"I. Examinons maintenant, mon cher Liberalis, ce que j’ai négligé dans la première partie, comment il faut accorder un bienfait. Voici, pour y parvenir, la voie la plus facile et la plus courte, à mon avis : donnons comme nous voudrions qu’on nous donnât ; surtout donnons de bon coeur, promptement, sans hésiter. Quel charme peut avoir le bienfait que longtemps le bienfaiteur a retenu dans sa main, qu’il semble n’avoir lâché qu’avec peine, et comme en se faisant violence à lui-même. Si même il survenait quelque retard, ayons soin qu’on ne puisse en accuser notre irrésolution. L’hésitation est tout près du refus et n’a droit à aucune reconnaissance - car le premier mérite du bienfait consistant dans l’intention du bienfaiteur, celui dont la mauvaise volonté s’est trahie par ses tergiversations mêmes, n’a point donné ; seulement il a laissé prendre ce qu’il n’a point eu la force de retenir. Il est bien des gens qui ne sont généreux que par l’impuissance de refuser en face. Les bienfaits sont agréables surtout quand ils sont accompagnés de prévenance, et que, s’offrant d’eux-mêmes, ils ne sont retardés que par la discrétion de l’obligé. S’il est bien d’accéder aux demandes, il est mieux encore de les devancer. Je dis qu’il est mieux encore de prévenir les prières. En effet, l’homme de bien ne demandant jamais sans embarras dans le maintien, ni sans rougeur au front, lui épargner ce tourment, c’est multiplier le bienfait. Ce n’est point obtenir gratuitement, que de ne recevoir qu’après avoir demandé, parce que, comme le pensaient judicieusement nos pères, rien ne coûte si cher que, ce qu’on achète par des prières. Les hommes seraient plus avares de voeux, s’ils devaient les faire en public, et les dieux eux-mêmes, dont la majesté ennoblit nos supplications, c’est à voix basse et dans le secret de nos coeurs que nous préférons les implorer.
II. Je vous demande : mot fâcheux qui nous pèse et qu’on ne prononce que le front baissé ; il, faut l’épargner à notre ami, comme à tout homme que nous voulons nous attacher par nos bienfaits. On a beau se hâter, c’est obliger trop tard que de le faire après la demande. Il faut donc épier le désir de chacun, et, quand on l’a deviné, faire grâce du pénible embarras de demander. Le bienfait le plus doux, et dont le coeur conserve un long souvenir, est celui qui vient au-devant de l’obligé. S’il nous arrive d’être prévenus, hâtons-nous de couper la parole à celui qui nous sollicite, de peur de paraître sollicités ; à peine avertis, promettons sur-le-champ, et, par cet empressement, prouvons-lui que nous l’aurions obligé, même sans avoir été requis. Pour un malade, quelque nourriture donnée à propos, et, au besoin, une goutte d’eau peuvent tenir lieu de remède : ainsi le service le plus léger, le plus ordinaire, s’il vient promptement, s’il n’est point différé d’un instant, augmente de prix et l’emporte sur les services les plus importants, quand la lenteur et l’hésitation les accompagnent. Obliger si prestement, c’est ne pas laisser en doute qu’on ne le fasse de bon coeur : aussi l’on prend plaisir à rendre service, et le visage exprime la joie du coeur.
