C'est un exercice périlleux et qui a souvent les traits de l'artifice de donner à son travail de recherche et d'écriture une continuité que paraît démentir la diversité des sujets étudiés. Il ne sera pourtant nullement nécessaire de se livrer à quelque acrobatie rhétorique pour montrer la cohérence théorique et problématique qui lie ensemble les trois ouvrages principaux que j'ai publiés depuis l'année 2000 : Amour et désespoir. De François de Sales à Fénelon (Points, Le Seuil, 2000), Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien (La Découverte, 2005, 2007) et Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, La Découverte, 2008). Ou comment partant de travaux qui portent sur une querelle historique précise, où se rencontrent des enjeux théologiques, spirituels, métaphysiques et moraux, j’en suis venu à une réflexion plus approfondie sur les conduites humaines (en particulier de destructivité ou, au contraire, de bienveillance) dans leur aspect à la fois moral et politique. Pour préciser un point important de ma démarche méthodologique : dans le domaine moral, les conclusions philosophiques que j’ai essayé de tirer – par exemple la critique du paradigme égoïsme-altruisme et la formulation d'un nouveau paradigme - partent de l’analyse de la conduite effective des individus et non d’une conception normative a priori du devoir-être qui conduit généralement la pensée éthique moderne et contemporaine. De même, au plan politique, ce sont les agissements des Etats et les systèmes de représentation qui les légitiment – par exemple, dans le cas de la torture – que j’ai passé au crible d’une analyse empirico-critique, sans céder à la facilité de m’en tenir au simple rappel de principes posés dans leur inconditionnalité. Autrement dit : à chaque fois, partir de la réalité des pratiques humaines et, sur cette base, essayer de comprendre ce qu’il y a lieu d’en penser, puisqu’aussi c’est bien à un exercice de pensée qu’il s’agit toujours de se livrer. Ma réflexion philosophique s'est donc largement nourrie de l'apport d'autres disciplines (qu'il s'agisse de l'histoire, de la psychologie sociale ou du droit en particulier).
I. La constitution théorique d’une éthique du désintéressement sacrificiel
La querelle sur l'amour de Dieu qui traverse le XVIIèe siècle, et qui culmine avec la publication en 1697 de l'ouvrage de Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, ne mérite pas d'être mieux connue pour des raisons de simple érudition historique. Saisie dans son épure théorique et décantée de ses aspects dogmatiques et mystiques, la systématisation que Fénelon donne à des thèses qu'il formalise plus qu'il n'invente constitue le premier et le plus fort moment de l'élaboration extrêmement construite des schèmes a priori d'une pensée du désintéressement radical. C'est à ce titre qu'elle nous intéresse au premier chef.
Le système de Fénelon – et il s’agit bien d’un « système » - s'élabore, à la faveur d'une réflexion concernant la nature de l'amour de Dieu, sur la base d'une double contrainte : la première est posée par la définition chrétienne de l'amour comme charité (agapè), telle qu'elle est formulée par saint Paul dans la 1re épître aux Corinthiens (13, 5) – l'amour « ne cherche pas son intérêt », littéralement : « les choses qui sont siennes » (ta eautes) ; la seconde vient du défi posé par les moralistes liés au jansénisme, en particulier par La Rochefoucauld qui affirme que le désintéressement est hors de toute portée humaine, soit parce que nos motivations sont toujours secrètement égoïstes – « nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous » (maxime 81, édition de 1678) – soit parce qu'il est inaccessible et invisible à toute conscience réflexive : s'il existe un amour désintéressé, il est « caché au fond du cœur » (maxime 69, ibid.).
Si l'on résume les choses à leurs traits essentiels, la question que pose Fénelon est la suivante : l'homme – précisons qu'il s'agit ici de l'homme mû par la grâce, non de la nature (déchue) laissée à elle-même – est-il capable d'un amour de Dieu qui soit entièrement désintéressé et qui réciproque la parfaite gratuité de l'amour divin pour l'homme ? Est-il possible d'attester de l'existence – aussi rare soit-elle et le fait seulement d'êtres d'exception (les saints) – d'un tel désintéressement ? Dans les deux cas, la réponse de Fénelon est « oui ». Et cette réponse s'élabore sur trois principes liminaires. Le premier est de nature définitionnelle : l'amour véritable est désintéressé, c'est-à-dire gratuit et dénué de tout mobile « égoïste » ; le deuxième est existentiel : au-delà de l'espérance de tout bien – s'agirait-il du salut et de la félicité éternelle –, il se montre, se révèle et s’atteste dans l''angoisse et l'acceptation du sacrifice de son propre bonheur ; le troisième est plus théorique : l'amour parfait exige la totale et parfaite renonciation à toute expression de la volonté propre dans un « délaissement » à Dieu qui est une « désappropriation » de soi. Ainsi s'articulent autour de la notion-clé de désintéressement les deux concepts qui lui sont intimement liés, pour autant que le désintéressement soit pris dans son sens radical ou « pur » : le renoncement (au bonheur) et l'abandon total de soi à l'autre (en l'occurrence à Dieu), autrement dit : le sacrifice et la désappropriation dans une problématique qui est d’abord, à mes yeux, celle de l’attestation du désintéressement.
En élaborant ainsi les schèmes quasi transcendantaux d'une théorie de l'amour véritable – de l'amour « pur », dénué de tout motif « égoïste » –, Fénelon ouvrit la porte à une formidable controverse qui emporta les plus grands esprits de l'époque, mais dont l'intérêt demeure toujours actuel. De fait, nombre d'auteurs contemporains parmi les plus influents de la pensée éthique – et l'on songe ici à Levinas ou encore à Derrida – ont hérité de cette construction théorique qui voit dans l'égoïsme et, d'une manière plus générale, dans ce qui se rapporte à l'ego (voire, sous une forme plus radicale, à l'intentionnalité du sujet) la source même du mal. Dans le même temps, la compréhension de la structure théorique de base de la relation désintéressée – peu importe qu'elle s'adresse à Dieu ou à l'autre – nous permet de viser ce qui doit être mis en cause si l'on tient à échapper à cette conception classique, pure et sacrificielle du désintéressement que je m'emploie à dépasser dans des travaux plus récents en vue d'élaborer un « tiers paradigme ». Un paradigme centré sur le couple absence à soi/présence à soi, qui n'est réductible à aucun de ces deux modèles directeurs qui, pour opposés qu'ils soient, se tiennent par la main : l'éthique du pur désintéressement et l'utilitarisme généralisé (dont Henry Sidgwick a montré les contradictions insurmontables).
La suite dans un prochain billet...
1 commentaire:
Merci pour cette synthèse .
Je ne cesse de m intéresser et de me ressouvenir de tous ces gens ...Montagne Noire ,La Sixième ...qui ont unis politique et agapé .
Sommes nous encore dans cette logique politique aujourd hui ?
Enregistrer un commentaire