On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 18 février 2009

Le droit de ne rien produire

"A-t-on assez compris un aspect essentiel de la colère des universitaires contre le projet gouvernemental de réforme du statut des enseignants-chercheurs ? Le fait est que celui-ci porte gravement atteinte à la nature et à la pratique de la recherche. La qualité du travail de la recherche ne peut pas se laisser évaluer par des critères purement quantitatifs, par exemple, la simple addition des articles publiés dans des revues à comité de lecture international (ne parlons plus des livres : à cette aune, s'agirait-il du Discours de la méthode ou de Sein und Zeit, il ne s'agit que de publications "sauvages" qui n'ont strictement aucune valeur mesurable). Si l'on devait accepter d'entrer dans cette logique bêtement comptable vers laquelle on veut nous conduire, le plus grave, outre d'autres défauts, serait de tuer dans l'oeuf le patient travail de fécondation des idées.
Produire du sens, voir le monde sous un autre angle, déplacer les représentations habituelles, suivre des chemins de traverse, cela demande du temps. Le temps de se défaire des regards convenus, seraient-ils philosophiquement ou scientifiquement établis. C'est là une affaire de patience, de longs silences improductifs où rien ne se dégage encore, de sédimentation des idées qui suivent leurs cours et se déposent à notre insu dans un ordre qu'on ne connaît pas d'avance. Combien il est pénible et pourtant nécessaire d'accepter ces périodes de vide où l'on n'a tout simplement rien à dire. Quiconque s'est engagé dans un long travail de recherche, professeur ou étudiant, apprendra bientôt, s'il ne le sait déjà, à quel point c'est là une dure ascèse. L'exercice de la pensée n'est pas une mécanique de production économique du savoir, moins encore bien évidemment une répétition de ce qui a déjà dit par soi-même ou par d'autres, mais une dynamique paradoxale où il faut d'abord apprendre à se vider. Voir autrement et aller voir ailleurs, se nourrir d'autres regards, des apports éventuellement d'autres champs de la connaissance, voire d'autres cultures - ce qui est plus difficile encore - exige d'abord de chacun qu'il accepte de se perdre, de se rendre en quelque sorte étranger à soi-même et à ses propres acquis : consentement à éprouver l'angoisse de sentir le sol de ses certitudes et de ses préjugés se dérober sous ses pas à laquelle nous conviait par exemple Descartes. Le temps qu'il faudra, et qui sera peut être long. N'est-ce pas ce sentiment d'étrangeté et de doute, d'ouverture en réalité, que nous cherchons à susciter chez les étudiants et que nous voulons leur transmettre, au-delà même de l'acquisition d'un savoir ou d'une compétence, de la préparation à un concours ou à un métier ? Y parvient-on un peu, c'est la plus belle et la moins mesurable de nos réussites. Mais ce que nous cherchons à transmettre, l'angoissante et fructueuse disposition critique à abandonner son point de vue, à prendre la mesure de sa propre ignorance qui n'aboutit tout d'abord à rien mais qui est le condition de tout enrichissement intellectuel, il faut d'abord en faire soi-même l'expérience. Aussi je milite en faveur d'une liberté, d'un droit même accordé au chercheur, de ne rien produire ! La fécondité et la créativite du travail de recherche sont à ce prix. Mais que vient faire ici cette exigence de productivité qu'on voudrait stupidement nous imposer ? Car enfin, on le sait assez, créer, ce n'est pas produire : les fruits de l'esprit humain ne sont ni des produits finis ni des biens mercantiles ou des objets de consommation. L'expression "industrie culturelle" est d'abord une horreur lexicale ! Quant à la demande consumériste des étudiants d'engranger un savoir immédiatement utilisable, il faut aussi savoir y résister. L'éducation est autant une formation au savoir qu'un apprentissage de l'ignorance, du moins si l'on veut y voir autre chose qu'un "formatage" social des représentations.
Soyons honnêtes : les premiers responsables de cette idiote dérive calculatrice sont les universitaires eux-mêmes. Pour s'en convaincre, il suffit de savoir un peu comment se passe l'examen des dossiers de candidature dans les commissions de spécialistes : ils se jugent plus au poids que sur la qualité intrinsèque des travaux présentés. Car, enfin, qui donc a le temps de les lire et de les prendre au sérieux ? Et que personne ne s'avise de sortir de sa discipline et de son champ de "compétence", sauf à vouloir prendre le risque de ruiner sa carrière académique. Si nous sommes aujourd'hui l'objet d'un tel mépris de la part du gouvernement, c'est aussi, sachons-le, parce que, entre nous, nous nous sommes beaucoup méprisés ! Etudiants et enseignants, mais ces-derniers bien plus que les premiers, nous avons tous été les artisans de la ruine institutionnelle de la pensée. Le problème ne sera pas résolu avec le retrait espéré de ce malheureux projet de décret.
Si l'université doit à l'avenir continuer de répondre à sa vocation humaniste d'être le lieu non seulement de la transmission du savoir mais de la formation à l'esprit critique, un lieu d'ouverture, de liberté et de gratuité, un laboratoire non marchand où l'on apprend autant connaître qu'à ignorer - car l'ignorance, cela aussi s'apprend - alors, il faut que chacun commence à balayer devant sa porte ! Cela étant dit, que le mouvement de protestation continue. Nous n'aurons pas d'autre occasion de défendre nos plus hautes valeurs. Que les médias et la société dans son ensemble les comprennent ou non !

