De tous les écrits sur le Goulag soviétique, il n’en est aucun, selon Alexandre Soljénitsyne, qui témoigne davantage de « ce fond de sauvagerie et de désespoir vers lequel nous tirait tout le quotidien des camps », que les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov*, aujourd’hui unanimement considérés comme l’un des plus importants témoignages sur l’univers concentrationnaire stalinien, davantage même comme un chef-d’œuvre de la littérature russe du XXe siècle, autant dire de la littérature universelle.
De Chalamov, on ne saurait affirmer pourtant qu’il fut seulement le « témoin » privilégié d’une expérience qu’il ne devrait avoir été donné à aucun homme de connaître : l’horreur de la vie dans les camps aurifères du grand nord de la Sibérie entre les années trente et cinquante. Car il y a plus dans ces récits, d’une beauté et d’une sobriété à couper le souffle, que l’oeuvre d’un mémorialiste qui transcrit avec une objectivité clinique ce que fut pour des centaines de milliers de « crevards », d’ « esclaves faméliques », de « déchets », le quotidien d’une existence qui vouait, chaque année, 35% d’entre eux à périr sur la « terre de la mort blanche » de Kolyma. Chalamov était et a toujours été avant tout un poète. Et c’est en poète qu’il écrit. Or le fait d’écrire en poète, qu’il s’agisse de prose (comme dans les Récits) ou bien en vers - et Chalamov en récita et en écrivit tout au long de sa vie, même dans les camps – la poésie était pour lui ce que la foi était pour les croyants, « l’ultime recours salvateur » (« Jour de repos », p. 183) - apporte, à soi seul, la preuve irréfutable qu’avait échoué ce qui était au coeur du projet stalinien : la refonte (perekovka) de l’homme nouveau, la destruction de l’âme, de ce que Alexandre Wat appelle « l’homme du dedans », la négation de tout se rapporte à l’intériorité. Aussi convient-il de clamer haut et fort ce qui est : l’écriture est avant tout chez Chalamov le témoignage d’une dissidence radicale, différente sans doute de la contestation politique, mais en son fond non moins essentielle. Telle est la violence cinglante d’une « gifle » que son oeuvre, avec d’autres, inflige au stalinisme.
Mais l’écriture comme « gifle » a d’autres conséquences que Chalamov décline avec une maîtrise et une assurance souveraines. Après l’expérience de la Kolyma et d’Auschwitz, il faut prononcer ce verdict définitif qu’est la mort de la littérature. Non la mort de l’art - l’art est l’oxygène et le cri de l’âme - mais la mort du roman, de la fiction dont la dernière production, mais déjà désuète et appartenant à un passé enterré, est le Docteur Jivago. Ce verdict est prononcé à l’encontre de Boris Pasternak, un écrivain dont Chalamov admirait infiniment la poésie. Au-delà de la sentence, il faut saisir les raisons qui la justifient.
Les Récits de la Kolyma (Kolymskie rasskazy) sont une oeuvre unique à plus d’un titre et qui relève d’un genre artistique entièrement nouveau que Chalamov invente : l’art comme anti-littérature, c’est-à-dire comme document. Document, mais document transfiguré, document de l’âme et, ajoutons-le, de la victoire du bien sur les forces du mal.
Brèves séquences d’une vie
L’homme qui, en novembre 1953, franchit le seuil de son appartement moscovite - ou plutôt celui où habitent sa femme et sa fille, parce que le sien il l’avait quitté seize ans plus tôt - est un vieillard précoce, âgé de quarante neuf ans à peine, que la mort de Staline vient de rejeter d’un bien étrange territoire : une « île », vaste de millions de kilomètres carrés, 1/8 de la surface de l’Union Soviétique, qui a englouti son cortège de millions de morts, tombés de faim, de froid, d’exténuation, de maladie, dans des camps destinés à l’extraction de l’or ou du charbon, à la construction de routes ou d’édifices industriels ou tout simplement fusillés pour laisser place aux nouveaux arrivants. Une « île » coupée du continent, Kolyma, un lieu sans lieu, qu’aucune géographie naturelle n’avait destinée à l’habitation humaine mais où furent détenus et voués à l’extermination par le travail ceux que le « rhinocéros » - ainsi Chalamov appelle-t-il Staline - avait d’un trait de plume rayés de l’existence. Leur crime et le sien ? Mais était-il besoin d’avoir commis un crime, en ces temps là, pour faire partie de la charrette ? Il y avait bien des condamnés de droit commun, mais leur sort était de tous le plus enviable, parce que, eux, du moins, n’étaient pas des « ennemis du peuple », des « trostkistes ».
Etudiant à l’université de droit de Moscou - l’université de droit soviétique, ainsi s’appelait-elle sans ironie - Varlam Chalamov avait vingt-deux ans lorsqu’il fut arrêté, le 19 février 1929, pour avoir diffusé clandestinement le « Testament de Lénine » (autrement appelé la « Lettre au Congrès », dans lequel Lénine manifestait ses réserves à l’endroit de Staline). Condamné à une peine de trois ans suivis de relégation, il est envoyé à la quatrième section du SLON (camps des Solovki à Affectation Spéciale) au camp de la Vichéra dans l’Oural, principalement à Berezniki. L’homme devait déjà être une sorte de « forte tête », car il rédigea en 1930 une protestation contre les conditions de détention des femmes dans les camps. Il fut néanmoins libéré l’année suivante. En 1932, il s’installe à Moscou comme « journaliste, homme de lettres et écrivain » et publie plusieurs poèmes, études (dont une sur Maïakovski) et courts récits. 1937, et c’est la deuxième arrestation. Accusé d’activités contre-révolutionnaires trostkistes (sigle KRTD), il est condamné à cinq ans de détention à Kolyma où il arrive le 12 août. Il n’en sortira que seize ans plus tard avec ce qui lui restait de vie et de santé mentale pour devenir le plus implacable mémorialiste de l’enfer.
