Les éditions du Seuil viennent de publier, sous le titre Hiroshima est partout, la passionnante correspondance que le grand philosophe allemand, encore trop méconnu, Günther Anders (1902-1992), entretint, entre juin 1959 et juillet 1961, avec Claude Eatherly, le pilote de l'avion de reconnaissance, The Straight Flush, qui confirma à l'Enola Gay, au petit matin du 6 août 1945, que les conditions météo étaient "idéales" pour le lancement de la bombe sur Hiroshima.
De tous les membres de l'escadron, composé de sept bombardiers B 29 qui participèrent à la mission sur Hiroshima, Claude Eatherly est le seul qui ait, par la suite, développé un sentiment intense de culpabilité au point de ruiner son équilibre psychique. Pacificiste acharné à dénoncer les horreurs de la guerre, il devint un militant de la lutte contre le développement de l'arsenal atomique. Mais il y a plus extraordinaire. Refusant d'être considéré comme un héros national et impuissant à faire admettre par les citoyens et les autorités de son pays la culpabilité qu'il éprouvait, mais qui était aussi la leur, il ne trouva d'autre moyen d'être puni que de monter des braquages de banques et de bureaux de poste, sans toutefois ne jamais rien emporter de ses forfaits, à la suite de quoi il fut condamné à quelques mois de prison, avant d'être enfermé pendant près de huit ans au Veterans Administration Hospital (Waco, Texas).
C'est à cette époque de sa vie que Gunther Anders lui écrivit une première lettre qui préluda à un long échange, bientôt chaleureux et amical. Le philosophe avait compris que les actes de délinquance commis par Eatherly et sa souffrance psychique ne s'expliquaient nullement par les desordes mentaux d'un aliéné, mais qu'ils étaient l'expression, moralement admirable, de la conscience du mal auquel il avait participé malgré lui, étant "la victime à vie d'une expérience qui n'était pas de sa faute" (p. 416).
Voici le portrait qu'Anders dresse de cet homme dans lequel il voyait une incarnation de la responsabilité morale d'aujourd'hui :
"Je suis convaincu qu'il est victime d'une situation entièrement nouvelle. Jamais auparavant un tel décalage n'avait existé entre les conséquences possibles des actes d'un homme et sa faible capacité à en imaginer les implications. [C'est là un thème majeur de la pensée d'Anders que l'on retrouve chez Hannah Arendt, dont il faut le premier mari]. Depuis que Claude a vu les conséquences épouvantables de sa mission à Hiroshima, sa vie tout entière a consisté à tenter de comprendre ce qu'il considère comme sa "culpabilité" et de rendre cette culpabilité visible aux yeux des autres. Tous ses actes en partie "insensés" et "criminels" résultent de sa frustration : il a recouru à des actes qui sont reconnus comme criminels afin de prouver à ses frères humains qu'il n'est pas aussi innocent qu'ils le pensent. Alors que des gens ordinaires sont coupables à cause de leurs actes, il a commis des actes afin de prouver sa culpabilité" (p. 386, souligné dans le texte).
Il n'existe, à ma connaissance, qu'un seul autre exemple d'homme ayant développé une maladie neurologique incurable, en vue d'expier son adhésion à une idéologie maléfique - en l'occurence le communisme stalinien : c'est le grand poète polonais, Alexandre Wat, dont il faut lire les entretiens qu'il eut avec Czeslaw Milosz, publiés dans Mon siècle (L'Age d'Homme, Editions de Fallois, 1989).
Quelle différence avec l'argument des criminels de guerre, mille fois entendu dans tous les prétoires depuis le tribunal de Nuremberg, qu'ils sont "innocents" et n'ont fait qu'obéir aux ordres. Dans les dizaines de lettres écrites par Claude Eatherly à Günther Anders, à aucun moment n'a-t-il recours à cet expédient qui eût préservé son psychisme mais ruiné sa conscience et son âme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire