L'hospitalité est accueil de l'étranger dans son anonymat, dans son altérité absolue, sans que des conditions d'utilité, de réciprocité, etc. soient pré requises, sans quoi pourrait-on encore parler d'hospitalité ? Tel est le sens puissant, exigeant, radical, que lui donne Jacques Derrida dans un beau texte qu'il y aurait lieu de lire ou de relire (De l'hospitalité, Calmann-Lévy, 1997). Et, dans certaines circonstances dramatiques, cela est particulièrement vrai.
Dans un bel entretien avec Patrick Cohen, ce matin sur France Inter, Daniel Cohn Bendit rappelait les exigences de cet esprit d'accueil, louant la chancelière allemande, Angela Merkel, de les avoir mises en pratique envers les réfugiés syriens, et se désolant des violentes critiques auxquelles elle est désormais exposée. Elle a sauvé l'honneur de l'Europe, remarquait-il, par différence avec la frilosité dont fait preuve l'Etat français.
L'ancien député européen évoqua, hélas trop brièvement, l'échec lamentable de la Conférence d'Évian, organisée en juillet 1938 à l'initiative du président Roosevelt afin de venir en aide aux migrants juifs, allemands et autrichiens, cherchant à fuir la persécution nazie. Y fut décidé la création du Comité intergouvernemental pour les réfugiés (CIR), mais aucun des trente pays, présents à cette conférence, n'accepta de délivrer de visas et d'offrir un accueil aux innombrables familles juives qui cherchaient auprès des nations démocratiques asile et refuge. Les contrôles aux frontières des pays limitrophes de l'Allemagne furent au contraire renforcés, alors que l'émigration clandestine se développait dangereusement. L'argument évoqué par les diplomates était que la crise économique et le niveau élevé de chômage dans leur pays interdisaient l'accueil de masses de réfugiés aussi considérables, alors que la guerre d'Espagne avait déjà chassé de leur pays des cohortes d'immigrés vers la frontière franco-espagnole et que nombre d'opposants au régime hitlérien avaient déjà fui leur pays. "La hantise des démocraties européennes était nourrie par la perspective de devoir accueillir une nouvelle immigration dont elles ne sauraient que faire". Incapables d'obtenir des visas aussi bien dans des pays lointains (Chili, Uruguay, Australie) que proches - tous se défaussèrent - les juifs allemands et autrichiens se trouvèrent pris au piège.Il y a là, en effet, une leçon oubliée de l'Histoire que nous ferions bien de méditer.
Je vous conseille vivement de regarder sur Dailymotion le documentaire de Michel Vuillermet, Stéphanie Roussel et Ilios Yannakakis, "Évian 1938, la conférence de la peur", diffusé par France 3 en 2011, primé par la SCAM en 2012. La comparaison avec la situation présente est saisissante, et accablante.
evian 1938 - la conference de la peur (1) par soleillevant32bis
evian 1938 - la conference de la peur (2 et fin) par soleillevant32bis
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
jeudi 5 novembre 2015
mardi 6 octobre 2015
Ce Soir ou Jamais
Cher-e-s ami-e-s, l'émission de Frédéric Taddéi, "Ce Soir ou Jamais", à laquelle j'ai eu le plaisir de participer vendredi 2 octobre, aux côtés de Rony Bauman, Pierre Grosser, Nicolas Hénin, Myriam Benraad et Diane Ducret, était consacrée à la question de l'intervention en Syrie. Elle peut être vue à l'adresse suivante :
/www.france2.fr/emissions/ce-soir-ou-jamais
samedi 19 septembre 2015
Quelles vies comptent ? La responsabilité et le deuil selon Judith Butler
Un très beau texte de la philosophe américaine, Judith Butler, sur la responsabilité, extrait de Ce qui fait une vie, Essai sur la violence la guerre et le deuil (trad. Joëlle Marelli, Coll. Zones, éditions La Découverte, 2010, p. 41-42).
"Il n'est pas facile d'aborder la question de la responsabilité, notamment parce que le terme lui-même a été utilisé à des fins contraires à celles que je poursuis ici. En France, par exemple, où les avantages sociaux sont refusés aux pauvres et aux migrants, le gouvernement prône un nouveau sens de la « responsabilité », terme par lequel il veut dire que les individus ne devraient pas dépendre de l'État mais d'eux-mêmes. Un mot même a été formé pour décrire le processus de production d'individus qui ne dépendent que d'eux-mêmes : « responsabilisation ». Je ne suis certainement pas opposée à la responsabilité individuelle et il ne fait pas de doute qu'à certains égards nous devons tous assumer nos responsabilités. Mais certaines questions critiques naissent pour moi de cette formulation : ne suis-je responsable que de moi-même ? Y a-t-il d'autres personnes dont je sois responsable ? Et comment est-ce que je détermine généralement la portée de ma responsabilité ? Suis-je responsable de tous les autres ou seulement de certains, et suivant quels critères tracerais-je cette ligne de partage ?
