ne se réduit pas à la rationalité instrumentale chère aux modèles classiques : le lien social ne se résume pas à une harmonisation des intérêts, qu’elle soit naturelle ou artificielle. Ni les théories du contrat, ni celles du marché ne disent le dernier mot sur les modalités du « vivre ensemble ». On dira que c’est là une évidence. Mais les évidences mettent du temps à s’imposer.
Le livre de Jacques Godbout est le fruit d’un travail long et patient, l’expression claire et raisonnée de réflexions et de recherches partagées à plusieurs qui assemblent ceux pour lesquels le paradigme du don constitue un véritable levier d’Archimède pour ébranler l’hégémonie intellectuelle qu’exerce indûment l’idéologie utilitariste. Le plus important est qu’il nous donne à penser autrement que sur le mode du calcul ou de l’intérêt, voire de la stratégie du donnant-donnant, les relations entre les hommes. Mais que le don ne soit pas intéressé n’exclut nullement qu’il y ait un intérêt au don. En dépassant les alternatives trompeuses du « ou bien ou bien » - égoïsme versus altruisme, intérêt versus désintéressement, obligation versus liberté - la pensée du don, telle qu'elle a été élaborée par Marcel Mauss, arrive ici à maturité. Le paradigme du don n’exclut pas le postulat de l’intérêt : « Il ne pose pas que les acteurs seront altruistes ou égoïstes. Il affirme que les deux possibilités existent. Il accroît l’incertitude ». Toute sa force est là. A une vision moniste ou absolutiste des motivations de l’agir humain – c’est là le trait spécifique de la doctrine de l’égoïsme psychologique – est ainsi opposée une conception « pluraliste » qui, sans exclusive, refuse de se prononcer sur la finalité dernière de nos conduites.
Il reste à espérer que la leçon – j’allais dire la « respiration » - que nous livre Jacques Godbout ne convaincra pas seulement le petit nombre de ceux qui, dans le sillage de Marcel Mauss, savent que le don est une des modalités fondamentales de la relation humaine. Dans nos sociétés modernes, non moins que dans les sociétés « archaïques ». Ce qui était déjà la leçon du grand sociologue : car non seulement, il en est ainsi, mais il est bon qu'il en soit ainsi, de telle sorte que la circulation donner-recevoir, rendre est à la fois un fait établi et une norme à promouvoir, un précepte de morale, écrivait le grand sociologue (Essai sur le don, p. 262).
En nous offrant une vision élargie des motivations du « vivre ensemble », ce n’est pas seulement un débat théorique qui s’ouvre à nous. La compréhension du lien social en est profondément modifiée et dans ce nouveau regard est contenue la promesse d’une nouvelle politique.

___________________
* Coll. « La couleur des idées », Seuil, Paris, 2007.

8 commentaires:

Jean-baptiste Richard a dit…

Merci pour cette découverte, ce livre me semble passionnant. Sa lecture s'impose ! Face aux dérives et aux crises de notre système économique, dans lequel -même si ce n'était pas l'intention de ceux qui l'ont créé au départ, bien au contraire - certains (et de plus en plus) sont laissés pour compte, mis sur le coté, abandonnés -pour ne pas dire écrasés-, je pense qu'il nous faut penser une "économie de la coopération" dans laquelle il serait davantage question d'humains que de chiffres. Une réflexion sur le don ne serait-elle pas le préambule, l'ouverture voire le fondement d'une telle économie ?

Gil Boulenger a dit…

L'économisme est, depuis au moins trente années, notre nouveau dogme, l'horizon indépassable de nos existences, le point d'arrivée proclamé de l'espèce humaine. Et la crise (mais est-ce bien une crise ?) actuelle semble renforcer ce mouvement, nous noyer toujours plus dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Mais il n'existe nulle fatalité à ce qu'il en soit toujours ainsi. L'histoire n'est pas écrite, il n'existe pas qu'un seul chemin et les possibles alternatifs existent. Insister sur la réalité du don et son importance dans la vie sociale c'est ouvrir une voie vers un dépassement du paradigme de l'intérêt roi. De toute façon, cette conception de l'homme-calcul, au moment même où elle semble avoir triomphé à l'échelle planétaire, apparaît comme étrangement crispée, repliée sur elle-même, rabougrie. Il se dégage quelque chose de pathétique du discours des économistes, politiques et autres tenants du modèle rationnel-utilitariste hégémonique, comme la sensation que seule la répétition incessante de leur mantras simplistes peut permettre de faire encore tenir quelques temps leur édifice. Face à cela, le discours sur le don et sa pratique semble comme une respiration, un appel d'air bénéfique. A n'en pas douter la fraîcheur est de ce côté-là.
Comme vous le relevez, il ne s'agit pas d'idéaliser, de « dogmatiser » le don, d'établir un contre-modèle mais d'en reconnaître la réalité pratique et, plus que la nécessité, la présence ontologique comme constituant de toute vie sociale. Nous ne sommes pas que des agents économiques voués à la quête de la maximalisation de notre seul intérêt-propre.
D'ailleurs, s'il en était ainsi, le commerce, si cher au libéralisme économique, ne serait pas possible sur un mode pacifié mais prendrait systématiquement le visage de la guerre. Remarquons que l'opposition entre guerre et commerce, le second permettant d'éviter la première mérite une analyse qui dépasse ce schématisme. La guerre a été bien souvent la partenaire du commerce (pensons, sans aller trop loin en arrière dans le passé, à une certaine guerre menée en Irak) : guerre entre nations, entre peuples, mais aussi à l'intérieur des nations. La mise en place du système, présenté par Polanyi, des « enclosures » en Angleterre dés le 17e siècle qui, favorisant l'appropriation privative des terres communales par les créateurs de l'industrie textile naissante, chassa les paysans de ces terres les contraignant à accepter la condition de travailleur pauvre, ou de subir celle de chômeur misérable, dans cette même industrie, n'est-elle pas un guerre faite à une partie conséquente du peuple anglais ? Et l'auto-légitimation a posteriori du système au prétexte des bénéfices globaux pour tous tirés, sur le long terme, de ce changement ne change rien à l'affaire. C'est d'ailleurs bien dans l'esprit de calcul de réaliser des bilans, qui réduisant tout à pertes et profits, s'affichent comme heureux car bénéficaires.