III. Les bienfaits les plus signalés, certains hommes les gâtent par ce silence, cette lenteur à répondre qui tiennent de la morgue et de l’humeur ; ils promettent de l’air dont on refuse. Combien n’est-il pas mieux de joindre les bonnes paroles aux bons effets, et d’ajouter par des témoignages de politesse et de bienveillance un nouveau prix à ce que l’on donne ! Pour que l’obligé se corrige de sa lenteur à demander, on peut encore lui faire ce reproche amical : « Je vous en veux de ne pas m’avoir fait savoir plus tôt ce que vous désiriez de moi ; d’avoir mis trop de façons à me demander ; d’avoir employé un intermédiaire. Je me félicite de l’épreuve à laquelle vous avez mis mes sentiments pour vous. À l’avenir, quelque chose que vous désiriez, demandez, je suis à votre service : je pardonne pour cette fois à votre mauvaise honte. » C’est ainsi que vous manifesterez des sentiments qui ajouteront encore du prix à vos bienfaits, quelque importants qu’ils puissent être. Alors se connaît la haute vertu, la touchante bonté du bienfaiteur, quand on se dit à soi-même en le quittant : « Ô le grand bien qui m’est advenu aujourd’hui ! j’aimerais mieux recevoir peu d’un tel homme que beaucoup de tout autre. Jamais ma reconnaissance ne pourra égaler la bonté de son coeur. »
IV. Mais la plupart rendent odieux leurs bienfaits par une telle rudesse de paroles, par un air si renfrogné, par des manières si hautaines, qu’on se repent de les avoir reçus. Ensuite, après les promesses, viennent des délais à n’en plus finir : or, rien n’est plus dur que de redemander ce qu’on a déjà obtenu. Les bienfaits doivent être payés comptant ; autrement, il est, auprès de certaines gens, plus difficile de les recevoir que de les obtenir. On est forcé de recourir à des intermédiaires, tant pour rappeler la promesse que pour la faire réaliser. Alors un bienfait s’use en passant par tant de mains ; l’on en sait d’autant moins de gré à celui qui l’a promis, que chaque intercesseur entre avec l’auteur du bienfait en partage de l’obligation. Si donc vous voulez qu’on vous sache pleinement gré de vos bienfaits, faites en sorte qu’ils arrivent à leur destination, entiers, sans déchet, et, comme on dit, sans retenue. Que personne ne les intercepte, ne les retienne en route : personne ne peut tirer quelque reconnaissance du bienfait que vous accordez, sans que ce soit autant de pris sur celle que vous méritez.
V. Rien n’est si pénible qu’une longue attente. On souffre moins de perdre ses espérances que de les voir languir. Mais tel est le travers de la plupart des protecteurs : ils diffèrent par vanité l’accomplissement de leurs promesses, pour ne pas diminuer la foule des solliciteurs. Semblables aux ministres dépositaires, de la puissance royale, ils aiment à prolonger le spectacle de leur orgueilleuse importance ; ils ne font rien de suite ; ils font tout à deux fois : leurs outrages volent, et leurs bienfaits se traînent. Admettez donc comme plein de vérité ce mot d’un poète comique : « Quoi ! ne voyez-vous pas que vous ôtez à la reconnaissance tout ce que vous ajoutez au délai ? » De là ces paroles que le dépit arrache à l’homme de coeur : « Faites donc, si vous voulez faire. » Et encore : « Ah ! c’est trop attendre : j’aime mieux un prompt refus. » Lorsque ainsi l’ennui d’attendre a fait prendre le bienfait en haine, peut-on en être reconnaissant ?
De même que le comble de la barbarie est de prolonger le supplice, et qu’il y a une sorte d’humanité à faire mourir vite, parce que la dernière douleur porte son terme avec soi, et que l’intervalle qui précède le supplice est ce qu’il a de plus cruel ; ainsi la reconnaissance d’un bienfait est d’autant plus grande, qu’il s’est moins fait attendre. Car, même des meilleures choses, l’attente n’est point exempte d’inquiétude ; et comme la plupart des bienfaits sont un remède à quelque mal, prolonger les souffrances, ou retarder la satisfaction d’un homme que l’on peut soulager sur-le-champ, c’est de sa propre main mutiler son bienfait. Toujours la bienveillance est empressée et qui oblige de bon coeur oblige promptement. Qui oblige tardivement, et en remettant d’un jour à l’autre, n’oblige qu’à contre-coeur. Il perd ainsi deux choses bien précieuses, le temps et la preuve de sa bienveillance ; vouloir tard, c’est ne pas vouloir.
(...)
IX. Tous les maîtres de la sagesse enseignent qu’il est des bienfaits qu’on doit répandre publiquement, et d’autres en secret : publiquement, ceux qu’il est glorieux d’obtenir, comme les dons militaires, les honneurs et tout ce qui acquiert plus de prix par la renommée. Quant aux bienfaits qui ne contribuent ni à la considération ni à l’honneur de ceux qui les reçoivent, mais qui viennent au secours de la faiblesse, de l’indigence, ou qui préviennent le déshonneur, ils doivent être accordés en silence, et n’être connus que de ceux à qui ils sont utiles. Quelquefois même la supercherie est permise envers celui qu’on assiste, et les secours doivent lui arriver sans qu’il connaisse la main du bienfaiteur.