Mais ce n'est que le début de mes difficultés. J'avoue avoir quelques problèmes avec les pronoms en question. Suis-je responsable seulement en tant que « je », autrement dit comme individu ? Se pourrait-il que ce qui apparaît quand j'assume mes responsabilités, c'est que celle que « je » suis est nécessairement liée à autrui ? Suis-je seulement pensable sans ce monde des autres ? Se pourrait-il même que, à travers le processus consistant à assumer la responsabilité, le « je » se révèle partiellement un « nous » ?
Mais qui est alors inclus dans le « nous » que je semble être ou dont je semble faire partie ? Et de quel « nous » suis-je maintenant responsable ? Ce n'est pas la même chose que de demander à quel « nous » j'appartiens. Si j'identifie une communauté d'appartenance à partir de la notion de la nation, du territoire, de la culture et si je fonde alors mon sens de la responsabilité sur cette communauté, j'adhère implicitement à l'idée que je ne suis responsable que de ceux qui sont reconnaissables comme moi d'une manière ou d'une autre. Mais quels sont les cadres de reconnaissance implicitement en jeu quand je « reconnais » quelqu'un comme étant un « moi » ? Quel ordre politique implicite produit et régule la « ressemblance » dans ces cas-là ? Quelle est notre responsabilité envers ceux que nous ne connaissons pas, qui semblent mettre à l'épreuve notre sentiment d'appartenance ou défier les normes disponibles de ressemblance ? Peut-être sommes-nous des leurs d'une autre manière et peut-être notre responsabilité envers eux ne repose-t-elle pas, en fait, sur la perception de similitudes préexistantes (ready-made similitudes). Peut-être une telle responsabilité ne peut-elle commencer à se réaliser qu'à partir d'une réflexion critique sur les normes d'exclusion par lesquels se constituent des champs de reconnaissabilité, ces champs qui sont implicitement invoqués quand, par réflexe culturel, nous pleurons certaines vies tout en répondant par l'indifférence à la perte d'autres vies.
[…] Je voudrais revenir à la question du « nous » et réfléchir à ce qui arrive à ce « nous » en temps de guerre. Quelles vies sont-elles considérées comme dignes d'être sauvées et défendues et quelles vies ne le sont pas ?
[…] Une manière de poser la question de qui « nous » sommes en temps de guerre est de se demander de qui les vies sont considérées comme douées de valeur, de qui les vies font l'objet d'un deuil et de qui les vies sont considérées comme non sujettes au deuil. La guerre peut-être pensée comme ce qui divise les populations entre celles qui peuvent être pleurées et celles qui ne peuvent pas. Une vie non sujette au deuil est une vie qui ne peut être pleurée parce qu'elle n'a jamais vécu, autrement dit parce qu'elle n'a jamais compté comme vie.
[…] La distribution différentielle du deuil public est un problème politique d'une énorme signification. »
"Il n'est pas facile d'aborder la question de la responsabilité, notamment parce que le terme lui-même a été utilisé à des fins contraires à celles que je poursuis ici. En France, par exemple, où les avantages sociaux sont refusés aux pauvres et aux migrants, le gouvernement prône un nouveau sens de la « responsabilité », terme par lequel il veut dire que les individus ne devraient pas dépendre de l'État mais d'eux-mêmes. Un mot même a été formé pour décrire le processus de production d'individus qui ne dépendent que d'eux-mêmes : « responsabilisation ». Je ne suis certainement pas opposée à la responsabilité individuelle et il ne fait pas de doute qu'à certains égards nous devons tous assumer nos responsabilités. Mais certaines questions critiques naissent pour moi de cette formulation : ne suis-je responsable que de moi-même ? Y a-t-il d'autres personnes dont je sois responsable ? Et comment est-ce que je détermine généralement la portée de ma responsabilité ? Suis-je responsable de tous les autres ou seulement de certains, et suivant quels critères tracerais-je cette ligne de partage ?
Mais ce n'est que le début de mes difficultés. J'avoue avoir quelques problèmes avec les pronoms en question. Suis-je responsable seulement en tant que « je », autrement dit comme individu ? Se pourrait-il que ce qui apparaît quand j'assume mes responsabilités, c'est que celle que « je » suis est nécessairement liée à autrui ? Suis-je seulement pensable sans ce monde des autres ? Se pourrait-il même que, à travers le processus consistant à assumer la responsabilité, le « je » se révèle partiellement un « nous » ?
Mais qui est alors inclus dans le « nous » que je semble être ou dont je semble faire partie ? Et de quel « nous » suis-je maintenant responsable ? Ce n'est pas la même chose que de demander à quel « nous » j'appartiens. Si j'identifie une communauté d'appartenance à partir de la notion de la nation, du territoire, de la culture et si je fonde alors mon sens de la responsabilité sur cette communauté, j'adhère implicitement à l'idée que je ne suis responsable que de ceux qui sont reconnaissables comme moi d'une manière ou d'une autre. Mais quels sont les cadres de reconnaissance implicitement en jeu quand je « reconnais » quelqu'un comme étant un « moi » ? Quel ordre politique implicite produit et régule la « ressemblance » dans ces cas-là ? Quelle est notre responsabilité envers ceux que nous ne connaissons pas, qui semblent mettre à l'épreuve notre sentiment d'appartenance ou défier les normes disponibles de ressemblance ? Peut-être sommes-nous des leurs d'une autre manière et peut-être notre responsabilité envers eux ne repose-t-elle pas, en fait, sur la perception de similitudes préexistantes (ready-made similitudes). Peut-être une telle responsabilité ne peut-elle commencer à se réaliser qu'à partir d'une réflexion critique sur les normes d'exclusion par lesquels se constituent des champs de reconnaissabilité, ces champs qui sont implicitement invoqués quand, par réflexe culturel, nous pleurons certaines vies tout en répondant par l'indifférence à la perte d'autres vies.
[…] Je voudrais revenir à la question du « nous » et réfléchir à ce qui arrive à ce « nous » en temps de guerre. Quelles vies sont-elles considérées comme dignes d'être sauvées et défendues et quelles vies ne le sont pas ?
[…] Une manière de poser la question de qui « nous » sommes en temps de guerre est de se demander de qui les vies sont considérées comme douées de valeur, de qui les vies font l'objet d'un deuil et de qui les vies sont considérées comme non sujettes au deuil. La guerre peut-être pensée comme ce qui divise les populations entre celles qui peuvent être pleurées et celles qui ne peuvent pas. Une vie non sujette au deuil est une vie qui ne peut être pleurée parce qu'elle n'a jamais vécu, autrement dit parce qu'elle n'a jamais compté comme vie.
[…] La distribution différentielle du deuil public est un problème politique d'une énorme signification. »
vendredi 18 septembre 2015
Beaucoup de bruit pour si peu
La France s'apprête à accueillir, non sans contestation, 20 000 réfugiés au titre du droit d'asile, soit un trois millième de la population nationale. La belle générosité d'Etat ! Comparé au revenu minimum cela équivaut à un don de 30 centimes. Aussi impécunieux soit-on, ce n'est pas tout de même pas la ruine !
Mais, argue-t-on, que dire aux familles qui attendent depuis des années des logements sociaux ? Réponse : ce n'est pas la politique d'accueil qu'il faut remettre en cause mais l'impéritie des politiques publiques, nationales et municipales, en matière de construction, dont n'ont pas à souffrir les réfugiés qui fuient les bombes, la dévastation et le désespoir. Et puisqu'il s'agit de parer aux situations d'urgence, oui - disons-le, tout net - il y a un tri à faire, indépendamment de toute considération de nationalité. N'est-ce pas ce que font les médecins à l'égard des victimes des tremblements de terre ou de tout accident de grande ampleur : prendre soin en priorité des blessés les plus graves, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent ?
Mais, argue-t-on, que dire aux familles qui attendent depuis des années des logements sociaux ? Réponse : ce n'est pas la politique d'accueil qu'il faut remettre en cause mais l'impéritie des politiques publiques, nationales et municipales, en matière de construction, dont n'ont pas à souffrir les réfugiés qui fuient les bombes, la dévastation et le désespoir. Et puisqu'il s'agit de parer aux situations d'urgence, oui - disons-le, tout net - il y a un tri à faire, indépendamment de toute considération de nationalité. N'est-ce pas ce que font les médecins à l'égard des victimes des tremblements de terre ou de tout accident de grande ampleur : prendre soin en priorité des blessés les plus graves, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent ?
lundi 13 juillet 2015
Travail de mémoire, travail de deuil
Conférence "Travail de mémoire, travail de deuil : les infortunes du cas français", prononcée, le 11 juillet, lors du colloque "Justice transitionnelle et mémoire", organisé par le professeur Xavier Philippe à la faculté de droit d'Aix-en-Provence. Merci à tous pour leur bienveillance et leur chaleureuse présence.
« Le devoir de mémoire, écrit Paul Ricœur, est le devoir de rendre justice, par le souvenir à un autre que soi » [La mémoire, l'histoire et l'oubli, 2000, p. 108]. Mais qu'advient-il lorsque la mémoire est interdite ou bien tronquée ou bien manipulée, lorsque le rapport à l'autre disparaît et, avec lui, le souci de justice ? Ce sont là autant de facteurs qui interdisent à un individu ou à une société, de se forger une identité, dès lors que celle-ci consiste avant tout dans ce que Paul Ricœur appelle « le pouvoir originaire de se raconter » soi-même [id., p. 580]. Sur ce point, il y a une analogie frappante entre ce qui joue au niveau de la psychologie individuelle et de la psychologie collective : l'impossibilité d'accéder à sa propre histoire lorsqu'elle laisse des trous, des failles, des silences, des zones obscures, qui ne font pas disparaître les traumatismes mais qui les conduit à se reformuler sous des formes plus ou moins pathologiques qui « ne passent pas », dès lors que l'inconscient est comme le dit Freud zeitlos, éternel : « Un peu comme l'inconscient dans la théorie freudienne, la mémoire dite « collective » existe d'abord dans ses manifestations, dans ce par quoi elle se donne à voir, explicitement ou non » [Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, 1987, 2000, p. 18]. Le refoulement de l'histoire dans sa complexité, quelles que soient les formes que prend ce refoulement, a des conséquences dévastatrices pour une société précisément parce que ce qui n'a pas été assumé ni fait l'objet d'un travail de mémoire et de deuil ne disparaît pas, mais laisse des séquelles qui ne mettent pas en cause simplement des exigences de justice et de réparation mais la possibilité même pour une société de se forger une identité transmissible. Il se pourrait bien que la grande difficulté que la société française éprouve aujourd'hui de savoir ce qu'elle est dans un monde ouvert à la pluralité et à la mondialisation soit le résultat névrotique d'une incapacité à assumer les périodes les plus sombres de son histoire récente, en particulier le régime de Vichy et la Guerre d'Algérie. L'identité nationale ne peut pas se constituer et se transmettre en faisant simplement appel à un récit national dont le caractère fictif apparaîtra pour beaucoup, non seulement construit et abstrait, c'est-à-dire mort, mais également mensonger et finalement aliénant. L'exigence dont je voudrais parler aujourd'hui n'est pas l'exigence de réparer les torts faits aux victimes au nom d'une demande de justice et qui peut conduire, du reste, à une funeste concurrence des revendications mémorielles, mais plutôt à cette exigence de vérité, de vérité approchée et jamais définitive, qui résulte d'un regard critique sur soi et d'un déplacement du regard qui laisse place à l'altérité – le regard de l'autre - sans lequel une société ne peut assumer les troubles du passé, en faire le deuil, s'ouvrir à l'avenir et peut-être au pardon.
Pour commencer, je voudrais donc prendre au sérieux la thèse de Ricœur, selon laquelle l'identité n'a rien de substantiel. Au plan national, elle ne se peut forger simplement au creuset d'un récit fait de héros, de figures tutélaires et de mythes fondateurs, ni peut-être dans l'idée libérale qu'une nation est essentiellement une « communauté de valeurs ». Elle s'enracine dans la capacité des acteurs sociaux à pouvoir raconter une histoire commune qui s'approche autant que possible de la complexité de la « vérité historique ». Il y a ici un lien étroit entre complexité et pluralité. La complexité comme mise en relation de facteurs multiples et selon des perspectives diverses (politiques, économiques, culturelles, idéologiques, etc.) et la pluralité qui implique la présence d'acteurs nombreux, aux origines éventuellement diverses, mais en relation les uns avec les autres. Comment dans ces conditions tisser un lien commun qui tienne compte de la subjectivité des personnes et de leur expérience des événements, sans tomber dans une sorte de narcissisme de l'individualité dont le premier effet serait de dissoudre toute idée de communauté. A la suite des périodes de grandes épreuves historiques où la société s'est fracturée – par exemple, en France au lendemain de l'Occupation ou à l'époque de la guerre d'Algérie – la question se posera longtemps avec une actualité particulière, et cela d'autant plus que le passé n'aura jamais été véritablement assumé, laissant place à des représentations largement faussées ou bien tout simplement à l'indifférence ou à l'oubli, éventuellement favorisé par des mesures imprudentes d'amnistie. Le travail de l'historien et l'enseignement jouent ici un rôle capital, ne serait-ce que parce qu'ils exigent une mise à distance d'une nature tout à fait différente de celle qui est recommandé au juge. Pour le dire en bref, la connaissance historique est un facteur essentiel de la constitution de l'identité nationale, dès lors qu'elle envisage avec autant d'objectivité que possible le passé, dans ses ombres et ses lumières, laissant place à ce travail de deuil et à l'oubli sans lesquels les scènes refoulés ne cessent de se rejouer au présent sous des formes plus ou moins névrotiques. Telle est la conclusion que peut l'on peut tirer de trois ouvrages dont je voudrais dire quelques mots, l'un d'un philosophe, les autres de deux historiens : La mémoire, l'histoire et l'oubli de Paul Ricœur, Le syndrome de Vichy de Henry Rousso, enfin La gangrène et l'oubli, La mémoire de la guerre d'Algérie de Benjamin Stora.
La mythologie « résistancialiste »
Nul événement au XXe siècle n'a laissé place à davantage de constructions mythologiques que la période de l'Occupation en France pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier le mythe de la résistance du peuple français tout entier, passant sous silence, jusqu'aux années soixante-dix, la reconnaissance de la réalité peu glorieuse de la Collaboration ou de la passivité d'une large part de la population française. A l'origine de cette mythologie qui donnera naissance à ce qu'on appelle le « résistancialisme », le célèbre discours de de Gaulle, prononcé le 25 août 1944 à l'Hôtel de Ville de Paris, qui pose les premières pierres d'un formidable déni de la réalité : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle » Ainsi que le demande Henry Rousso : « Mais alors si la France est intacte, quelle place accorder dans ce système à Vichy et à la Collaboration [p. 30-31]. Ainsi commence ce long travail de « mise entre parenthèses » de Vichy dont de Gaulle dira, le même jour, qu'il « fut toujours et demeure nul et non avenu ». Ce n'est pas seulement le régime de Pétain qui est ici occulté, la réalité complexe et composite de l'Occupation, mais également les résistants, les déportés des camps, etc. à la faveur de l'idée sentimentale, politiquement utile mais historiquement fausse, d'un peuple tout entier en résistance, d'une nation dressée comme un seul homme contre l'ennemi, émanation de la France de Jeanne d'Arc. Marguerite Duras qui attendait dans l'angoisse le retour de son mari, Robert Antelme, de Dachau dira sa révolte : « De Gaulle a dit cette phrase criminelle : « Les jours de pleurs sont passés. Les jours de gloire sont revenus ». Nous ne pardonnerons jamais. » [cité par H. Rousso, p. 41]. Il faudra attendre presque vingt-cinq années pour que le voile soit levé sur ce que fut la réalité de la Collaboration, en particulier grâce au document de Marcel Ophuls, André Harris et Alain de Sédouy, Le chagrin et la pitié, interdit pendant douze ans de diffusion sur la chaîne télévisée nationale, les premiers travaux des historiens, d'abord américains puis français – La France de Vichy de Robert Paxton date de 1966 et sera traduit en français en 1973, puis, plus tard, les procès contre des hommes comme Paul Touvier, chef de la milice lyonnaise sous l'Occupation, gracié par Pompidou en 1971 mais condamné en 1994 pour « crimes contre l'humanité », ou encore Maurice Papon. Et combien de temps faudra-t-il pour que le public français commence de s'intéresser de près à l'Holocauste et au témoignage des rescapés juifs des camps de concentration et d'extermination ? Quoiqu'il en soit, le mythe résistancialiste constitue un de ces flagrants dénis de la réalité historique dont la remise en cause ne conduit nullement à ces formes d'autoflagellation, négatrice de notre identité, que dénoncent Alain Finkielkraut dans L'identité malheureuse, ou, plus récemment, Eric Zémour dans Le suicide français (où, notons-le, il s'en prend à Paxton et défend l'idée que Pétain agissait au nom de la « raison d'Etat »). Mais ce type de falsification de l'histoire, qui passe sous silence et jette dans l'oubli des pans entiers de la réalité, sous prétexte qu'elle est incompatible avec la « France éternelle » et l'idée qu'elle se fait d'elle-même, prédispose-t-elle à développer parmi les citoyens un esprit de résistance à l'égard de bien des politiques publiques – aujourd'hui par exemple en matière de sécurité ou de traitement de l'immigration – qui devraient éveiller au minimum leur esprit critique et leur vigilance ? Je ne le crois pas. Songeons que lorsque France 2 entreprit, en 2010, de reproduire la fameuse expérience de Stanley Milgram sous la forme d'un jeu télévisé, les proportions d'obéissance à des ordres conduisant à infliger des décharges électriques à un sujet innocent furent encore plus élevés que dans le protocole précédent (80% au lieu de 66%), malgré tout ce que les participants avaient appris sur les horreurs de l'Holocauste et la place accordée dans la République à l'esprit de la Résistance. La crise de l'identité française à laquelle nous assistons aujourd'hui est le résultat de cette histoire qui ne s'est pas dite, d'un travail de deuil qui ne s'est pas fait. Faire appel à des mythes comme celui de la Résistance n'est certainement pas le meilleur moyen pour une nation d'assumer son passé et de s'en libérer. Le retour du refoulé se paye toujours très cher.