Qu’il ait survécu aux conditions d’existence inhumaines dans les camps, où les hommes étaient exposés à des températures descendant parfois jusqu’à moins soixante, revêtus de misérables hardes, non pas nourris mais alimentés à peine de quelques centaines grammes de pain, deux soupes d’eau claire léchées à même la gamelle, forcés de travailler sous les coups près de seize heures par jour sur les « fronts de taille » des mines d’or, cela tient du miracle. Non, pas du miracle. Qui pouvait croire en ces lieux à la Providence ? Non pas qu’il n’y eût des hommes de foi dans les camps (voir « L’apôtre Paul » par exemple), mais, d’une manière générale, les « sujets religieux » étaient de ceux dont les détenus n’aimaient pas parler.
Sa survie à Kolyma, Chalamov la doit à un juge instructeur qui lui confie, une fois par semaine, des tâches de secrétariat et jette au feu son dossier. En 1942, sa peine est prolongée jusqu’à la fin de la guerre. 1943, nouveau procès pour avoir dit d’Ivan Bounine, prix Nobel de littérature (1933), qu’il est « un grand écrivain russe ». Dix ans. Motif : « agitation anti-soviétique » (alinéa 10 : c’était toujours mieux que l’article 58/7 !). Il semble qu’il ait dû la vie à un médecin qui le recommanda en 1946 pour suivre des cours d’aide-médecin (voir « Les dominos »). Passons sur les diverses pérégrinations de son existence dans les camps, qu’il n’est pas dans notre propos de relater ici.
Libéré en 1951, il n’obtiendra l’autorisation de regagner Moscou que deux ans plus tard, huit mois après la mort de Staline. Entre temps, il avait envoyé son premier cahier de poèmes à Boris Pasternak. Chalamov avait parcouru mille cinq cent kilomètres dans la neige de Kolyma pour aller chercher sa réponse, chaleureuse et encourageante. Quelque temps après son retour, il se sépare de sa femme et sa fille (leur divorce avait été prononcé alors qu’il était encore dans les camps). Il ne voulait pas oublier son passé maudit. Revenir à une « vie normale » ? La demande se conçoit, mais elle ne tient pas compte de l’homme qu’il est devenu et de l’oeuvre à laquelle il va désormais consacrer ce qui lui reste de force dans une solitude de plus en plus grande. Au fil des années, la maladie, la rupture avec les proches (Pasternak, Soljenitsyne, Nadejda Mandelstam, d’autres encore), les malentendus (la malheureuse lettre publiée en 1972 dans la Literaturnaïa Gazeta). La fin est tragique. Les grandes ombres de la destruction auront finalement raison de son cerveau. Après avoir passé les trois dernières années de sa vie dans un hospice de vieillards, il sera emmené quelques jours avant sa mort, le 17 janvier 1982, dans un hôpital psychiatrique. Aveugle et sourd, finalement rattrapé par les mâchoires l’enfer, il se croyait revenu à son ancienne condition de détenu, de « zek ». Bien qu’il ait eu la consolation de voir son oeuvre partiellement publiée à l’étranger (en 1978, l’historien Michel Heller en avait fait paraître des extraits à Londres, repris plus tard à Paris par YMCA Press), dans son pays, l’affaire était entendue depuis longtemps : il n’avait essuyé que des refus de la part des maisons d’édition officielles. Le rideau du silence devait pourtant se lever petit à petit et nous révéler une des plus grandes œuvres du XXe siècle, nous laissant encore ses énigmes à déchiffrer.
Le document et la mort de la littérature
Après Kolyma, Auschwitz et Hiroshima, malgré le mot d’Adorno, ce n’est pas la mort de la poésie qu’il faut prononcer - n’est-ce pas un poème qui ouvre Si c’est un homme de Primo Lévi ? et nous l’avons dit Chalamov en écrivit et en récita toute sa vie - mais la mort du roman, du roman descriptif et psychologique. « La nouvelle prose, c’est l’événement, le combat lui-même, non sa description. Un document, la participation directe de l’auteur aux événements de la vie. Une prose vécue, en document », écrit Chalamov, en 1972, dans un texte intitulé « Manifeste pour la nouvelle prose »..
Impossible d’écrire désormais une œuvre de fiction. Parce qu’il n’est pas de fiction qui puisse envisager le monde autrement que sous la forme artificielle d’une création de l’imagination. Or cette part irréductible d’imaginaire en toute production romanesque est précisément ce qui n’a plus cours. Non seulement parce que les lecteurs n’acceptent plus d’être « floués » et qu’ils expriment une pressante demande de « vérité » historique répondant à ce que fut leur propre expérience - expérience terrifiante pour l’immense majorité de la population soviétique au sein de laquelle il n’était presque pas de famille qui n’ait connu la détention ou la mort de l’un de ses membres - mais, au-delà de cette raison historique, parce que la réalité des camps impose à l’art de trouver des procédés narratifs qui soient sans précédent. « Une prose où n’entreraient ni descriptions, ni caractères, ni portraits, ni développement est possible », écrit-il à Soljénitsyne. Ecriture donc non pas de l’auteur-démiurge, mais du « témoin » et du « mémorialiste ». Et qui pourtant, chez Chalamov, ne se fait ni historique ni biographique. Tel est le trait distinctif de chacun des récits qu’il compose, d’une longueur inégale, mais généralement assez courts, toujours d’une grande densité et sobriété, et qui saisissent les faits évoqués avec une totale économie de moyens, sans pathos, ajout ni commentaire, prenant le lecteur à la gorge avec l’efficacité d’une lame de rasoir. S’agit-il de relater le suicide d’un détenu qui apprend qu’il doit retourner au front de taille ? « Nous rîmes pour la forme. – Quand partons-nous ? - On rentrera demain. Ivan Ivanovitch ne demanda plus rien. Il se pendit à dix pas de l’isba, à la fourche d’un arbre » (« Ration de campagne », p. 79). Voilà tout. Et l’on reste comme pétrifié d’effroi.
