Ce ne sont là encore que de brèves notes de lecture.
La scène d'ouverture
Au petit matin, dans un wagon de troisième classe du train qui file vers Saint-Pétersbourg. trois personnages échangent quelques paroles anodines, font connaissance et entament une conversation, quoiqu'on ne saurait dire que ce soit ensemble : le prince Mychkine, de retour de l'étranger, et Rogojine, en présence d'un petit fonctionnaire, Lébédev. Le roman s'ouvre d'emblée sur la relation entre ces deux voyageurs, et c'est encore sur ces deux-là que le roman s'achèvera, veillant le cadavre de la femme qui les aura unis et déchirés. Tout part de ce couple de jeunes gens, aussi différents que possible dans leurs traits de caractère, au physique comme au moral, et qui est décrit comme tel (l'un est blond, l'autre est noiraud, l'un doux et poli, l'autre passionné et brutal, etc.) mais qui est uni – une indication discrète en est donnée par l'auteur, mais qui ne se perçoit qu'à la relecture - par une secrète géméllité. On sait par les carnets laissés par Dostoïevski qu'à l'origine, le prince devait être un Rogojine, puis le héros principal s'est disjoint en deux figures contraires. Le lien tissé avec Nastassia Filippovna formera bientôt le triangle central du roman, auquel se joindra une autre jeune fille (Aglaïa Epantchine), sans que la structure triangulaire soit remise en cause : Mychkine, Nastassia, Rogojine ; Mychkine, Nastassia, Aglaïa ; ici Mychkine, Rogojine, Lébédev (lequel incarne caricaturalement ce que la société des hommes a de veul, de médiocre et de repoussant).
Le prince arrive en Russie après un séjour de quatre années en Suisse - il y a été soigné pour épilepsie - emportant pour seul bagage un « petit baluchon ». Dans la mesure où, selon les dires de Dostoïevski lui-même, le prince incarne la figure du Christ, son apparition sur la scène du roman est présentée avec les traits d'un dénuement presque total, conformément à la tradition évangélique (le wagon de 3e classe n'est-il pas l'image transposée de la grotte de Bethléem ?). Il a été entretenu et élevé par un homme qui n'est pas de sa famille, sans avoir de parenté sur terre autre que lointaine (la générale Epantchine qui est aussi une Mychkine, et c'est à elle qu'il vient rendre visite), étant le dernier rejeton de sa lignée. Jusque dans son apparence physique, le prince est décrit avec les traits qui distingueront tout au long du roman son comportement paradoxal : force et faiblesse (air d'épuisement et solide complexion, p. 20), maladresse (idiotie) et intelligence (à l'instar, se demande-t-on, de la double nature, divine et humaine, du Verbe incarné). Mais Rogojine – de façon tout à fait révélatrice c'est au prince qu'il s'adresse et à lui seul [p. 26], comme s'il avait déjà reconnu en lui (il vient pourtant à peine de le rencontrer) un interlocuteur qui lui était prédestiné par une secrète affiliation – Rogojine, « le frère élu » [livre 2, IV, p. 368] donc, partage également certains de ces traits : lui aussi est décrit comme présent-absent : « il pouvait écouter sans écouter, regarder sans regarder, rire et ne pas savoir, ne pas comprendre lui-même, parfois, pourquoi il était en train de rire » [p. 25]. D'emblée, et dès les premières lignes, se dégage l'étrange impression que ces deux-là sont en marge, comme décalés par rapport à la réalité (la société des hommes) dans laquelle sont pleinement campées les deux bottes de ce monsieur « Je-sais-stout » qu'est Lébédev. Mais la nature de leur « décalement », de leur « pas de côté » est, on l'apprendra assez tôt, entièrement différente : la passion aveugle, effrénée, prête à toutes les folies, chez l'un, la compassion douce et calme, pleine d'un discernement supérieur, chez l'autre. Deux attitudes, ou plutôt modes d'être, qui pourtant sont voués à l'échec – la folie amoureuse (et érotique) non moins que la pitié, c'est bien tout le drame - et de fait, tous deux échoueront à la fin du roman, brisés et détruits (l'un par la longue peine de prison que lui vaut le meurtre de Nastassia, l'autre par le retour de la folie). Ils arrivent, et repartirons (en Sibérie, en Suisse), de sorte que le roman peut être compris comme une parenthèse entre deux voyages, deux absences.
Le Christ mort de Hans Holbein
Mais L'Idiot est aussi de part en part le roman de l'échec et de l'impuissance : l'impuissance du désir de possession qui pour saisir l'être qu'il convoite doit nier sa dignité profonde, l'impuissance de la bonté qui est, à sa façon, une manière de toucher à l'être avec une vérité et une douceur qui sont également insupportables. Parce qu'elle défie et transgresse les convenances du jeu social – et Dieu sait combien le prince Mychkine apparaît comme un être socialement inadapté, un idiot précisément – mais surtout parce que la bonté ouvre à un discernement des intelligences et des coeurs que peu sont disposés à accepter, engendrant chez la plupart l'ironie, le rejet furieux et la révolte comme si avait ainsi été atteint, de façon intolérable, ce qui en chacun fait son « quant à soi », la violence, la manipulation ou l'hypocrisie étant vécues, finalement, comme moins envahissantes et intrusives. Et la pitié, le désir de secourir celle dont la souffrance est la première chose qu'il voit dans son visage [liv. I, VII, p. 144], loin de pouvoir l'empêcher précipite la catastrophe finale. Il n'est personne qui se trouve consolé, apaisé, moins encore guéri de ses maux par la bonté du prince. Bien au contraire : la bonté agit comme un accélérateur de souffrance - au sens où l'on parle d'un accélérateur de particules - et Mychkine reste, finalement, seul avec son « idiotie ».
