A ce qui constitue le propre de l'action morale sont généralement associés les principes d'impartialité et d'universalité. Selon le premier, tout individu doit être traité de la même façon, d'une manière égalitaire – chacun comptant pour un et pour un seulement, selon le principe formulé par Bentham – sans que soit favorisé l'un plutôt que l'autre. Selon le second, tel qu'on le trouve chez Kant, c'est le test de l'universalisation, indépendamment des personnes en cause et des situations particulières qui garantit le caractère objectivement moral de la maxime de la volonté. Ces deux exigences - traiter l'étranger (ou l'inconnu) comme le proche (ou l'ami au sens large du terme) et obéir à l'impératif de la loi indépendamment de considérations particulières (d'opportunité, de liens affectifs, de circonstances, etc.) - répondent à un principe commun que j'appellerais volontiers le « principe éthique d'indifférence » Celui-ci accompagne le principe du devoir, tous deux ayant en commun de rejeter, plus ou moins radicalement, toute attache au particulier, au proche, à l'indéterminé et à l'affect – toutes catégories qui sont génériquement à mettre au compte de la contingence. Sur ce fondement, on peut donc présenter une typologie des philosophies morales, assez largement distincte de celle généralement proposée (où s'opposent éthiques « sentimentalistes », déontologiques et conséquentialistes) : les unes formulant des principes ou des règles de l'action qui s'imposent a priori de façon inconditionnelle, les autres s'attachant, au contraire, à la diversité et à la complexité des cas, à la pluralité irréductible des conceptions du bien, à l'impossibilité d'ériger l'éthique en science du bien, insistant sur la manière dont un individu, tel l'homme vertueux, se comporte et agit dans un monde fondamentalement instable et changeant.
Aussi sommaire cette présentation soit-elle, elle nous met sur la voie d'une interrogation plus originaire sur les rapports entre morale et contingence et qui porte sur ce qu'il faut bien appeler l'expérience humaine de la vulnérabilité. En quelle manière la philosophie morale s'efforce-t-elle de nous prémunir contre les incertitudes et les affres de l'indétermination, du choix, de l'exposition de soi, ou, au contraire, fait-elle fond sur elles assumant à l'avance ce qu'elles ont potentiellement de périlleux et de risqué ? Envisagée sous cet angle, ce sont deux structures de pensée fondamentalement divergentes qui, depuis Platon et Aristote, traversent l'histoire de la philosophie. Plus originairement encore la question première est de savoir si l'être moral est ou non un "moi désengagé", un pur sujet intelligible – âme détachée du sensible, législateur dans le royaume des fins ou calculateur impartial dans un cas, individu aux prises, dans la totalité unifiée de son existence, avec l'idéal mondain et imparfait de la vertu dans l'autre. Prise dans cette perspective l'interrogation morale nous renvoie donc de l'indétermination à la contingence, de la contingence à la vulnérabilité, de la vulnérabilité à l'exposition de soi au monde et aux autres. Selon que l'on accepte ou non cette séquence, deux orientations générales se font face, qui transcendent les spécificités manifestes de chaque doctrine : l'une va de Platon à Bentham en passant par Kant et les stoïciens ; l'autre s'inscrit dans la tradition ouverte par l'éthique aristotélicienne, ou encore dans la lignée qui, de Hutcheson à Lévinas, enracine l'obligation morale dans l'expérience originaire de la sensibilité ou plutôt de l'affectivité. Entre l'une et l'autre, ce qui, en arrière plan de la place laissée à la contingence, est en jeu, c'est l'opposition entre une conception qui assume la dimension tragique de l'existence humaine et la volonté, au contraire, de prémunir l'homme (l'homme moral) contre toute exposition qui pourrait porter atteinte à son bonheur, à sa tranquillité (ou impassibilité) ou encore au contentement de soi, autrement dit à son indifférence. Le mérite ou l'avantage de toute doctrine morale qui part de principes d'action ou de critères d' évaluation que l'on peut formuler objectivement a priori est qu'elle nous délivre de l'angoisse de savoir comment agir lorsque notre implication envers le bien relève de choix personnels et d'une « manière d'être » qui sont sans garantie : en ce cas, l'homme vertueux ne pourra jamais faire qu'au mieux. Le sentiment d'obligation morale (par exemple envers autrui) et la délibération rationnelle peuvent bien être des guides de l'action – de fait, ils le sont -, mais ce ne sont pas des principes et des règles qui déterminent et permettent d'évaluer les actions humaines avec la tranquille assurance que procurent la science des essences, la discipline des devoirs ou le calcul des conséquences. On comprend dès lors ce qui se joue dans le refus ou l'acceptation de la contingence : morales de l'abri, dirais-je dans un cas, morales de l'exposition, de l'angoisse et de la vulnérabilité dans l'autre.
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