La littérature comme document, mais le document entendu dans un sens entièrement nouveau qui n’a rien de descriptif ou de documentaire précisément, et qui satisfasse à une exigence d’exactitude absolue, d’authenticité sans défauts – « l’authenticité, voilà la force de la littérature de demain » (« La cravate », p. 155) - jusque dans les moindres détails. Le regard non du romancier, mais du spécialiste. On voit cette minutie scrupuleuse s’exercer dans la lecture que Chalamov fait d’Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljénitsyne. Tout est passé impitoyablement au crible d’un réel qui ne laisse aucune place à la licence gratuite de l’imaginaire. Inutile de préciser davantage à qui l’on songe ici. Le texte donc comme compte-rendu clinique, aussi laconique et objectif que possible, de ce « grand drame de la vie » dont Chalamov emprunte l’expression au physicien Niels Bohr.
André Siniavsky dit de Chalamov qu’il écrit « comme s’il était mort », c’est pourquoi, ajoute-t-il, il est « aux antipodes de toute la littérature qui existe sur les camps ». Le document pousse jusqu’à l’extrême l’ascèse de plier le texte au réel, ascèse anti-littéraire par excellence s’il est vrai que la littérature occidentale se nourrit de la conviction métaphysique que l’art, avec ses artifices et ses mystifications, est plus réel que le réel. Ici, il en va tout autrement. Ce parti pris d’objectivité proprement glaciale accomplit le mouvement réaliste en art jusqu’à prononcer la mort de la littérature réaliste elle-même : « Tout ce qui est autre chose qu’un document n’est pas du réalisme, c’est du mensonge, du mythe, un fantôme, un moulage.»
Le document n’est pas une information sur le réel observé avec cette crudité naïve dont Nietzsche faisait reproche à Zola. Dans la théorie anti-littéraire qu’élabore Chalamov le texte n’est pas composé de signes linguistiques lesquels n’abolissent jamais, par définition, la fracture entre le signifiant et le signifié (que celui-ci désigne un concept ou le réel lui-même, peu importe) : le texte est la présence du réel, saisi dans sa dimension symbolique, composé de « mots-objets », dit Luba Jurgenson dans sa belle introduction. « C’est toute l’échelle de valeurs de l’oeuvre littéraire, explique Chalamov, qui se modifie sous nos yeux et à quoi une forme artistique comme le roman n’est plus en mesure de répondre. La manie descriptive, la prolixité, l’emphase, sont autant de vices à proscrire. Décrire l’aspect extérieur d’un individu freine la compréhension du récit (...) User du paysage c’est en user avec économie. Lorsqu’un détail du paysage devient un symbole, un signe, et à cette condition seulement, il garde son sens, sa vivacité, sa nécessité. »
De là l’extraordinaire économie de moyens, le caractère laconique de l’écriture de Chalamov qui, dans chacun de ses récits, cherche seulement à saisir « le vif de la vie ». La vie dans les camps, non pas décrite de l’extérieur ni même de l’intérieur, mais rendue dans sa réalité, dans sa présence nue et épouvantable. La souffrance permanente du corps qui hurle famine, le froid qui gèle les os, les maladies - scorbut, dysenterie, pellagre, « état d’épuisement total où la paume des mains s’enlevait comme des gants » (« Le mollah tartare et l’air pur », p. 142) - « la méfiance, la rage, le mensonge » (« Tâche individuelle », p. 43), la totale dégradation physique et morale de l’homme, en proie à cet instinct naturel, l’instinct de conservation, qui anime hommes, animaux, plantes, et les pierres eux-mêmes. Quoique les suicides ne fussent pas rares, de même que les actes d’auto-mutilation – mais il s’agissait là d’échapper au travail auquel tous portaient une haine et un dégoût viscéral -, le détenu « vit de ce qui fait vivre la pierre, le bois, l’oiseau et le chien » (« Le charmeur de serpents », p. 130). Sans commentaire, ni qualification des faits, l’auteur s’effaçant dans une absence qui ne fait pas de lui-même le sujet de la narration à partir duquel tout serait pris en vue. Le livre est sans perspective ni locuteur. Qui parle au juste ? On ne le sait pas. Ainsi que le fait remarquer Leona Tocker, il convient de distinguer la voix narrative qui parle, celle d’un ancien prisonnier qui repense son expérience après sa libération, des « personnages » principaux aux identités diverses, Andréiev, Krist, et qu’on ne peut tout à fait identifier à la personne même de l’auteur.