L'impuissance de Mychkine, pas seulement sexuelle (celle-ci n'est que discrètement évoquée par Dostoïevski) est connotée par celle du Crucifié, telle qu'elle apparaît douloureusement dans le tableau de Hans Holbein, « Le corps du Christ mort dans la tombe » (1521), dont Mychkine avise une reproduction chez les Epantchine et dont il a vu l'original à l'étranger. Dostoïevski lui-même avait été profondément frappé par ce tableau - le cadavre du Christ y est peint sous les traits effroyables d'un noyé du Rhin ; une oeuvre, écrira-t-il, capable de faire perdre la foi à quiconque le contemple [liv. 2, 4, p. 362] et qui le mit au bord de la crise d'épilepsie lorsqu'il le vit au Kunstmuseum à Bâle, le 12 août 1867. Le désespoir causé par le spectacle de ce cadavre exsangue, décharné et verdâtre, la bouche encore ouverte dans un rictus atroce, est tel qu'il anéantit tout espoir de croire à la résurrection annoncée et cette négation de la vie par excellence, peinte en des traits si réalistes, est le défi suprême que le roman voudrait relever s'il est vrai que la bonté accompagne l'affirmation la plus haute de la vie.
Telle est la clé qui donne à l'oeuvre sa profonde signification, et en fait le fonds tragique : « à savoir, écrit Jérome Thélot, cette possibilité effrayante que la résurrection soit impossible, que la renaissance à une autre vie, meilleure et nécessaire, soit interdite même au Christ, interdite donc à tous les hommes (et à Dostoïevski lui-même comme à sa femme et à sa fille).
Que tous les hommes soient abandonnés à l'indifférence du hasard, à la matière sans amour et à la souffrance insensée, c'est l'hypothèse que l'écrivain fasciné contemple dans le tableau où le peintre l'a visiblement déposée. »**
Ces deux impuissances ont pour cause la résistance à toute possibilité et volonté de salut chez un être définitivement détruit par l'assaut d'une violence originaire (le viol dont Nastassia a été victime de la part de Totski, son protecteur), et qui en garde les cicatrices indélébiles de la honte et de la culpabilité. Tout se passe comme si Nastassia était définitivement perdue, hors de portée, non par sa faute, mais parce qu'elle est l'image même de la victime souillée. Que Dostoïevski ait été dans sa propre existence fasciné par ces tentations et ces expériences de la souillure sexuelle est un fait avéré, et l'impossibilité de donner un avenir à celle qui dans sa vie en a été victime, Apollinaria Souslova, est sans doute l'indice du profond sentiment de culpabilité qu'il ressentait à son égard.***
Un roman théâtral
Si l'on revient à ce qui se dégage du chapitre inaugural de l'oeuvre, on est frappé par sa dimension proprement scénique. De fait, tout le premier livre de L'Idiot enchaîne une série de scènes, avec ces multiples arrivées intempestives qui sont le propre des mélodrames, se déroulant dans le temps court d'une seule journée. Georges Steiner a souligné à juste titre le caractère théâtral des trois grands derniers romans de Dostoïevski, qui en font, pour une large part, des romans à épisodes. Mais l'arrivée sur scène de Mychkine a aussi une signification plus profonde, qui est « métaphysique » et pas seulement technique. Ce que revèle le retour de Suisse – ce pays qui fut pour lui la terre où règne, dans un climat profondément rousseauiste, l'innocence des enfants et son entente parfaite avec eux, une sorte de paradis originel où la plénitude de la vie s'éprouve sans altérité - c'est que ce retour vers la terre natale est aussi une descente vers la société (cruelle) des hommes, c'est-à-dire, une kénose, comparable à la kénose du Verbe divin.
Entre le tiers (la société des hommes, Nastassia surtout qui est le principal déclencheur de l'action) et les deux personnages se joue une confrontation mortelle, mais cette confrontation est l'expression romanesque, hypostasiée, du conflit tragique que se livrent les aspirations opposées qui déchirent l'âme humane – pour faire simple, l'avilissement de la satisfaction égoïste de tous nos désirs, et la tentation de la sainteté, de la pureté et de l'innocence. Que Dostoïevski ait vécu dans la chair de son âme la souffrance tragique de ce conflit irréductible ne fait pas de doute, et s'il lui a donné la forme proprement monstrueuse de ces trois derniers romans qui, au fond du fond, ne parlent que de cela, L'Idiot autant que Les Démons et Les Frères Karamazov, c'est qu'il la vivait avec une intensité qui le maintenait debout alors que tout dans sa vie aurait dû l'anéantir.
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* Les références sont données ici dans l'édition Babel, en 2 tomes, chez Actes Sud (traduction André Markowicz).
** Jérome Thélot commente L'Idiot de Dostoïevski, coll. Folio, Gallimard, 2008, p. 27.
*** Apollinaria Souslova, Mes années d'intimité avec Dostoïevski, trad. Luba Jurgenson, avant-propos de Verena von der Heyden-Hynsch, coll. Arcades, Gallimard, Paris, 1995.
1 commentaire:
C'est assez curieux : cette presque crise d'épilepsie du 12 août 1867 au Kunstmuseum de Bâle me fait irrésistiblement penser au malaise de Stendhal en Italie, assommé qu'il est de tant de beauté à travers toutes les oeuvres d'art qu'il peut y admirer...
Le même ressenti, le même évanouissement en regard, mais de l'autre côté du miroir...Le tout rappelle encore ce que dit Kant du sublime dans sa 3ème Critique.
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