Les chapitres consacrés au zoologue suisse, Adolf Portmann (chapitre 1), au chef-d'oeuvre, hélas trop peu connu, de Johan Huizinga, Homo ludens ("L'élément ludique de la culture", chapitre 7), à l'oeuvre de Lévinas ("Un beau risque à courir. Sur le premier et le second Lévinas", chapitre 10), sont particulièrement remarquables, sans que cela amoindrisse le grand intérêt que l'on prend à lire les autres moments de l'ouvrage.
La critique de la pensée utilitariste, l'interprétation des comportements, des normes ou des fins réduits au seul critère de l'utilité, est abordée sous différents angles, par des bouts que l'on ne songerait pas de prime abord à relier ensemble (la biologie, l'architecture, l'ornement, mais aussi la phénoménologie et la métaphysique), mais le disparate est en réalité uni par cette notion qui donne son titre à l'ouvrage : la manifestation de soi.
Le monde de la nature, végétal et animal, aussi bien que le monde des hommes sont travaillés par le besoin parfaitement inutile et gratuit de se montrer et d'apparaître, de s'exposer, dans une beauté, une richesse, une jubilation de couleurs, d'éclats ou de chants, parfois de rivalités et de combats, qui ne peuvent être interprétées ni comprises selon les catégories "fonctionnalistes", de type utilitaire, de la théorie de l'évolution (fondée sur le primat de l'autoconservation). C'est ce que montre le beau chapitre consacré à l'oeuvre d'Adolf Portmann. On comprend dès lors qu'une attention particulière soit ensuite portée à la relation du don chez Mauss, à la conception de la culture comme jeu chez Huizinga ou encore au panache de l'amiral Nelson durant la bataille de Trafalgar que décrit le grand écrivain américain , Herman Melville, dans Billy Budd. Autant de voies pour porter l'estocade à l'hégémonie de la théorie des choix rationnels et à la doctrine utilitariste.
Ce qui est remarquable dans la démarche philosophique de Dewitte, telle qu'elle se dégage de ses trois livres publiés - il en tient pourtant plusieurs autres en réserve - et des dizaines d'articles qu'il a écrits depuis une trentaine d'années, c'est l'intention constante de dépasser une conception purement binaire des choses, sur le mode du "ou bien, ou bien", tout autant que le refus délibéré d'adopter une approche dialectique où il s'agit de surmonter les opposés. Il convient, au contraire, de tenir ensemble ce qui parait conceptuellement s'exclure : la gratuité et l'utilité, la liberté et l'obligation, la fonction et l'ornement, la représentation (le langage) et le réel, etc. Et cette démarche non dualiste (si proche de celle de Mauss) jaillit d'une relation qui chez Dewitte est tout à fait centrale : la relation d'enveloppement. La gratuite "enveloppe" et englobe l'utilité, le non-fonctionnel "enveloppe" et englobe le fonctionnel selon une primauté où les termes, entrelacés l'un à l'autre, ne s'impliquent pas plus logiquement ou rationnellement qu'ils ne s'excluent. Aussi bien pourrait-on parler d'une sorte de maillage entre l'homme et le monde, sans que la subjectivité (ou la conscience) humaine soit posée comme étant absolument première.
Si l'homme est ainsi dépossédé de son orgueilleuse prétention à être la source et l'origine de tout sens et de toute raison, cela tient à la donation première, le surgissement originaire de l'Etre - qu'il y ait de l'être plutôt que rien - ce "champ immotivé du monde " dont parle Merleau-Ponty): pure contingence qui exclut et excède toute nécessité, et plus encore toute réduction - de là viennent les critiques profondes adressées au "constructivisme" (chapitre 8)- et qui, pour cette raison même, suscite en nous émerveillement et gratitude.
Mais soyez sans crainte, Dewitte n'est pas un spéculatif. S'il n'appartient à aucune école, c'est qu'il marche sur ses deux jambes qui sont bien à lui. Et ce qui est le plus singulier - là réside le talent tout à fait unique de Jacques Dewitte - c'est que ces jambes-là cheminent avec une liberté sans pareille dans le pas des autres et qu'à ce contact leur sillon révèle une profondeur, une ampleur de sens jusque là insoupconnée.
C'est là un bien beau livre dont je vous recommande vivement la lecture.
2 commentaires:
Les abonnés du podcast "Du grain à moudre" de France Culture peuvent entendre Jacques Dewitte et Jean-Louis Laville sur ces questions dans l'émission du 17 mai. Programme d'autant plus intéressant qu'un cordial échange s'installe avec "l'utilitariste de service" Malik Bosoret (orthographe incertain- chercheur au centre Bentham).
Merci beaucoup pour ce bel article.
J'aimerais ajouter que ce que je trouve d'admirable chez Jacques Dewitte, c'est -comment dire ? - son "style de philosopher". Voici un philosophe, âgé de 64 ans,qui a derrière lui une très abondante oeuvre sous forme d'articles publiés, la plupart, dans des revues vite épuisées ; oeuvre, par là-même, peu connue du grand public. Et puis, en 2007 (à 61 ans !), il publie son premier livre, suivi, en 2008, d'un second et en 2010, d'un troisième, dans lequel il nous annonce la publication prochaine de 6 autres livres.Chacun de ses livres constitue l'aboutissement de recherches dont les résultats, provisoires,ont été consignés dans ses articles, au fur et à mesure de leur état d'avancement.
Voilà qui nous change de la graphomanie compulsive d'un pseudo-philosophe bien en vue dans les médias, qui, depuis sa sortie de l'adolescence, "pond" 1 livre par an (si pas plus)et, à l'orée de ses vieux jours, nous dit que les 4/5 de sa production (tel est le mot juste !) est bonne à jeter à la poubelle : quelle manifestation de profond mépris pour ses admirateurs.
La production dudit pseudo-philosophe sera complètement oubliée quand l'oeuvre de Jacques Dewitte restera comme un monument de la philosophie du XXI ème siècle.
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