Il n’y a dans les Récits de Kolyma aucune présentation factuelle de nature biographique, historique ou topograhique. On ne sait à quel moment précis les faits ont lieu : « Quelques années plus tard, la guerre se termina… » (« Les dominos », p. 192), « cet hiver-là… » (« Première mort », p. 144), ce sont là des indications vagues, mais qui généralement font défaut. L’ordre des récits ne suit aucune continuité temporelle, pas plus qu’ils ne s’enchaînent selon la séquence imposée par une « histoire » : « Dans mes récits, il n’y a ni intrigue, ni caractère à proprement parler ». « Des gens sans biographie, sans passé et sans avenir sont saisis au moment présent ». Document où les catégories du subjectif et de l’objectif sont dépassés au profit d’une néantisation, d’une désindividualisation qui produit un intense sentiment d’angoisse. Chalamov nous laisse sans repères. Mais le fait est que dans le monde qu’il laisse advenir à la présence, les détenus étaient sans points fixes. L’enchaînement des chapitres obéit à des lois de composition extrêmement complexes. Les catégories ordinaires de la temporalité, ou tout simplement de la chronologie, sont totalement bouleversées. Seul demeure un présent coupé de son inscription dans le flux du temps, abolissant aussi bien les souvenirs du passé que l’espérance dans l’avenir. Quiconque témoigne de quelque espoir ne peut être qu’un novice ou un imbécile qui fait sourire d’un pli grimaçant les plus endurcis (voir « Le charmeur de serpents », p. 129). L’horizon du temps se réduit à l’attente du repos ou à l’heure de la distribution du pain. Où un instant sauvé au travail forcé, au froid, aux coups, a plus de prix que l’éternité. L’angoisse même de la mort - cet événement inéluctable qui attend et frappe en retour toute existence humaine de sens ou de non-sens - disparaît au profit d’une morne indifférence. Un thème qui court à travers tous les récits ; les détenus sont ramenés à une indifférence qui évoque celle du Grand Nord : impossible d’éprouver les sentiments humains de pitié ou de compassion, pas plus que ceux d’égoïsme ou de fierté (voir « Ration de campagne », p. 65). Hommes, bêtes, arbres luttent pour leur survie, les arbres se repliant sur eux-mêmes comme les « crevards » pour déplier leurs ramures aux premières lueurs du printemps (voir « Le pin nain », un récit auquel Chalamov attachait une importance particulière). De même que manquent les données géographiques qui nous permettraient de savoir en quels lieux précis se déroulent les événements, souvent même les non-événements, qu’il décrit. Mais si nous assistons à une subversion des catégories spatio-temporelles dans lesquelles se meuvent les hommes dans le monde ordinaire de la vie, nous le comprenons, c’est que plus rien de semblable n’existait pour les détenus de Kolyma.
Décrite comme une « île » coupée du reste du continent, cette terre est sans lieu, est un non lieu. Une réalité atopique. Une utopie à l’envers : infernale. Une réalité totalement négative dont Chalamov répète que « nul ne devrait la connaître ni en entendre parler. »
Aussi est-ce d’abord dans son mode singulier et nouveau d’écriture que se manifeste la révolte de Chalamov, sa dénonciation impassible d’un système qui avait organisé l’anéantissement de millions d’êtres humains.
Le langage de l’inhumain
La manière unique dont l’écrivain conçoit le récit va bien au-delà de la position de « témoin » ou de « mémorialiste ». Elle prend d’abord et avant tout une forme esthétique, se déployant dans une pratique narrative faite pour s’accorder à ce monde de l’inhumain où les capacités représentatives et communicationnelles du langage sont devenues entièrement inopérantes. Trouver la forme esthétique qui convienne à la réalité de Kolyma, le « style » adéquat, apparaît, dans les écrits où Chalamov s’explique sur le sens de sa prose, comme une préoccupation constante et qui est sans égale dans toute la littérature sur les camps : « La forme, c’est précisément la responsabilité de l’artiste car pour le reste le lecteur et même l’artiste peuvent s’adresser à l’économiste, à l’historien, au philosophe »10. On ne saurait donc comparer les Récits de Kolyma avec L’archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne sans insister sur ce qui distingue ces deux grands témoins des horreurs de l’ère stalinienne. Si le second peut être défini principalement comme un « mémorialiste-historien », le premier est un « mémorialiste-poète ».
Chalamov ne se contente pas d’obéir à un nécessaire devoir de mémoire, il met en scène un monde « aux frontières du transhumain » dans lequel sont anéanties toutes les catégories de la représentation sans lesquelles il n’est permis à personne d’habiter humainement la terre et de communiquer avec autrui. Et cela en envisageant le monde des camps, non en historien ou en philosophe, mais en artiste : « Les Récits sont mon âme, un regard sur toute chose qui m’est entièrement personnel et en ce sens unique .»