La guerre d'Algérie, une guerre qui ne dit pas son nom
Près de dix ans plus tard, la défense de l'Algérie française et la lutte contre l'indépendance se réclamera encore de cet esprit de la Résistance pour le retourner contre de Gaulle, jugé traître non seulement à ses propres engagements mais à cette France éternelle dont il prétendait incarner les valeurs : « Le refus de la défaite de 1940 et de l'épisode vichyssois avait réhabilité des valeurs patriotiques tombées en déshérence. Avec la guerre d'Algérie se brise le pacte des souvenirs convenables. » [Benjamin Stora, p. 112-113]. De fait, la guerre d'Algérie, qui ne sera jamais présentée comme telle, constitue un autre moment de déni de la réalité dont les séquelles se feront longtemps ressentir dans la société française. Tout d'abord, parce que le contingent – près de deux ou trois millions d'hommes – et les hommes tombés au combat ne seront jamais honorés, ni leurs souffrances reconnues, pas plus que ne le sera le sort malheureux réservé aux harkis ou aux pieds-noirs lors de leur arrivée en France. Mais également parce que l'Etat français n'admettra jamais la réalité des pratiques, de torture spécialement, mises en œuvre pour lutter contre ceux dont on ne sait s'il faut les nommer des résistants ou des terroristes. Plus encore que la Collaboration, la guerre d'Algérie sombrera bientôt dans l'effacement d'un passé que nul ne veut voir, alors que la société est tout entière emportée par la frénésie de la croissance et de la consommation : « La mémoire de la guerre d'Algérie, écrit Benjamin Stora, va s'enkyster comme à l'intérieur d'une forteresse invisible. Non pour être « protégée », mais pour être dissimulée, telle la figure irregardable d'une Gorgone. » [p. 215]. Tragédie dont la réalité sera dissimulée à la faveur des diverses lois d'amnistie, en particulier la loi du 24 juillet 1968 qui efface la peine pénale, liée aux « événements d'Algérie. » et qui, à la différence des deux guerres mondiales, ne fera l'objet d'aucune commémoration, comme si le régime de la Ve République avait « honte de sa naissance » [Stora, p. 222] : « Le consensus qui s'édifie avec le mythe mobilisateur de la Résistance, ne vise, dans les faits, qu'à surmonter les amertumes, cacher les brisures » [ibid.] « Pour la majorité de ceux qui composent la « génération algérienne », la guerre a détruit l'idée d'une société harmonieuse. La brutalité des comportements individuels, le cynisme de l'Etat, l'absence de morale sont entamé sérieusement la volonté de porter un projet de « société idéale » [id., p. 223-224]. Réalité d'une guerre plongée dans le sarcophage de l'oubli, en particulier par les lois d'amnistie - après toutes les autres, celle enfin du 16 juillet 1974, passé grâce à l'article 49.3, qui efface toutes les condamnations prononcées pendant ou après la guerre d'Algérie et réintègre dans le cadre de réserve les huit généraux putchistes de l'OAS : « La levée des sanctions à l'égard de responsables d'atrocités commises pendant la guerre d'Algérie interdit de vider l'abcès, puisqu'il y a effacement des repères qui distinguent entre ce qui est crime et ce qui ne l'est pas » [id., p. 283]. Mais, ajoute Stora : « L'amnistie qui veut masquer, évacuer, prépare d'autres conflits, d'autres régressions. » [id.].
Ce refus de la mémoire aura des conséquences décisives, et particulièrement destructurantes, sur les jeunes issus de l'immigration, en particulier algérienne. L'incapacité de faire le récit de ce que leurs parents ont vécu est, on le sait maintenant, une des causes des phénomènes de radicalisation et de reconstitution d'une identité factice sur le mode de l'engagement djihadiste. La religion n'y est pour rien, mais les causes liées aux troubles de la mémoire, de la transmission et, plus généralement, de l'identité y sont, elles, pour beaucoup. Pour en revenir à la thèse de Ricœur, ce qui advient là, c'est véritablement l'impossibilité, pour les acteurs (parents et enfants), issus de l'immigration, de faire le récit de leur propre histoire. A cet égard, ce ne sont pas simplement les politiques d'intégration qui font preuve de leur échec. C'est plutôt l'échec inévitable d'une identité qui se trouve vidée de sa substance parce qu'elle s'est construite, non seulement sur une fiction, mais sur la négation sociale de la figure du père et la mémoire de toute une génération [Benjamin Stora, id., p. 298].
Les lois d'amnistie et l'effacement de la mémoire
Pour finir, il nous faut revenir sur les effets pervers de l'amnistie qui frappe d'interdit le passé et empêche autant la cicatrisation des plaies que la possibilité même du pardon, alors même que l'amnistie se donne pour projet la paix civique et la réconciliation entre citoyens ennemis. Le modèle le plus ancien, rappelé par Aristote dans La Constitution d'Athènes, est tiré du décret promulgué à Athènes en 403 av. J. C., après la victoire de la démocratie sur l'oligarchie des Trente laquelle s'était imposée, avec force abus, après la défaite de la guerre du Péloponèse [voir : Nicole Loriaux, La cité divisée, L'oubli dans la mémoire d'Athènes, Paris, Payot, 1997 ; cité par Ricœur, p. 586]. La formule est double. D'une part, le décret lui-même : « il est interdit de rappeler les maux [les malheurs] », d'autre part, le serment prononcé nominativement par les citoyens pris un à un : « Je ne rappellerai pas les maux [les malheurs] du passé ». « La guerre est finie, est-il proclamé solennellement, commente Ricœur […] Un imaginaire civique est mis en place où l'amitié et même le lien entre frères sont promus au rang de fondation, en dépit des meurtres familiaux ; l'arbitrage est placé au-dessus de la justice procédurière qui entretient les conflits sous prétexte de les trancher » [p. 586-587]. Dans cet acte qui frappe d'oubli les violences du passé et en interdit jusqu'à l'évocation, la parole, se voit un trait de la souveraineté du pouvoir politique, non moins significatif, que la déclaration de guerre et de la situation d'exception qui en est, selon Carl Schmitt, la manifestation la plus indiscutable.