12 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,

Je sais: la liberté est importante mais elle ne suffit pas. Cela dit, pour le reste, je vous donne raison. Il faudrait que les Université soient à la hauteur; et cela demanderait beaucoup de travail. Le système de recrutement est à revoir...
Il serait bien d'engager un débat. Cela va peut-être commencé sur Philotropes.
Bien cordialement,
Laurence Harang
Blog: Promenades philosophiques

Anonyme a dit…

Pardon; et les touches de mon clavier sont à revoir: "les universités" et "commencer".
Laurence Harang

michel terestchenko a dit…

Merci ! Pouvez vous me donner l'adresse de votre blog ?

Anonyme a dit…

Rebonjour,
voici:
http://promphilo.blogspot.com/

psaxl a dit…

Bonjour Monsieur Terestchenko,

Je m'apelle Hai NGUYEN VAN et je suis en Terminale ES cette année. Je dois vous avouer que j'ai beaucoup d'admiration et d'estime face à vos écrits. J'apprends par ailleurs que vous animez un séminaire "Humaniser la guerre?" au Collège International de la Philosophie le 7 avril 2009. J'aurais hâte de pouvoir vous écouter et vous rencontrer ce jour-là, d'autant que la guerre et paix sont des sujets qui me passionnent.

Bien à vous,
Hai NGUYEN VAN

Michel Terestchenko a dit…

Merci, cher Hai, pour votre message. Oui je dois intervenir sur ce thème de la guerre au Collège international de philosophie le 7 avril. Je serai heureux de vous y rencontrer.

Thierry a dit…

Très beau texte...

michel terestchenko a dit…

Merci Thierry ! Et à bientôt !

Unknown a dit…

Bonjour,

Votre texte est "pertinent" comme dirait un homme politique en le lisant tout en s'en fichant éperdument. En fait, il me semble qu'il n'est pas si provocateur qu'annoncé. Peut-être est-ce dû à votre remaniement? Je suis d'accord avec ce que vous dites. Penser c'est bien "apprendre à se déprendre" comme disait Foucault. C'est pour moi un idéal lointain que j'aime constater chez certains penseurs et qui est assez absent (par exemple à l'IEP) d'où votre invitation à balayer devant notre porte? Lundi soir est venu Philippe Corcuff à Aix, il m'a alors semblé que je n'avais pas entendu quelque chose créatif depuis longtemps.
Une remarque: Une grande part de la recherche est faîtes en sciences dites dures. Du coup l'enjeu de l'évaluation est un peu différent. La question du quantitatif, avec le nombre de publication et le publish or perish ne soulève pas les mêmes enjeux car ces recherches sont plus techniques et moins politisables. Du coup, comme toujours les sciences humaines se retrouvent marginalisées et payent encore plus les frais de la conception productiviste du savoir. Qu'en pensez-vous ?

michel terestchenko a dit…

Cher Clément

Je suis d'accord avec vous. C'est dans le domaine des sciences humaines que les enjeux sont les plus "politiques". Il n'empêche : même dans les sciences dites "dures", certaines découvertes sont le fruit de recherches fondamentales qu'une logique de pure efficacité aurait rendues impossibles.

Anonyme a dit…

Bonjour,

J'aime beaucoup l'argument du "droit de ne rien produire", mais je crains que le désir de copier le modèle anglo-saxon sur divers aspects économiques, sociaux et culturels ne soit trop fort dans le contexte présent.

Les universités britanniques ne vivent plus que pour les RAE - Research Assessment Exercises, qui classifient chaque année les "bonnes" universités des "mauvaises" et déterminent, du même coup, les fonds qu'elles reçoivent respectivement et les chercheurs qu'elles peuvent ou non recruter ou garder. Inutile de préciser que les critères n'encouragent pas les recherches mineures ou non-traditionnelles. Au final sont récompensées les universités dont les chercheurs ont publié le plus d'articles dans les 'top journals' de chaque discipline - journaux où il est très difficile de placer un article qui sort des sentiers battus. L'originalité et l'improductivité ne payent pas de nos jours...

Je rajouterai que dans ma discipline, les efforts pour instaurer des standards d'accréditation internationaux (comprendre 'principalement inspirés du modèle américain') discréditent toute initiative au niveau enseignement tout en limitant la liberté de recherche. Un cours d'éthique pour étudiants en management est certes considéré essentiel, mais les critères d'évaluation des cours sont tels qu'on ne peut encourager la discussion et plus encore la réflexion des étudiants, leur faire prendre conscience de leurs responsabilités de citoyens (du moins est-ce ma vision de ce que devrait être un cours d'éthique). Au contraire, on forme les étudiants à connaître les mots utilitarisme, déontologie et vertu sans pouvoir les interpeller sur leurs expériences morales, par manque de temps, de moyens et parce que "cela ne permettrait pas d'obtenir un taux de réussite aux examens conformes aux critères d'accréditation".
Désolée de cette parenthèse peut être hors-sujet, mais je débute et veux encore croire que les choses peuvent changer - vite...

Par ailleurs, j'ai beaucoup, beaucoup apprécié votre livre "Un si fragile vernis d'humanité" qui a été fréquemment cité dans ma thèse, notamment l'idée de présence/absence à soi. Merci pour cela!

Cécile Rozuel

Michel Terestchenko a dit…

Merci, chère Cécile, pour ce témoignage qui confirme, hélas, tout ce qu'il y a eu lieu de craindre dans l'évolution récente de nos universités.