Dire le réel donc, de la façon la plus réaliste qui soit, mais avec des outils qui ne sont pas ceux du réalisme littéraire, cela n’est possible que par l’invention d’un style qui soit un document authentique, un « document nu » (mais non un documentaire), qui nous parle de ce qu’il advient de l’homme lorsqu’il est mis en pièces et réduit à la matérialité la plus immédiate et prosaïque d’un corps au bord de l’exténuation. Paroles du corps donc, de « l’homme-limite », pour reprendre l’expression de Luba Jurgenson, qui n’est plus qu’un corps, une conscience corporéifiée, où ce qui reste d’âme ou d’esprit se concentre dans la gelure des doigts et des pieds, la douleur des os frappés d’avitaminose. « Il est en notre pouvoir et de notre devoir d’écrire un récit qui ait l’évidence d’un document. Il suffit que l’auteur explore sa matière en payant de sa personne, pas seulement avec son esprit, pas seulement avec son coeur, mais avec chaque pore, chaque fibre de son être. »
Dès lors on comprend en quelle singulière manière Chalamov exprime une protestation, une révolte, une dissidence, qui mobilise contre le système stalinien jusqu’à la moindre « fibre de son être ». Dissidence esthétique, à mille lieux de tout esthétisme, plus originaire que toute dissidence politique et qui passe par le véhicule d’un verbe nouveau, le verbe de la chair : « Révéler l’expérience que l’on fait lorsque le cerveau se met au service du corps pour sa survie immédiate et que le corps à son tour se met au service du cerveau, tout en conservant dans ses moindres méandres des épisodes qu’il aurait plutôt fallu oublier. » Ou, pour le dire autrement : écriture incarnée qui crie la révolte physiologique d’un être - mais est-il encore un homme ou une bête sauvage ? - qui n’a plus de voix et s’il a encore un nom, qui n’a plus d’identité. Personne ne proteste ni ne s’indigne dans les Récits de la Kolyma. Les forces pour cela manquaient. Ce qui reste d’humanité se mesure au peu d’énergie musculaire capable de faire encore avancer le “crevard” et le conduire jusqu’au soir à son châlit.
Dans l’univers concentrationnaire ne règne que le quantitatif et la pesante atonie du même. Toutes les qualités qui différencient les individus et font leur richesse sont effacées. Les objets, une simple pelle, y ont bien plus de valeur qu’une vie humaine. De celle-ci on ne sait que ce que contient le « dossier » du détenu - nom, motif et durée de la peine, précédents lieux de détention - et encore nombreux étaient ceux qui mourraient avant que leur dossier ne parvienne à l’administration.
A ce monde de l’objectivité pure, où tout ce qui relève de la subjectivité humaine est bafoué, ne saurait correspondre par nécessité qu’un langage resserré, concis, ascétique, dépouillé de tout qualificatif : un récit sans métaphores. Chalamov pratique implacablement l’art de la glaciation du langage dont l’effet immanquable, et qui est le fait de son génie, est de figer d’effroi son lecteur. C’est pourquoi il atteint son but avec une efficacité qui est sans pareille dans toute la littérature concentrationnaire.
Si chacun de ces récits est, comme le voulait Chalanov, un acte de dissidence, une « gifle contre le stalinisme », ce n’est pas parce qu’il y analyse les horreurs du système. Chalamov ne commente pas, pas plus qu’il ne proteste ni ne s’indigne : en poète, il montre et laisse être cette réalité qu’aucun homme n’aurait jamais dû connaître. Ou plutôt lorsqu’il commente, il le fait d’une façon telle que l’intrigue de l’histoire est souvent en contradiction avec son commentaire, et s’il procède ainsi c’est parce que Chalamov appelle le lecteur à une interrogation qui le contraint à se mettre lui-même à l’épreuve.
Cette écriture picturale de la « pureté du ton », il en avait trouvé une parfaite illustration chez Gauguin et Van Gogh : « Si l’arbre vous paraît vert, prenez votre plus belle couleur verte et peignez. Vous ne vous ne tromperez pas. Vous avez trouvé. Vous avez décidé. Transposé en prose, cela veut dire éliminer tout ce qui est de trop dans les descriptions (une hache bleue, etc.) » A cette différence près que la couleur de Chalamov, c’est le blanc : le blanc immaculé des linceuls de neige qui recouvrent les corps sans nom des martyrs de Kolyma.
La victoire du bien sur le mal
Un des paradoxes de Chalamov est qu’il affirme tout à la fois que les effets destructeurs de la souffrance sur l’être humain sont irréversibles et entièrement négatifs - rejoignant sur ce point les remarques de Primo Lévi - et que ses récits témoignent d’une « victoire du bien sur le mal, et non l’inverse ». Le lecteur qui prend la peine de lire l’intégralité de l’oeuvre aura pourtant bien du mal à trouver de quoi justifier cet optimisme. Est-il de nature éthique ? Il faut en douter. Aucune des catégories de la morale - le devoir, la compassion, etc. - ne sont présentes à ce stade infra-humain de l’existence réduite à la lutte « animale » pour la survie : « De la chair qui reste sur les os des "flammèches" de Kolyma ne transpire que méchanceté ou indifférence, apathie .» Là encore seule l’interprétation esthétique permet de comprendre le sens profondément éthique de sa prose, accréditée par les lignes qui précèdent cette surprenante affirmation : si les Récits de la Kolyma témoignent d’une semblable victoire, c’est qu’ils parce qu’ils sont un « document, un document sur l’auteur ». Mais reconnaissons qu’il s’agit d’un étrange document dans la mesure où l’on ne sait pas dans les récits ce qui relève de la transposition ou de l’autobiographie. De toute évidence, Chalamov a une conception bien à lui de ce qui caractérise la vérité du document et qu’on ne saurait identifier tout à fait à l’exactitude historique. Voir par exemple le récit de la mort d’Ossip Mandelstam, intitulé « Cherry-Brandy ». Le lecteur a tout lieu de croire que Chalamov se contente de narrer les derniers instants de la vie du poète dont il aurait été le témoin. Il n’en est rien : « En se basant sur sa propre expérience l’auteur tente d’imaginer quels pouvaient être en mourant les pensées et les sentiments de Mandelstam, partagé entre la ration de pain et la haute poésie .» Ce récit de la mort du poète n’a pourtant rien d’imaginaire : elle est élaborée au creuset de l’expérience d’un homme qui était lui aussi un poète, à chaque instant aux confins de la mort et qui, par conséquent, sait de quoi il parle.
Les distinctions entre l’objectif et le subjectif, la fiction et le réel, le sujet et le monde sont révoquées dans l’univers de Chalamov. « L’écrivain n’est ni un observateur ni un spectateur, mais un participant au drame de la vie : ce participant n’est ni en costume d’auteur ni dans un rôle d’auteur. » Qu’est-ce qui distingue l’écrivain de l’auteur ? Tout ce qui sépare le spectateur (qui se tient face au monde en étranger ou en « touriste ») de l’acteur, le participant. Ce-dernier, à la différence de l’écrivain-touriste (par exemple, pour Chalamov : Hemingway, opposé à Faulkner qui nous donne des romans brisés, des romans en pièces), n’est pas à distance de ce dont il parle : il en fait partie intégrante et l’a vérifié dans son âme. Mais quoi donc ? Ce que Chalamov appelle « le grand drame de la vie », expression qui emporte l’artiste au-delà de toute particularité sociale ou historique pour l’inscrire dans une dimension proprement cosmique. En même temps, c’est en lui que se joue « le drame de la vie », le conflit entre le bien et le mal : « L’écrivain devient le juge de son temps (...), et ce qu’il aura appris au tréfonds de son être, ce dont il aura triomphé dans les profondeurs de la vie, lui donnent la force et le droit d’écrire. »
Le récit-document, pour autant qu’il jaillit de ce « tréfonds de la vie », est à la fois composé de détails qui doivent avoir une authenticité proprement clinique - non pas en tant qu’information « mais comme on croit devant une plaie ouverte » - et de signes qui inscrivent le récit dans une dimension symbolique, située sur « un autre plan ». C’est pourquoi le « document nu » est aussi un « document transfiguré » qui n’a rien, il faut y insister, d’un documentaire ou d’un récit biographique ou historique : la mémoire restaurée d’une cicatrice à jamais ouverte.
Dans l’oeuvre de Chalamov les trois dimensions de l’être se tiennent dans une unité qu’il appartient seul au génie du poète de pouvoir exprimer : l’individuel, le social et le cosmique. C’est ainsi que la lutte de l’individu contre la machine de l’Etat s’ouvre à la sphère plus vaste de la lutte du bien contre le mal. Et en dernier ressort, la poésie prononce, par son existence même, la victoire du bien contre les forces destructrices. Rien qui relève ici d’une métaphysique de la subjectivité qui poserait l’homme comme “centre et mesure de toute chose”. Chez Chalamov, l’homme est pris dans un grand jeu cosmique dont les dieux pourtant sont absents. Tel est le secret qu’il livre au détour d’une de ses lettres et auquel il convient de donner toute son importance : « Il est vrai que les poètes ne peuvent rester indifférents au bien et au mal (la nature non plus, c’est un secret que je vous livre). »
Les camps de Kolyma s’inscrivent tout à la fois dans une réalité historique particulière (le stalinisme) et dans une dimension transcendante car là, tout comme dans les Lager nazis, les détenus se trouvaient confrontés, comme à nu, à la réalité éternelle du mal, au fond de méchanceté qui est en l’homme. De là la portée universelle de l’oeuvre de Chalamov qui va au-delà d’un simple témoignage historique, mais qui, plus que tout autre, dit ce que fut pour des millions d’hommes, la barbarie du XXe siècle. Mais il le dit, non en historien, en sociologue, en romancier, ou en contestataire de l’ordre politique, il le dit en poète dont le « système nerveux (...) est ainsi conçu qu’il vibre, qu’il résonne là où celui d’aucun politique, d’aucun homme public ne le fera ». L’écriture est par nature dissidence, « rupture entre l’homme et l’esprit de son temps. » C’est pourquoi, payée au prix du sang, elle manifeste, dans la spontanéité créatrice dont le vers ou la prose émanent, la victoire du bien sur le mal.
Ces récits du monde de l’inhumain, et qui trouvent pour l’exposer un style qui lui est propre, ne sont pas « romancés ». Ce n’est pas l’imagination de l’artiste qui est à l’œuvre ici, mais son cerveau lié au corps et le corps au cerveau travaillant dans le jet d’une production immédiate – Chalamov ne corrigeait pas ses récits, il les écrivait d’une traite, les conservait ou les jetait pour les écrire à nouveau – puisant dans le fond de son expérience un matériau d’une richesse unique.
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* Récits de la Kolyma, Verdier, 2003.
Je vous recommande également le remarquable travail historique d'Anne Appelbaum, Goulag, une histoire, Folio, Gallimard, 2008.
Et également, le chef-d'œuvre de Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir (Témoins, Gallimard, 1972), un des livres les plus bouleversants et admirables que j'ai lus où se dégage, à chaque page, ce que signifie, dans un quotidien épouvantable de misère et de persécution, la grandeur d'âme, la force de caractère, la conscience d'être dans son "bon droit", que Nadejda et Ossip - le plus grand poète de son temps - opposaient à la férocité du système stalinien.
