L'océan impavide et les boutons du Roi
Ni le jeune gabier de misaine ni le maître d'armes ne peuvent, à proprement parler, être considérés comme ayant agi de façon libre, puisqu'aussi bien dans l'un et l'autre cas, ils obéissent à des impulsions naturelles, - la haine de Claggart envers la beauté innocente et barbare de Baby Budd est inscrite dans la dépravation naturelle qui le constitue, de même que Billy, incapable de proférer une parole, ne trouve de réponse au mensonge qui le pétrifie que par le coup porté contre son calomniateur : « Je ne voulais pas le tuer. Si j'avais pu me servir de la langue, je ne l'aurais pas frappé. Mais (…) il fallait que je dise quelque chose, et je n'ai pu le dire qu'avec un coup. Dieu me vienne en aide. » Il n'est pas jusqu'au capitaine Vere qui ne s'estime contraint de condamner à mort celui dont il reconnait pourtant la profonde innocence. Mais le principe qui commande sa décision n'est pas inscrit dans la nature aveugle, c'est-à-dire dans la nécessité - « le vide monotone de la mer crépusculaire au-dehors » - qui conduit au mortel affrontement entre les deux hommes – dès le début du roman, nous savons de façon certaine que celui-ci est, d'une manière ou d'une autre, inévitable : le principe dont se déduit la sentence qu'il profère - « Frappé à mort par un ange de Dieu ! Mais l'ange doit être pendu ! » - n'est pas non plus de l'ordre du droit naturel, de ces principes éternels et rationnels de justice qui sont inscrits dans la nature, et auxquels, selon Grotius, Dieu lui-même obéir. La péroraison du capitaine devant la cour martiale, aussitôt assemblée à la hâte dans sa cabine, est, dans toute l'histoire de la littérature moderne, une des plus profondes réflexions sur l'essence même de la loi, à la fois contingente dans sa nature et relevant d'une nécessité sociale propre :
Comment pouvons-nous condamner à une mort honteuse et sommaire un de nos semblables, innocent devant Dieu, et que nous sentons être tel ? La question est-elle ainsi convenablement formulée ? Vous acquiescez avec tristesse. Eh bien, moi aussi, je sens cela, j'en ressens toute la force. C'est la Nature. Mais ces boutons que nous portons témoignent-ils de notre fidélité à la Nature ? Non, ils témoignent de notre fidélité au Roi. Bien que l'océan qui est la Nature primitive inviolée, soit l'élément sur lequel nous nous mouvons et menons notre existence de marins, est-ce que cependant, en tant qu'offic iers du Roi, notre devoir réside dans une sphère également naturelle ? Cela est si peu vrai qu'en recevant nos brevets nous avons à maints égards cessés d'être des agents naturels libres (…) De cette loi et de sa rigueur, nous ne sommes pas responsables. Notre responsabilité reconnue consiste en ceci : aussi impitoyable que puisse être la loi, nous adhérons cependant à elle et nous l'appliquons. [XIX, p. 98].
On ne saurait mieux exprimer une conception absolue, purement formaliste, de la loi dont l'application inflexible doit rester sourde et indifférente à l'examen des circonstances et des intentions de la volonté - toute chose réservée au psychologue et au casuiste – et elle n'a pas non plus à laisser place aux scrupules de la conscience et aux élans de la compassion. Que le destin tragique de Billy Budd puisse être mis au compte du « mystère d'iniquité », ainsi que le reconnaît le capitaine Vere, est une considération théologique ou métaphysique qui, aussi légitime soit-elle d'un point de vue spéculatif, ne saurait intéresser une « cour militaire » ayant à juger un acte de mutinerie à bord d'un navire de guerre.
Une telle conception n'entre nullement en opposition avec la figure machiavélienne que nous avons décelée chez cet officier confronté à un dilemme crucial, serait-ce pour la seule raison que la cité bien ordonnée, telle que la conçoit le Secrétaire florentin, repose sur les trois piliers que sont des armes à soi, de bonnes lois et la religion ; seule façon d'introduire un peu d' équilibre dans ce « petit coin du monde » qu'était pour Machiavel la cité de Florence et, pour le capitaine Vere, le Bellipotent. Sans ces artifices, les hommes se trouvent seulement confrontés à la violence de leurs passions, aux caprices de la Fortune ou bien à la Nature primitive, de sorte que la loi, bien qu'elle soit toute humaine et contingente et dénuée de justification rationnelle ultime, représente l'unique structure de sens et d'ordre vers laquelle les hommes puissent se tourner et orienter leurs décisions. La schizophrénie de Vere, chez qui l'obéissance formelle aux règles de la loi militaure entre en conflit avec les sentiments du cœur et de la compassion – « ému, le mien l'est aussi. Mais ne laissons pas des cœurs chauds trahir des têtes qui devraient rester froides » – est la réitération de l'écart ontologique entre la Nature et la loi, l'océan impavide et les boutons du Roi, le prix à payer pour que la société et la civilisation des hommes ne soient pas emportées et englouties par la fureur des forces naturelles et des énergies démoniaques. De là vient que Vere rejette comme inappropriée aux circonstances toute décision qui ne serait pas ou la libération ou la pendaison du Beau Matelot, et qui exprimerait une pusillanimité et une clémence, susceptibles d'engendrer de « nouveaux troubles ». Et, de toute évidence, la condamnation est, à ses yeux, la seule décision qui s'impose – la cour martiale suivra ses recommandations - malgré la tendresse presque paternelle qu'il éprouve pour le jeune marin dont le nom s'échappera de ses lèvres avec amour aux derniers instants de sa vie.