X. On raconte qu’Arcésilas avait un ami pauvre, et qui dissimulait sa pauvreté : cet homme tomba malade, et même alors il ne voulait pas avouer qu’il manquait des choses les plus nécessaires. Arcésilas jugea qu’il fallait l’assister en secret ; et, sans lui en rien dire, il glissa sous son oreiller un sac d’argent, afin que, en dépit de sa discrétion, son ami parût trouver ce dont il avait besoin, plutôt que le recevoir.
Quoi donc ! il ne connaîtra point la main qui l’a obligé ? C’est ce qu’il faut avant tout, puisque cette ignorance même fait partie du bienfait. Ensuite je prodiguerai beaucoup d’autres bienfaits, je multiplierai mes dons, pour faire connaître ainsi l’auteur du premier bienfait. Enfin, quand bien même il ne saurait jamais que je lui ai donné, je saurai toujours l’avoir fait. C’est peu, direz-vous. Oui, sans doute, si vous voulez placer à intérêt ; mais si vous ne voulez que donner de la manière la plus utile à celui qui reçoit, vous donnerez, et votre propre témoignage vous suffira. Autrement ce qui vous plaît, ce n’est pas de faire le bien, c’est de paraître le faire. Je veux, dites-vous, que l’obligé le sache : vous ne cherchez donc qu’un débiteur ? Je veux de toute manière qu’il le sache : mais s’il lui est plus avantageux, plus honorable, plus agréable de l’ignorer, ne changerez-vous pas de méthode ? Non, je veux absolument qu’il le sache. Ainsi tu ne sauverais pas la vie à un homme dans les ténèbres ?
Je ne dis pas qu’on ne puisse dans l’occasion jouir de la reconnaissance de celui qu’on oblige ; mais s’il a en même temps besoin et honte de mon assistance ; si le service que je lui rends, à moins d’être enveloppé de mystère, est une humiliation, je n’irai point prendre acte de mes bienfaits. Pourquoi irais-je lui faire connaître que c’est de moi qu’il les tient, puisqu’un de nos premiers préceptes, un des plus indispensables, consiste à ne jamais reprocher, ni même rappeler un service ? Telle est la loi qui lie le bienfaiteur et l’obligé : l’un doit de suite oublier son bienfait, l’autre s’en souvenir toujours : c’est déchirer l’âme, c’est l’humilier, que de rappeler sans cesse vos services.
XI. On s’écrierait volontiers, comme cet homme qu’un ami de César avait sauvé de la proscription des triumvirs, et qui, fatigué de l’insolence de son bienfaiteur, s’écria : « Rends-moi à César. Jusques à quand, me diras-tu : « Je t’ai sauvé, je t’ai arraché à la mort ? » Oui, si c’est moi qui le premier m’en souviens, je te dois la vie ; si tu m’en fais une obligation, cette vie est une mort. Je ne te dois rien, si tu ne m’as sauvé que pour en faire parade. Jusques à quand me traîneras-tu comme à ta suite ? quand cesseras-tu de m’accabler du souvenir de ma misère ? Un triomphateur ne m’eût traîné qu’une seule fois. »
Il ne faut pas parler du bien que l’on a fait : rappeler un service, c’est le redemander. N’insistons jamais là-dessus ; n’en rappelons jamais la mémoire, à moins que, par un nouveau bienfait, nous ne fassions ressouvenir du premier. Il ne faut pas même raconter à d’autres nos services ; qui donne doit se taire : c’est à celui qui reçoit à parler. Sans quoi, on pourrait vous appliquer ce qu’on disait d’un homme qui prônait partout son bienfait : « Nierez-vous qu’on vous l’a rendu ? - Quand donc ? répondit cet homme. - Souvent et en maints endroits ; autant de fois et partout où vous l’avez publié. »
Sénèque, Les bienfaits. Livre II, Traduction J. Baillard, 1914
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