Une fidèle lectrice de ce blog m'a envoyé un message où elle témoigne de sa perplexité face à la manière dont André Comte-Sponville, dans un récent article du magazine Challenges, comprend la distinction entre solidarité et générosité :
« Etre généreux, c’est prendre en compte les intérêts de l’autre, quand bien même on ne les partage aucunement. (..) Etre solidaire, à l’inverse, c’est prendre en compte les intérêts de l’autre, parce qu’on partage ces intérêts : vous ne lui faites du bien que parce que cela vous en fait aussi (..). La générosité est désintéressée ; la solidarité ne saurait l’être (c’est une convergence d’intérêts). La générosité est le contraire de l’égoïsme. La solidarité serait plutôt sa régulation socialement efficace : être solidaire, c’est être égoïste ensemble et intelligemment plutôt que bêtement et les uns contre les autres. C’est pourquoi la générosité, moralement est plus admirable. Et la solidarité, socialement, beaucoup plus efficace. »
Voici plutôt comment je verrais, brièvement, les choses :
Il n'est aucune raison de postuler a priori le caractère intéressé ou "égoïste" de la solidarité ( qui serait simplement une mutualisation des risques), par opposition au caractère désintéressé de la générosité. La générosité est une libéralité dépensière, comme le trop plein de l'être qui se répand, qui donne et se donne, par excès. Cet aspect est absent dans la solidarité qui résulte du sentiment d'une appartenance commune et de la conscience d'un lien. C'est en ce sens que les montagnards parlent de la solidarité d'une cordée. La générosité, c'est l'un qui donne (de son temps, de l'argent, etc.); la solidarité est plutôt de l'ordre du don et du contre don. Mais pourquoi y voir nécessairement un calcul prudentiel ? Il me semble que la différence tient davantage à la nature de la relation (à sens unique dans un cas, mais non dans l'autre) qu'à la nature désintéressée ou non de l'intention : la solidarité, il est vrai, tisse davantage de lien social que la générosité.
La réflexion se trouve biaisée dès lors que les catégories de l'intérêt et du désintéressement sont présentées comme les seules à partir desquelles les relations humaines et sociales pourraient et devraient être pensées. Que nous ayons "intérêt" à être solidaires les uns des autres, que la nature ait développé ce sentiment plutôt qu'un autre en vue de la survie de l'espèce avant que les sociétés humaines ne se l'approprient et ne le développent, n'implique pas que l'intérêt (de surcroît, réfléchi, calculé et conscient, autrement dit : égoïste), soit le seul mobile à l'oeuvre. Le sentiment humain de solidarité peut être tout aussi "désintéressé", spontané et immédiat que la générosité. Que la première prenne des formes plus institutionnelles et organisées que la première tient à la nature de la relation à chaque fois en jeu, non aux motivations, prétendument opposées, qui les animent.
2 commentaires:
De la même façon, au demeurant, qu'il n'y a aucune raison de penser que la générosité doive être, par principe, désintéressée. Il peut entrer une part de calcul dans la générosité, me semble-t-il : de nombreux hommes d'affaires ayant réussi se mettent sur le tard à faire preuve d'une générosité contrastant avec certains comportements ayant, sinon permis, du moins contribué, à leur réussite (voir le livre "Potrait de l'homme d'affaires en prédateur sur ce sujet"). Dans ce cas, la générosité n'est pas contestable, mais elle entre dans une stratégie de légitimation à postériori de la réussite financière. Comme vous le dites bien dans le Si Fragile verni et dans votre billet, ce n'est pas nier le caractère altruiste de la générosité que de dire cela. Dire qu'il y entre une part d'intérêt n'est pas réduire à l'intérêt.
Comte Sponville aime les formules et c'est pour cela qu'il est un formidable pedagogue. C'est aussi sa limite.
cher Patrick,
Tout à fait d'accord!
Merci de votre remarque.
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