Voici l'article, paru le 26 février 2009 dans Libération, "L'horreur est roumaine. La solution finale selon la dictature Antonescu" que Marc Sémo a consacré à la présentation de ce témoignage d'une importance historique exceptionnelle :
"C’est un texte doublement miraculé que cette enquête sur l’extermination de plus de 350 000 Juifs roumains et ukrainiens par le régime du dictateur Ion Antonescu pendant la Seconde Guerre mondiale. Les éléments qui nourrissent ce «livre de sang et de larmes écrit avec du sang et des larmes», selon son auteur, Matatias Carp, ont été recueillis au jour le jour pendant la catastrophe elle-même, au risque de sa vie, par cet avocat juif et brillant pianiste à ses heures, fils d’une famille intellectuelle juive assimilée. Tout à la fois chroniqueur, mémorialiste et archiviste, il voulait montrer au quotidien la destruction de ce qui était numériquement la troisième communauté juive d’Europe.
Publié juste après la guerre à Bucarest, ce document de plus de mille pages, qui tient une place de choix dans «la bibliothèque de la catastrophe» - récits et témoignages écrits à chaud pendant la Shoah - avait été depuis oublié, enterré par le régime stalinien. Il le serait resté sans la constance du professeur de médecine Gérard Saimot, neveu de l’auteur, et de l’historienne Alexandra Laignel-Lavastine, fascinée par «cette incroyable entreprise qui a consisté quatre années durant à collecter matériaux, photographies et témoignages dans des conditions extrêmement périlleuses surtout pour un Juif». Son très impressionnant travail de notes et présentation se réfère à de nombreux textes littéraires et documents sortis depuis.
Massacres systématiques.Les romans et surtout les journaux intimes de Mihail Sebastian évoquaient déjà le fascisme à la roumaine, les Gardes de fer, avec leur mystique gueularde de la violence, du sol et du sang qui fascina dans leur jeunesse nombre d’intellectuels tels Emil Cioran ou Mircea Eliade. Mais sur la guerre elle-même, surtout hors de Bucarest, il n’y avait presque rien. Les persécutions contre les Juifs roumains puis l’extermination d’une partie d’entre eux ont pourtant été à la fois précurseurs et différentes de la «solution finale» mise en oeuvre par les nazis.
Allié de l’Allemagne, le régime du général Ion Antonescu mena sa propre politique antijuive, renforçant un antisémitisme d’Etat déjà virulent depuis des lustres. Les troupes roumaines ont commis des massacres systématiques de Juifs dans les zones reconquises de Bessarabie ou de Bucovine puis en Ukraine. Dans les régions roumaines placées sous administration hongroise (le nord de la Transylvanie) les Juifs furent systématiquement déportés vers les camps de la mort. Ailleurs dans le pays, en Moldavie et Valachie - «le vieux royaume» ou au sud de la Transylvanie -, le régime renforça les mesures d’humiliation et de spoliation sur fond de violences sporadiques mais organisées. «Les Juifs pourront vivre, mais ils ne bénéficieront pas des ressources et des richesses de ce pays», martelait le dictateur, qui renonça finalement à mettre en oeuvre l’extermination totale, voyant que le sort des armes tournait. Ainsi, à la fin de la guerre, plus de 350 000 des 750 000 Juifs roumains avaient survécu. Mais ceux qui furent tués le furent de façon artisanale et particulièrement atroce.
