Extrait de Choses vues, dans lequel Victor Hugo relate avec une ironie toute voltairienne ce qu'il advint, après sa mort le 17 mai 1838, du corps de Talleyrand et d'une partie non négligeable de son organisme ou variation plaisante, quoique assez macabre, sur le thème de la vanité des choses humaines et de leurs grandeurs supposées :
Des médecins sont venus, et ont embaumé le cadavre. Pour cela, à la manière des Egyptiens, ils ont retiré les entrailles du ventre et le cerveau du crâne. La chose faite, après avoir transformé le prince de Talleyrand en momie dans une bière tapissée de satin blanc, ils se sont retirés, laissant sur la table la cervelle, cette cervelle qui avait pensé tant de choses, inspiré tant d'hommes, construit tant d'édifices, conduit deux révolutions, trompé vingt rois, contenu le monde. Les médecins partis, un valet est entré, il a vu ce qu'ils avaient laissé : Tiens ! ils ont oublié cela. Qu'en faire ? Il s'est souvenu qu'il y avait un égout dans la rue, il y est allé et a jeté ce cerveau dans cet égout.
Finis rerum
5 commentaires:
Comme quoi Talleyrand, pas plus que son corps, n'est sa cervelle... Talleyrand est le "diable boiteux", notre histoire... c'est une chose à se dire lorsque l'on se regarde dans un miroir le matin: on peut se dire alors que l'important n'est pas ce que l'on voit, mais ce que l'on fera du jour qui s'ouvre. Ainsi, tant que notre cervelle est dans sa boîte, la balle est dans notre camp, c'est notre liberté. Merci Michel pour cet extrait hugolien qui est une magnifique chronique du XIX°siècle. Toujours de Hugo, je conseillerai la lecture de "Le Rhin" où fourmillent mille légendes et contes liés à ce fleuve, ainsi qu'un point de vue visionnaire sur ce qu'aura été le XX° siècle.
Cette aventure me rappelle incontestablement la rocambolesque expédition du crâne d'un autre personnage fameux qu'est Descartes. En effet, celui-ci n'est pas resté enterré avec le corps de son défunt propriétaire mais à circuler à travers l'Europe, a été entre les mains de grands scientifiques (comme par exemple Cuvier) si bien qu'a l'heure actuelle il est difficile d'être sure et certaine que "l'exemplaire" qui est conservé au Musée de l'Homme à Paris est bien la version originale. À sujet il y a le livre fort intéressant de Russell Shorto, intitulé : "Le squelette de Descartes", où celui-ci raconte l'histoire de ce cadavre exquis. Prouvant encore une fois la fascination que peut exercer sur les gens les moindres morceaux d'une relique du corps d'un être que l'on place si haut qu'il en deviendrait presque un saint. Et pourtant, comme le dit l'auteur du livre, un crâne si normal qu'on serait presque étonné qu'il est pu contenir un si grand esprit ...
Quelle belle illustration de la vacuité existentielle de la vanité humaine que Victor Hugo nous laisse! Je ne connaissais pas cette anecdote, elle est désormais gravée en ma cervelle!
Et si Victor Hugo s’inscrivait dans la lignée platonicienne ?
L’extrait que vous citez, cher Michel, a suscité immédiatement cette réflexion. Dans celui-ci, l'écrivain bisontin écrit à propos d’une partie de l’anatomie de Talleyrand : "cette cervelle qui avait pensé tant de choses" et qui a été par ignorance jetée "dans cet égout". Il lie dans ces quelques phrases le corps à l'esprit et s'inscrit ainsi dans une lignée allant de Platon à Leibniz en passant pas Descartes, lignée qui insiste sur l'inséparabilité du corps et de l'esprit. La pensée est pour ces auteurs liée à la matière et ne peut en être séparée. Et c'est bien de cela qu'il s'agit lorsqu'Hugo semble ici gentiment choqué par le traitement réservé au cerveau.
Hugo dépeint dans Choses vues une image qui a trait à sa théorie du sublime. En effet, le traitement appliqué au contenu du crâne de Talleyrand relève du grotesque. D’un côté on prépare minutieusement le corps et de l’autre, on bafoue le siège de l’âme. Cette coexistence si proche de deux régimes opposés met en scène le sublime tel qu’Hugo l’avait présenté dans la préface de son Cromwell. L’amour du sonneur de cloches monstrueux, Quasimodo, pour la belle Esmeralda dans son roman Notre-Dame de Paris en est un autre exemple fameux. Est sublime une coexistence entre le monstrueux et le grandiose. Or la grandeur d’un esprit réduite à de la cervelle sanguinolente balancée aux rebus éveille chez le lecteur un rire noir, tragique qui sans mener à la purgation des sentiments tel que le souhaitait Aristote dans sa Poétique, nous pousse à nous interroger sur le lien qu’entretiennent la grandeur et la médiocrité lorsqu’elles sont réunies.
Le sublime hugolien pourrait être une réinterprétation de l’unité du corps et de l’esprit telle que l’a pensée Platon dans son Phédon. Alors que la philosophie permet à l’homme de se libérer de la prison qu’est le corps en apprenant à se soustraire du poids de celui-ci par la distanciation qui passe par une tension vers les Idées, la littérature encouragerait à s’extraire du laid, du monstrueux pour accéder au beau.
La cervelle est jetée dans les égouts. Elle traverse donc concrètement une grille, un regard à barreaux. Ce faisant, la beauté de l’esprit reste après s’être extirpée du corps laid. L’esprit chez Hugo, après Platon, a quitté sa prison… en finissant dans les canalisations parisiennes. Quelle ironie!
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