Un modèle comparable, mais expression cette fois-ci de la souveraineté du monarque, se trouve dans les injonctions de l'édit de Nantes, promulgué par Henri IV. On y retrouve les deux aspects déjà signalés : l'effacement de la mémoire et l'interdit de la parole : « Article 1 : Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre part depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents et à l'occasion d'iceux, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue. Il ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux ni autres personnes quelconques, publiques ou privées, en quelque temps ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour ou juridiction que ce soit. - Article 2 : Défendons à tous nos sujets de quelque état et qualité qu'ils soient d'en renouveler la mémoire, s'attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l'autre par reproche de ce qui s'est passé pour quelque cause ou prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s'outrager ou offenser de fait et de parole ; mais pour se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens sur peine aux contrevenants d'être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public » [cité par Ricœur, p. 587].
La question évidente qui se pose est de savoir s'il est seulement possible d'établir un régime d'amitié entre les hommes sur la base d'une décision politique aussi arbitraire dont l'exigence est de faire taire « le non-oubli de la mémoire », pour reprendre la formule de Nicole Loriaux et la première conséquence de priver la communauté de cette « salutaire crise d'identité permettant une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique » [Ricœur, p. 589]. Souvenons-nous de ce mot de de Gaulle affirmant, le jour de la libération de Paris, que Vichy « fut toujours et demeure nul et non avenu ». Comment pouvait-on dès lors parler de ce qui n'avait pas existé ? Après la Seconde Guerre mondiale une première loi d'amnistie, concernant les faits de collaboration ayant entraîné une peine de prison inférieure à quinze ans, est votée le 5 janvier 1951. Une seconde loi, très large, est votée le 6 août 1953. À la suite de cette amnistie, moins de cent personnes restent emprisonnées. Ces lois n'ont pas été particulièrement consensuelles : 327 voix contre 263 pour la première, 394 contre 212 pour la seconde.
Toute autre, et je finirai par là, est la conception de l'amnistie qui prévalut courageusement dans la fameuse commission « Vérité et Réconciliation » qui siégea de janvier 1996 à juillet 1998. La mission de cette commission, voulue par Nelson Mandela, président de la nouvelle Afrique du Sud et présidée par Mgr Desmond Tutu, était de « collectionner les témoignages, consoler les offensés, indemniser les victimes et amnistier ceux qui avouaient avoir commis des crimes politiques » [voir Sophie Pons, L'aveu et le pardon, Paris, Bayard, 2000, cité par Ricœur, p. 627]. Ainsi que l'explique Sophie Pons : « La plus grande innovation des Sud-Africains a tenu à un principe, celui d'une amnistie individuelle et conditionnelle, à l'opposé des amnisties générales octroyées en Amérique latine sous la pression des militaires. Il ne s'agissait pas d'effacer mais de révéler, non pas de couvrir les crimes mais au contraire de les découvrir. Les anciens criminels ont dû participer à la réécriture de l'histoire pour être pardonnés : l'immunité se mérite, elle implique la reconnaissance publique de ses crimes et l'acceptation des nouvelles règles démocratiques.
[…] Depuis la nuit des temps, il est dit que tout crime mérite châtiment. C'est au bout du continent africain, à l'initiative d'un ancien prisonnier politique et sous la direction d'un homme d'Eglise, qu'un pays a exploré une nouvelle voie : celle du pardon à ceux qui reconnaissent leurs offenses. » [id., p. 17-18]. Ce n'est pas à dire, bien sûr, que des décennies de souffrances, liées à l'apartheid pouvaient être guéries par quelques mois d'auditions publiques, du moins une voie, intelligente et équilibrée, avait été ouverte, servant de thérapie sociale, de travail de mémoire et, finalement, de travail de deuil. Ainsi était évité cet « oubli commandé » qu'est la loi d'amnistie générale, pratiquée par tous les régimes de la République française depuis 1791, dont la volonté de restaurer l'unité nationale et de pas ajouter les excès de la justice aux violences du combat laissait purulentes, quoique cachées, des plaies ouvertes aux implacables retours du refoulé. Il n'est pas sûr que la France ne continue pas de payer le prix de ces silences et de ces amnésies.