10 commentaires:
Joserai timidement un commentaire à ce très bel article: si j'écris 'timidement' c'est parce qu'une fois de plus je ne connais pas son auteur. Toutefois, d'après ce que vous décrivez, Michel, de l'oeuvre de Chalamov, l'idée qui ressort de cette lecture est, pour moi, la notion d'art. La vision qui m'apparaît de l'ambiance terrifiante d'inhumanité du goulag décrit par Chalamov est d'un monde de glage: ciel et terre se confondent, les animaux et les hommes sont indistincts. C'est une image sobre de toute émotion, une description qui serait celle d'un médécin légiste. Immédiatement m'apparaissent les traits de la peinture, celle réchauffée d'une lunmière divine de De La Tour, celle chargée d'une forte réthorique réaliste des deux 'Gustave' -Caillebotte et ses Raboteurs de parquet et Courbet et son Nombril du monde-, en réaction avec l'exposé dénué de tout artifice qui est celui de Varlam Chalamov. Leur point commun pourtant est l'art, et ce que revêt alors l'art, c'est la détermation de l'humanité que l'on penserait perdue pour l'écrivain, tant son style paraît dépouillé de réalisme, et de réthorique. D'habitude, on s'attend d'un artiste qu'il crie -d'autant plus qu'il souffre-; là pourtant, dans ce que je crois entrevoir de l'oeuvre que (je vous le promets) je lirai, c'est un murmure, une pâleur, où tout les règnes se mélangent (animaux, végétaux minéraux et humains semblent participer de la même existence absurde, en un lieu où la vie ne devrait pas se dérouler, où même le temps semble être absent. Si Chalamov n'avait pas été poète, aucun homme n'aurait pu saisir sa vision, et les milliers de morts des goulags auraient péri sans autre considération que d'être du nombre des victimes. Si Chalamov n'avait pas été poète, la déshumanisation stalinienne aurait pu passer pour réalisable. L'art se révèle ainsi comme l'ultime fil d'Ariane qui maintient l'homme dans l'humanité.Merci
Cher Emmanuel, que vous lisiez ces récits - seriez-vous le seul à le faire - serait déjà, pour moi, la plus belle des récompenses. Merci de votre beau commentaire !
L'un est l'autre. Un cerveau qui n'a plus que le corps, le corps qui se dit par le cerveau sans distance, je, n'existe plus. Peut-on capturer le mouvement vital et le redistribuer comme la métempsycose d'une conscience qui a vécu dans la violence asséchée du pire et qui n'a pas d'autre choix que de montrer le ici et le maintenant pour les faire comprendre dans leur réalité absolue, celle de la limite et celle de l'extrême ?
Il me semble que la théorie anti-littéraire propose le réel sans point de vue critique, elle rompt le segment de la narration entre le récit et le lecteur. Et dejà, formuler ces deux positions, récit et lecteur, semble inapproprié. Disons : le présent, sans points de suspension ; sous une prose inédite qui joue comme un révélateur. Varlam Chalamov était un phénix, la brutalité s'est refermée sur une délicatesse qui littéralement la dépasse, comme pour l'étouffer; et pourtant au sein même de cette brutalité omniprésente la poésie renaît et se déploie par nécessité ; est-ce une forme d'adaptation ? Le résumé de cette oeuvre, me touche et me donne une fois de plus l'envie d'avoir entre les mains cette oeuvre en toute humilité, un peu honteux de ne pas encore la connaître : pour tomber dans le présent ; le présent ne se choisit pas.
J'avoue que le nom de Chalamov m'était inconnu. L'évocation que vous faites de son oeuvre éveille en tout cas la curiosité du lecteur. L'expérience singulière qu'il a vécue dans le goulag, à l'extrême limite de ce que peut endurer physiquement et psychologiquement un homme, et le témoignage qu'il en livre, apparaissent d'un grand intérêt littéraire malgré l'atrocité de la situation. C'est comme si l'auteur était revenu de l'Enfer pour en révéler ses impressions. La démarche esthétique de Chalamov, visant à apurer à l'extrême les éléments superflus de son récit afin d'en restituer la réalité et la profondeur, évoque par certains aspects l'oeuvre de Mondrian, qui, à travers ses peintures, recherchait la forme artistique la plus pure et abstraite. Chalamov semble opérer une dissection de l'âme humaine, mise à nu dans une situation d'absolu désespoir. En outre, il démontre, sous son point de vue de poète, la capacité humaine de donner un sens à des situations de souffrance parfois extrême, même si Les Récits de Kolyma apparaissent empreints d'un pessimisme total. Le fait qu'une nouvelle forme littéraire puisse émerger d'un camp stalinien laisse pourtant transparaître un espoir dans l'humanité. Merci de nous faire partager la connaissance de cet auteur dont la lecture semble très enrichissante.
Voilà bien le but, chers amis ! Faire sonner le nom de ces immenses figures, inviter à les lire, pour que le silence de l'oubli, qui les a si longtemps tenu enfermés, ne retombe pas sur eux.
Au dela de l'intérêt littéraire (sans doute incontestable), je trouve qu'il faut encourager la diffusion de ce genre de texte notamment pour entretenir le devoir de mémoire. Bientôt il n'y aura plus de personnes vivantes pour nous rappeler que certaines atrocités ont eut lieux et on peut imaginer que plus personne ne puisse prendre la mesure de la réalité de ces évènements; il ne restera que "la littérature". il faut espérer que les mots soient assez fort, que les images puissent assez puissamment parler; en somme, ce genre de "poésie" c'est à dire une parole vivante, sensible qui nous permet de nous sentir proche de l'auteur comme si c'était quelqu'un de notre famille. Merci.
Oui, chère Charlotte, les hommes comme Chalamov ne doivent pas être oubliés et c'est un devoir de les faire connaître, leur vie et leur oeuvre.