Emmanuel Gaudiot a dit…

Quand on fait un don, on sort son coeur; mais pas de façon imbécile ou trompeuse: on le fait en posant les choses, en sachant que les autres pourront être trompés ou charmés, même indifférents...mais on le fait! On le fait comme de façon physique: on prendrait son coeur, dans sa poitrine, on le poserait sur la table, devant cela, et on montrerait l'organe qui se contracte, en l'offrant. L'autre, dans un don, est un spectateur, un juge: il doit voir que celui qui donne prend un risque, n'offre pas seulement un objet ou un service, mais aussi une posture, une démarche, une ontologie. Donner, je pense, c'est se mettre en parallèle avec le système, et non contre: car quel qu'il soit, le système n'est ni bon, ni mauvais; il est système. Le don, quand à lui, est une manière de regarder, de voir et d'agir sur le système...

Michel Terestchenko a dit…

Cher Gil, tout à fait d'accord avec ce que vous écrivez. Comme il est dommage que le livre de Polanyi, "La grande transformation", ne soit pas mieux connu !

parzyjagla kleinhans Charlotte a dit…

Je choisis de commencer avec cet ces mots parce qu'ils introduisent selon moi un des principes clef du don : "Le don, c’est de la circulation dans laquelle ne compte pas tant ce qui circule que le sens de l’échange", et plus loin "mais qui tisse du lien selon une liberté (…), une spontanéité, une gratuité, qui traverse jusqu'au monde marchand lui-même." Aussi, sur l'intérêt que le sens de l'échange est moins tant dans ce qui circule, j'y vois toute l'autonomie dont est encore capable l'homme. Autrement dit, le fait d'être soi-même l'autorité, et jusqu'à la pure dépense, et comme c'est se mettre en jeu au-delà de la possession ou de la dilapidation. Plus généralement, il est impressionnant de voir que cette économie archaïque n'est pas une utopie, mais réellement une des manières fondamentales par laquelle s'est tissé du lien entre les hommes ; mais encore une économie archaïque finalement à la base de tous nos systèmes rationalisés, utilitaires, productivistes, spéculatifs… Tout ce qui s'oppose radicalement au "don, recevoir, rendre" d'une économie sans doute plus générale ; où il ne se met plus en jeu de l'être, mais un seul flux de matériel. C'est par là que je suis requise à la notion de sens, parce qu'il dépasse par là même l'objet du gain. Le don est un potentiel de lien social et de révélation de soi qui sort donc de l'activité séparée qu'est l'économie d'aujourd'hui, comme échange froid de marchandises auxquelles on ne demanderait que de satisfaire la demande d'appropriation ; cette dérive du marché qui, dit de manière caricaturale, est une réification des divers aspects de la vie humaine et globale, une multiplication des désirs artificiels et désincarnés. C'est à l'opposé vraiment ce qui semble la force essentielle du don : avant tout un face à face ; un sujet qui réintègre, réaffirme, la communauté humaine, qui elle-même ne nous garantie pas de retour.
A quand un don des services publics, une présentation-résumé de "Essai sur le don" ou "Ce qui circule entre nous" au vingt heures ?

parzyjagla kleinhans Charlotte a dit…

Je choisis de commencer avec cet ces mots parce qu'ils introduisent selon moi un des principes clef du don : "Le don, c’est de la circulation dans laquelle ne compte pas tant ce qui circule que le sens de l’échange", et plus loin "mais qui tisse du lien selon une liberté (…), une spontanéité, une gratuité, qui traverse jusqu'au monde marchand lui-même." Aussi, sur l'intérêt que le sens de l'échange est moins tant dans ce qui circule, j'y vois toute l'autonomie dont est encore capable l'homme. Autrement dit, le fait d'être soi-même l'autorité, et jusqu'à la pure dépense, et comme c'est se mettre en jeu au-delà de la possession ou de la dilapidation. Plus généralement, il est impressionnant de voir que cette économie archaïque n'est pas une utopie, mais réellement une des manières fondamentales par laquelle s'est tissé du lien entre les hommes ; mais encore une économie archaïque finalement à la base de tous nos systèmes rationalisés, utilitaires, productivistes, spéculatifs… Tout ce qui s'oppose radicalement au "don, recevoir, rendre" d'une économie sans doute plus générale ; où il ne se met plus en jeu de l'être, mais un seul flux de matériel. C'est par là que je suis requise à la notion de sens, parce qu'il dépasse par là même l'objet du gain. Le don est un potentiel de lien social et de révélation de soi qui sort donc de l'activité séparée qu'est l'économie d'aujourd'hui, comme échange froid de marchandises auxquelles on ne demanderait que de satisfaire la demande d'appropriation ; cette dérive du marché qui, dit de manière caricaturale, est une réification des divers aspects de la vie humaine et globale, une multiplication des désirs artificiels et désincarnés. C'est à l'opposé vraiment ce qui semble la force essentielle du don : avant tout un face à face ; un sujet qui réintègre, réaffirme, la communauté humaine, qui elle-même ne nous garantie pas de retour.
A quand un don des services publics, une présentation-résumé de "Essai sur le don" ou "Ce qui circule entre nous" au vingt heures ?

parzyjagla kleinhans Charlotte a dit…

Je choisis de commencer avec cet ces mots parce qu'ils introduisent selon moi un des principes clef du don : "Le don, c’est de la circulation dans laquelle ne compte pas tant ce qui circule que le sens de l’échange", et plus loin "mais qui tisse du lien selon une liberté (…), une spontanéité, une gratuité, qui traverse jusqu'au monde marchand lui-même." Aussi, sur l'intérêt que le sens de l'échange est moins tant dans ce qui circule, j'y vois toute l'autonomie dont est encore capable l'homme. Autrement dit, le fait d'être soi-même l'autorité, et jusqu'à la pure dépense, et comme c'est se mettre en jeu au-delà de la possession ou de la dilapidation. Plus généralement, il est impressionnant de voir que cette économie archaïque n'est pas une utopie, mais réellement une des manières fondamentales par laquelle s'est tissé du lien entre les hommes ; mais encore une économie archaïque finalement à la base de tous nos systèmes rationalisés, utilitaires, productivistes, spéculatifs… Tout ce qui s'oppose radicalement au "don, recevoir, rendre" d'une économie sans doute plus générale ; où il ne se met plus en jeu de l'être, mais un seul flux de matériel. C'est par là que je suis requise à la notion de sens, parce qu'il dépasse par là même l'objet du gain. Le don est un potentiel de lien social et de révélation de soi qui sort donc de l'activité séparée qu'est l'économie d'aujourd'hui, comme échange froid de marchandises auxquelles on ne demanderait que de satisfaire la demande d'appropriation ; cette dérive du marché qui, dit de manière caricaturale, est une réification des divers aspects de la vie humaine et globale, une multiplication des désirs artificiels et désincarnés. C'est à l'opposé vraiment ce qui semble la force essentielle du don : avant tout un face à face ; un sujet qui réintègre, réaffirme, la communauté humaine, qui elle-même ne nous garantie pas de retour.
A quand un don des services publics, une présentation-résumé de "Essai sur le don" ou "Ce qui circule entre nous" au vingt heures ?

Anonyme a dit…

Pierre C.

Je viens de lire cet article après celui qui le précède de Mauss sur le don et suis heureux d'y trouver une analyse plus nuancée.
Je suis entièrement d'accord avec votre critique de "l'entêtement" à nous asséner que l'homme est un homo oeconomicus, entièrement rationnel et utilitariste. C'est bien la critique que je fais à la théorie (micro-) économique qui a mis des décennies à prendre la mesure de l'irrationnel dans nos choix (merci Herbert Simon). Toutefois, l'entêtement opposé qui consiste à nier notre individualisme et notre égoïsme et à prôner le don par-dessus tout est tout aussi risible mais je me suis déjà exprimé à ce sujet.

Vous écrivez que Mauss dit que le don n'est ni intéressé ni désintéressé. Pourtant, on postule souvent que le don est désintéressé car cela le rend plus éthique, bienveillant. Mais un don peut-il réellement être désintéressé? Le don n'attend-il pas toujours un contre-don? Ou du moins de la reconnaissance, de la gratification, de l'estime de soi (autant apportées par le receveur du don que par soi-même) ? Je ne parviens pas à imaginer un don désintéressé et trouve qu'un don intéressé, motivé par de bonnes raisons (pour des valeurs, pour bâtir une relation avec quelqu'un qu'on estime, pour se faire pardonner) est bien plus riche qu'un don désintéressé. Qu'en pensez-vous?