On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 27 mai 2009

Moralité ordinaire

Je tire cet extrait de l'ouvrage du philosophe américain, Alasdair Mc Intyre, que l'on classe généralement parmi les "communautariens", Quelle justice ? Quelle rationalité ? (trad. Michèle Vignaux d'Hollande, coll. Léviathan, Puf, 1993) qui souligne un aspect important de la moralité ordinaire :

"Dans le cas de l'action humaine, la plupart du temps, dans la plupart des circonstances, les modalités selon lesquelles de bonnes (ou de mauvaises) raisons pour une action ont une influence causale sont celles de la journée ordinaire avec son programme routinier d'activités et d'arrêt d'activité. Cette conception de la journée ordinaire, du mois ordinaire, de l'année ordinaire, etc. est d'une importance capitale pour la compréhension de l'action et et du raisonnement portant sur l'action dans n'importe quelle culture. La structure de la normalité fournit le cadre le plus élémentaire à la compréhension de l'action. Le fait d'agir en accord avec ces structures n'exige pas que l'on donne - ni même que l'on ait - des raisons pour justifier ses actes, sauf dans certains types de circonstances exceptionnelles dans lesquelles ces structures sont remises en question
(...) Ainsi, dans les conditions habituelles, le fait de justifier ses actes par des raisons spécifiques est exceptionnel, et lorsque cela arrive dans les circonstances normales, ça n'est intelligible qu'en référence ou en opposition à l'arrière-plan des structures de la normalité. C'est le fait de s'éloigner des exigences de ces structures qui requiert l'existence de raisons particulières et leur justification. Par conséquent, une bonne raison pour faire quelque chose est d'abord une raison suffisamment bonne pour faire autre chose que ce qui est prescrit par les structures de la normalité" (p. 27).

Cette remarque est très juste, je crois. De fait, nous ne passons pas notre temps à justifier, ni à l'endroit de nous-même ni envers les autres, les raisons pour lesquelles nous agissons. Et tant que nos actions s'inscrivent dans la routine de l'existence ordinaire, nous ne soucions guère d'avoir à nous expliquer. Le retour réflexif sur soi ne survient que lorsque quelque épreuve nous déroute et nous oblige à remettre en cause nos convictions. Peut-être du reste est-ce là ce qu'elle a de bénéfique : l'épreuve nous contraint à nous resaisir.
Notre conformation au cours habituel des choses, aux valeurs partagées en commun - ce que McIntyre appelle "les structures de la normalité" - n'est-elle pas cependant une forme de conformisme qui conduit insensiblement à accepter ce qu'une conscience plus scrupuleuse et attentive nous ferait refuser ? C'est là l'objection majeure que l'on peut faire à la constatation fort juste que fait McIntyre, mais qui n'a rien de normatif. Imaginons que la société dont nous respectons les codes et les valeurs dans la vie de tous les jours soit de nature totalitaire, peut-être et sans doute y adapterions-nous notre conduite sans trop nous poser de questions. Mais serait-ce bien agir ? Il nous faut, malgré tout, maintenir le principe d'une vigilance personnelle, toujours en éveil, toujours critique.
Les communautariens, comme McIntyre, objectent à la conception d'un sujet libre et autonome, chère aux penseurs libéraux, que l'homme dont ils parlent est un "moi désengagé" (disembedded Self) - pour rependre l'expression de Michael Sandel - une pure abstraction qui ne correspond pas à l'être socialement enraciné que nous sommes avant tout. Mais s'il est vrai que nous sommes liés, et à bien des égards déterminés, par toutes sortes d'allégeances et d'engagements, par des valeurs culturelles qui constituent les schèmes fondamentaux de notre représentation du monde et qui nous précèdent, on ne saurait en tirer la conclusion que nous sommes incapables d'exercer à l'endroit de ces croyances un regard critique et distancé. Une telle mise à distance des principes et des pratiques ordinaires de la société à laquelle nous appartenons, n'est-elle pas ce à quoi nous invite la réflexion ? Et elle présuppose que la notion d'autonomie et de liberté personnelles, s'agirait-il simplement de la liberté de penser sinon d'agir, ne soit pas une pure illusion de l'esprit.
Si la "haute culture" doit être recherchée et cultivée, ce n'est pas pour nous désengager socialement, c'est afin de nous donner la possibilité d'envisager le monde qui est le nôtre dans ce que Claude Lévi-Strauss appelle un "regard lointain", de pratiquer une sorte de pas en retrait, de pas de côté. C'est parfois la seule issue qui reste à l'individu - le héros kundérien par exemple - lorsque la moralité ordinaire bascule, à l'échelle d'une société entière, dans la violation des droits humains fondamentaux.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

DELIER POUR MIEUX RELIER

On peut interpréter, il me semble toute la "haute culture" philosophique (depuis Platon) comme une démarche visant à délier l'individu du corps social dont il est issu pour mieux lui permettre de se relier à la cité idéale à laquelle il choisit tous les jours et par tous ses gestes quotidiens d'appartenir.