«La Roumanie n’a abrité sur son sol ni chambre à gaz ni fours crématoires, et elle n’a pas non plus procédé à l’exploitation industrielle des dents, des cheveux ou de la graisse des victimes. Ayant adopté des méthodes de tueries "classiques", pratiquées depuis la nuit des temps, le fascisme roumain s’est cependant singularisé dans l’extermination des Juifs par un certain nombre de techniques originales : des hommes battus à mort ou asphyxiés dans des wagons plombés, d’autres vendus au beau milieu des colonnes des marches de la mort pour être tués et leurs vêtements vendus au plus offrant ; d’autres littéralement coupés en morceaux et dont le sang servait à graisser les roues des charrettes», écrit Matatias Carp. L’extermination des Juifs en Roumanie ne fut pas la plus radicale, mais celle où la participation populaire fut la plus importante, notamment dans des pogroms. Celui à Bucarest en janvier 1941 lors du soulèvement des miliciens de la Garde de fer, la frange la plus fanatisée du régime qui fut liquidée par le dictateur avec le soutien allemand. Ou, surtout, celui de Iasi en juin 1941, qui fit entre 13 et 14 000 morts. Un mélange de cruauté délibérée et de désorganisation bureaucratique. «Ce fonctionnement désordonné, spontané et irrégulier, dispersé et fantasque résultait d’un opportunisme mêlé d’esprit destructeur, d’une léthargie périodiquement interrompue par des explosions de violence», notait déjà Raul Hilberg dans son livre fondamental, la Destruction des Juifs d’Europe, rappelant que, plusieurs fois, les Allemands intervinrent pour arrêter des massacres qui leur semblaient trop désordonnés.
Tombeaux roulants. «Partout le joyeux et féroce labeur du pogrom remplissait les rues et les places de détonations, de pleurs, de hurlements terribles et de rires cruels», racontait, dans Kaputt, l’écrivain journaliste italien Curzio Malaparte qui fut témoin du grand massacre de Iasi, la capitale de la Moldavie roumaine. Cette tuerie massive qui précéda les grands carnages effectués par les nazis en Ukraine a eu lieu au sein même de la Roumanie, organisée par les autorités légales d’une ville où près d’un habitant sur deux était juif. L’offensive contre la Russie venait de commencer à une vingtaine de kilomètres au-delà du fleuve Prut. Les rumeurs organisées par le régime évoquaient la présence de parachutistes soviétiques. «La population a été conditionnée au point de croire avec une étonnante facilité que l’intégralité de la population juive de la ville s’était transformée en population espionne au profit de l’armée rouge», relevait, indigné, un ancien conseiller de la cour d’appel cité par Carp. On tue et on pille. Des femmes et des couples participent activement aux violences. Les gendarmes massacrent à la mitrailleuse les Juifs regroupés dans la cour de la préfecture. Les survivants sont embarqués dans des wagons à bestiaux qui roulent des jours et des jours sans but, sans ravitaillement, sans eau. Entre 5 000 et 6 000 Juifs sont morts dans ces tombeaux roulants. «Par le nombre des victimes, par la sauvagerie du crime, par l’ampleur des pillages et des destructions mais aussi par la participation des autorités et des forces de l’ordre, le pogrom de Iasi marque le point culminant d’un mal qui ronge la conscience roumaine depuis plus d’un siècle», note Matatias Carp.
La troisième partie du livre est consacrée aux massacres commis par les troupes roumaines en Bessarabie et Bucovine, reconquises à l’URSS en 1941, puis en Ukraine. «Nous nous trouvons au moment historique le plus favorable et propice de notre histoire pour procéder à un nettoyage ethnique total et à une purification de notre peuple», martelait le ministre de l’Intérieur roumain. Les tueries faites par les gendarmes roumains étaient aussi systématiques que celles des nazis. Ainsi à Czernowitz, la petite Vienne de Galicie, ville de naissance du poète Paul Celan et du romancier Aharon Appelfeld, qui assista tout gosse au massacre dans son village : «Ils utilisèrent les vieilles méthodes, fusillant un petit nombre et égorgeant les autres.» Les survivants sont déportés en d’interminables marches de la mort vers les terribles camps de Transnistrie, région d’Ukraine devenue «la poubelle ethnique» de la Roumanie. Beaucoup sont d’anciennes porcheries kolkhoziennes, comme Bogdanovka, «là où on mettait 200 cochons on peut bien mettre 2 000 Juifs», éructait le patron du camp. On y mourait de froid et de faim, ou dans de régulières exécutions de masse pour faire de la place aux nouveaux arrivants. Là confluèrent aussi les Juifs ukrainiens survivants des marches de la mort et des massacres commis à Odessa par les Roumains, fusillés dans les faubourgs ou pendus par milliers en pleine ville. Ce sont tous ces aspects d’une Shoah oubliée que fait ressurgir Cartea Neagra."
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