Une leçon sceptique
L'ironie, entendue comme intelligence de l'ambiguïté et l'ambivalence du texte, c'est que, lors même que le commandant du navire prétend ne faire qu'appliquer les règles en vigueur dans l'amirauté britannique en cas de mutinerie, sans avoir le choix d'une autre décision - « aussi impitoyable que puisse être la loi, nous adhérons cependant à elle et nous l'appliquons » - en réalité, c'est là une interprétation largement discutable de la loi. D'innombrables commentateurs ont apporté la lumière de leurs critiques divergentes sur la légitimité et la nécessité de l'attitude inflexible du capitaine Vere, de l'interprétation étroite et peut-être inexacte et contestable qu'il donne au code militaire, sur les raisons, pychologiques et « politiques », qui expliquent sa rigueur, empreinte d'une profonde et authentique souffrance, ou encore sur ce que Melville voulait ainsi réellement donner à comprendre. Car on dira aussi bien que se déduit de ce récit l'incapacité de la loi, et qui tient à son formalisme abstrait, de prendre en compte les élans de la sensibilité et les sympathies de l'imagination, nécessaires à l'appréhension de la réalité humaine dans sa singularité unique – de sorte que, non, Vere a tort, elles ne doivent pas être stoïquement repoussées et réduites au silence lorsqu'il s'agit de juger un homme - que la nécessité, au contraire, de la loi et des institutions humaines, en dépit de leurs défauts manifestes, seuls moyens de nous prémunir contre la violence impavide de la Nature. Et bien qu'on puisse produire de puissants arguments en faveur de cette dernière hypothèse, elle ne saurait avoir raison de façon définitive des lectures concurrentes.
Tout le génie de Melville romancier est de ne nous imposer aucune interprétation qui annulerait d'avance la liberté que nous avons de comprendre le récit qu'il nous présente, apparemment de façon purement factuelle et descriptive, selon notre propre point de vue. L'ultime leçon serait alors qu'il est impossible à tout homme de percevoir la réalité dans sa vérité nue et ultime, et cela conformément au scepticisme en matière de connaissance que Melville partageait entièrement, quoique ce fut, dans son cas, avec une angoisse et une douleur particulières. De sorte que la conclusion qu'on est en droit de tirer de son testament littéraire – si c'est bien de cela dont il s'agit – n'est pas de nature politique, juridique, sociale ou morale, mais bel et bien épistémologique. Et si le récit du narrateur est sujet à tant d'interprétations diverses et controversées, c'est que Melville a pris soin de ne pas adopter le point de vue omniscient de l'écrivain, singe de Dieu, laissant, au contraire, ouvert un champ d'investigations ironiques et critiques qui n'est pas prêt de se fermer. Il en résulte que la présentation de l'œuvre, ici proposée, n'en est qu'une approche parmi de multiples autres, également possibles et non moins justifiées.
Tout ce que nous pouvons conxlure avec un degré raisonnable de certitude concerne à la structure narrative de l'œuvre qui se déploie avec une nécessité, d'où est absente tout mouvement dialectique : les deux héros du drame restent, quoiqu'il leur advienne, de bout en bout fidèles à eux-mêmes, à ce qu'ils sont et à ce qui'ils incarnent « idéellement », l'innocence parfaite et la dépravation naturelle, de sorte que le roman est le récit de ce qu'il advient lorsque ces deux-là se rencontrent sur la scène du monde, serait-elle limitée à « un pont de batterie briqué » d'un navire de guerre. Le seul personnage qui change réellement profondément, à la faveur de circonstances exceptionnelles, et auquel Melville en était venu à accorder une attention d'une minutie toute particulière, est le commandant du navire lequel découvre le dilemme qui donne aux décisions humaines leur caractère profondément tragique - c'est pourquoi il est le seul dont on puisse dire qu'il soit profondément humain. Mais, là encore, chez lui, le conflit entre les impératifs du devoir et les élans du cœur n'a rien de dialectique, et s'il est tranché en faveur de l'application inconditionnelle et désintéressée de la loi, ce n'est parce qu'aurait été surmonté ce qui dans cette rigueur toute kantienne est négation de valeurs humaines, non moins fondamentales que l'obéissance à la loi, la fidélité à l'ordre établi et le sens des responsabilités, à savoir l'amour, la compassion et la clémence qui découle de ces sentiments. Par conséquent, ayant saisi la complexité de l'homme et de la situation à laquelle il se trouve malgré soi confronté, le capitaine Vere est plus que tout autre un sujet de discussions sans fin et de controverses où chaque argument rencontre sa réfutation, comme si là se montrait, en concentré, l'insurmontable pluralité, diversité et relativité des conceptions humaines du bien ; une diversité, traversée de contradictions à laquelle il faut bien se résoudre, qui n'a rien de profitable et d'heureux, contrairement à ce que soutient la pensée libérale, mais qui est, de bout en bout, absolument désespérante.
Billy Budd n'est ni le testament de l'acceptation ultime de Melville à l'égard d'un ordre du monde dont toute son œuvre avait montré le caractère chaotique, ni le testament de sa resistance face au règne du mal ; c'est le testament de l'impossibilité humaine de trancher entre les conceptions antagonistes du bien, du juste et du vrai, telle qu'elle se donne à voir et se manifeste dans la décision hautement disctutable, quoique parfaitement raisonnée et raisonnable, de pendre Baby Budd, le Beau Matelot, l'innocent parfait vaincu par les forces du mal ou triomphait d'elles, comme on voudra.
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