L'Antigone de Sophocle n'est pas une pièce qui traite principalement de l'impossibilité pour les hommes d'échapper à leur destin et aux décrets inexorables des dieux. Quoique le choeur évoque « la main lourde des dieux » qui frappe les êtres de souffrance – en l'occurrence, la famille d'Oedipe – ce qui l'emporte, c'est le conflit entre deux « éthiques » : l'une de l'obéissance civique aux lois, l'autre, celle des obligations familiales. Contrairement à la présentation habituelle, la seconde, qu'incarne Antigone, n'est pas moins impersonnelle que la première. De fait, celle-ci n'est nullement animée par l'amour ou l'intense douleur d'une soeur à l'égard de son frère, interdit de sépulture. Ce qu'exprime la fameuse tirade : « Je ne suis pas née pour partager la haine, je suis née pour partager l'amour (sumphilein) » n'est pas un attachement affectif, mais un dévouement à la philia de la famille qui impose des obligations spécifiques, indépendamment des sentiments personnels. En réalité, Antigone, à la différence de sa soeur, Ismène, n'est pas moins dénuée d'eros que Créon. Tous deux sont engagés dans une brutale simplification du monde des valeurs qui élimine les obligations contradictoires. Une telle compréhension de ce qu'incarne le personnage d'Antigone n'est pas incompatible avec le jugement qu'elle est moralement supérieure à Créon. C'est bien elle, et non son oncle, qui attire la sympathie et suscite l'admiration – celles du choeur et la nôtre. La transgression des valeurs civiques qu'implique la piété d'accorder une sépulture à l'ennemi est autrement moins radicale que la violation de la religion et des lois non-écrites qu'impliquent les actes de Créon. Néanmoins chacun des deux protagonistes se montre incapable de comprendre l'importance des valeurs auxquelles l'autre adhère.
Ce que la pièce révèle, c'est la dysharmonie de la pluralité des valeurs qui se nie au prix de la perte de l'ouverture au monde et de la compréhension des autres - « le sage n'a pas honte d'apprendre d'autrui ni de reconnaître son erreur », rappellera Hémon, le jouvanceau, à son père - l'opposition entre une disponibilité flexible qui nous expose et nous rend vulnérable aux riches complexités de la sagesse pratique et une dureté rigide qui nous met à l'abri de tout conflit de cet ordre, quoique à la fin le résultat, funeste pour tous, soit tragique. L'Antigone de Sophocle traite ainsi d'une vie vécue sur « l'arête » du destin. Elle nous met en garde contre les tentatives à l'ambition excessive d'éliminer la fortune – et partant, la contingence - de l'existence humaine, tout en soulignant la richesse des valeurs (conflictuelles) auxquelles adhère le sens commun.
Telle est l'analyse que Martha Nussbaum développe dans son beau livre, Fragility of Goodness. Si une telle lecture nous paraît surprenante au premier abord - la figure d'Antigone étant devenue une icône de la fière résistance à l'autorité au nom de l'amour - à (re)lire la pièce on s'aperçoit comme elle est juste.
2 commentaires:
Cela me rappelle qu’en 3eme (souvenir, souvenir…) quand nous avions étudié Antigone, l’œuvre nous avait été présenté comme le récit du passage d’une société traditionnelle à une société politique. C’est-à-dire le récit de la constitution de la cité. Ça avait beaucoup diminué mon affection pour Antigone (puisqu’elle semblait à ce moment là incarner la société du passé)
Voilà, c’était pour partager ça avec vous. Merci pour vos écrits !
Merci, cher Chabannes, de votre commentaire, de vos encouragements aussi.
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