«L’écrivain n’est ni un observateur ni un spectateur, mais un participant au drame de la vie : ce participant n’est ni en costume d’auteur ni dans un rôle d’auteur." Magnifique citation qui en dit long sur la place de l'écrivain comme étant le propre matériel de son oeuvre.
Chalamov qui écrivait dans Récits de Kolyma : "Il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu'on a été un "crevard", un squelette, qu'on a couru dans tous les sens et qu'on a fouillé dans les fosses à ordures..." Face à de telles horreurs, l'écrivain est le témoin de sa propre existence et n'a plus besoin d'inventer, d'imaginer des personnages pour mettre en scène une intrigue et des passions. Au contraire, la littérature devient témoignage du réel.L'écrivain est sa propre matière, il puise en lui et devant lui les mots qu'il couchera plus tard sur le papier.
En 1980, sortie en français, du premier livre (sur trois) de Kolyma, récits de la vie des camps.
Récits traduits du russe par Catherine Fournier. Il suffit à Chalamov de quelques mots pour tout décrire;
bouleversant sans pathos.
p. 309
"Mon langage, le langage grossier des gisements, était pauvre, aussi pauvre que les sentiments qui subsistent encore près des os... je me contentais d'une vingtaine de mots depuis bien des années... je fus épouvanté, abasourdi quand dans mon cerveau naquit un mot qui ne convenait pas du tout à la taïga..
- sentence !
Bonjour,
J'ai été tellement marqué par l'écriture de Chalamov, qu'un jour le texte ci-dessous est sorti tout seul. J'espère que vous ne trouverez pas déplacé que je vous l'envoie. Sinon je vous prie de m'excuser.
Bien amicalement,
Thierry Chanson
Le pin nain
Lorsqu’il se redressait, soulevant l’épaisse couche de neige qui le recouvrait, c’était normalement pour annoncer la fin de l’hiver polaire. Nous étions en Sibérie dans la région de Kolyma, où poussait le pin nain. Normalement ici il n’y avait pas d’homme. Il faisait beaucoup trop froid. Jusqu’à moins soixante degrés.
Et pourtant, depuis quelques années, des cargaisons entières d’hommes avaient été déversées ici, comme des surplus d’humanité, des gens auxquels on n’accordait plus le droit de vivre, des gens qui venaient ici uniquement pour mourir. Car à Kolyma on ne vivait pas, on ne faisait qu’y mourir. Les prisonniers pouvaient bien parfois entendre battre leur cœur dans leur poitrine, mais cela n’était qu’une illusion, car tous se savaient déjà morts depuis longtemps : Kolyma, capitale du Goulag était l’Enfer sur Terre.
Un groupe d’hommes avait allumé un grand feu, avec du bois ramassé par les détenus. Ils étaient assis en rond autour du feu, avec chacun son fusil à côté de soi. Pendant qu’ils buvaient une sorte de café chaud dans des tasses en métal, les détenus eux travaillaient à peine une centaine de mètres plus loin, à l’abattage d’une mine par un froid qui ce matin atteignait moins cinquante degrés Celsius. Ils étaient ce qu’on appelle des « crevards », c’est-à-dire des hommes qui n’en avaient plus pour longtemps. Après quelques semaines de travail à l’abattage d’une mine, n’importe quel homme vigoureux devenait un « crevard ». Et pendant que ces hommes s’efforçaient de briser la pierre gelée pour atteindre les quotas imposés, faute de quoi ils n’avaient pas à manger, d’autres hommes en habits de surveillant et représentant les autorités gouvernementales, buvaient tranquillement leur tasse de café chaud autour du feu.
Mais ce matin le pin nain s’était réveillé, la chaleur du feu l’avait fait sortir de son long engourdissement hivernal. Lui qui passait l’hiver aplati contre le sol sous la neige, soudain avait redressé son tronc pour se relever et étirer ses branches. Pour lui c’était le printemps !
Mais bien vite il sentit que quelque chose n’allait pas. Bien vite il eut l’intuition d’une supercherie. Bien vite il comprit que ce n’était là que le feu trompeur des hommes, que le feu allumé par les Gardiens de l’Enfer.
Les branches de l’arbre se mirent alors à hurler : – Nous sommes encore en plein hiver polaire ! Oui en plein hiver polaire !
Et l’arbre tout entier, son tronc, ses branches, comme si d’un seul coup il venait de comprendre que l’Enfer était sur terre et nulle part ailleurs, que l’Enfer c’était les Autres, s’écria : – Ah ! mais dans quel monde me suis-je donc réveillé ! Oui, sur quelle réalité me suis-je donc ouvert !
Et ses branches continuaient à hurler, comme si le feu et le froid s’étaient unis pour le détruire, comme si le feu des hommes ne l’avait réveillé que pour le livrer aux morsures du froid.
Quelques instants plus tard, un des hommes qui était toujours assis autour du feu, et toujours en train de boire une sorte de café chaud dans une tasse en métal, se leva pour se dégourdir un peu les jambes. Il marcha jusqu’au pin nain. Là-dessus, il déboutonna sa braguette et se mit à arroser le tronc de l’arbre. C’est alors qu’il crut entendre une plainte, des gémissements, qui semblaient venir de l’arbre. Il s’empressa de reboutonner sa braguette, et s’en retourna vers ses collègues pour leur raconter ce qu’il avait cru entendre.
Mais quand quelques minutes plus tard, ils voulurent eux aussi entendre ces gémissements, le pin nain venait juste de se recoucher dans la neige, et ce, avant même que le feu ne soit éteint.
Il faisait froid, très froid. Le thermomètre devait avoisiner les moins cinquante degrés Celsius…
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