« Le devoir de mémoire, écrit Paul Ricœur, est le devoir de rendre justice, par le souvenir à un autre que soi » [La mémoire, l'histoire et l'oubli, 2000, p. 108]. Mais qu'advient-il lorsque la mémoire est interdite ou bien tronquée ou bien manipulée, lorsque le rapport à l'autre disparaît et, avec lui, le souci de justice ? Ce sont là autant de facteurs qui interdisent à un individu ou à une société, de se forger une identité, dès lors que celle-ci consiste avant tout dans ce que Paul Ricœur appelle « le pouvoir originaire de se raconter » soi-même [id., p. 580]. Sur ce point, il y a une analogie frappante entre ce qui joue au niveau de la psychologie individuelle et de la psychologie collective : l'impossibilité d'accéder à sa propre histoire lorsqu'elle laisse des trous, des failles, des silences, des zones obscures, qui ne font pas disparaître les traumatismes mais qui les conduit à se reformuler sous des formes plus ou moins pathologiques qui « ne passent pas », dès lors que l'inconscient est comme le dit Freud zeitlos, éternel : « Un peu comme l'inconscient dans la théorie freudienne, la mémoire dite « collective » existe d'abord dans ses manifestations, dans ce par quoi elle se donne à voir, explicitement ou non » [Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, 1987, 2000, p. 18]. Le refoulement de l'histoire dans sa complexité, quelles que soient les formes que prend ce refoulement, a des conséquences dévastatrices pour une société précisément parce que ce qui n'a pas été assumé ni fait l'objet d'un travail de mémoire et de deuil ne disparaît pas, mais laisse des séquelles qui ne mettent pas en cause simplement des exigences de justice et de réparation mais la possibilité même pour une société de se forger une identité transmissible. Il se pourrait bien que la grande difficulté que la société française éprouve aujourd'hui de savoir ce qu'elle est dans un monde ouvert à la pluralité et à la mondialisation soit le résultat névrotique d'une incapacité à assumer les périodes les plus sombres de son histoire récente, en particulier le régime de Vichy et la Guerre d'Algérie. L'identité nationale ne peut pas se constituer et se transmettre en faisant simplement appel à un récit national dont le caractère fictif apparaîtra pour beaucoup, non seulement construit et abstrait, c'est-à-dire mort, mais également mensonger et finalement aliénant. L'exigence dont je voudrais parler aujourd'hui n'est pas l'exigence de réparer les torts faits aux victimes au nom d'une demande de justice et qui peut conduire, du reste, à une funeste concurrence des revendications mémorielles, mais plutôt à cette exigence de vérité, de vérité approchée et jamais définitive, qui résulte d'un regard critique sur soi et d'un déplacement du regard qui laisse place à l'altérité – le regard de l'autre - sans lequel une société ne peut assumer les troubles du passé, en faire le deuil, s'ouvrir à l'avenir et peut-être au pardon.
Pour commencer, je voudrais donc prendre au sérieux la thèse de Ricœur, selon laquelle l'identité n'a rien de substantiel. Au plan national, elle ne se peut forger simplement au creuset d'un récit fait de héros, de figures tutélaires et de mythes fondateurs, ni peut-être dans l'idée libérale qu'une nation est essentiellement une « communauté de valeurs ». Elle s'enracine dans la capacité des acteurs sociaux à pouvoir raconter une histoire commune qui s'approche autant que possible de la complexité de la « vérité historique ». Il y a ici un lien étroit entre complexité et pluralité. La complexité comme mise en relation de facteurs multiples et selon des perspectives diverses (politiques, économiques, culturelles, idéologiques, etc.) et la pluralité qui implique la présence d'acteurs nombreux, aux origines éventuellement diverses, mais en relation les uns avec les autres. Comment dans ces conditions tisser un lien commun qui tienne compte de la subjectivité des personnes et de leur expérience des événements, sans tomber dans une sorte de narcissisme de l'individualité dont le premier effet serait de dissoudre toute idée de communauté. A la suite des périodes de grandes épreuves historiques où la société s'est fracturée – par exemple, en France au lendemain de l'Occupation ou à l'époque de la guerre d'Algérie – la question se posera longtemps avec une actualité particulière, et cela d'autant plus que le passé n'aura jamais été véritablement assumé, laissant place à des représentations largement faussées ou bien tout simplement à l'indifférence ou à l'oubli, éventuellement favorisé par des mesures imprudentes d'amnistie. Le travail de l'historien et l'enseignement jouent ici un rôle capital, ne serait-ce que parce qu'ils exigent une mise à distance d'une nature tout à fait différente de celle qui est recommandé au juge. Pour le dire en bref, la connaissance historique est un facteur essentiel de la constitution de l'identité nationale, dès lors qu'elle envisage avec autant d'objectivité que possible le passé, dans ses ombres et ses lumières, laissant place à ce travail de deuil et à l'oubli sans lesquels les scènes refoulés ne cessent de se rejouer au présent sous des formes plus ou moins névrotiques. Telle est la conclusion que peut l'on peut tirer de trois ouvrages dont je voudrais dire quelques mots, l'un d'un philosophe, les autres de deux historiens : La mémoire, l'histoire et l'oubli de Paul Ricœur, Le syndrome de Vichy de Henry Rousso, enfin La gangrène et l'oubli, La mémoire de la guerre d'Algérie de Benjamin Stora.
La mythologie « résistancialiste »
Nul événement au XXe siècle n'a laissé place à davantage de constructions mythologiques que la période de l'Occupation en France pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier le mythe de la résistance du peuple français tout entier, passant sous silence, jusqu'aux années soixante-dix, la reconnaissance de la réalité peu glorieuse de la Collaboration ou de la passivité d'une large part de la population française. A l'origine de cette mythologie qui donnera naissance à ce qu'on appelle le « résistancialisme », le célèbre discours de de Gaulle, prononcé le 25 août 1944 à l'Hôtel de Ville de Paris, qui pose les premières pierres d'un formidable déni de la réalité : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle » Ainsi que le demande Henry Rousso : « Mais alors si la France est intacte, quelle place accorder dans ce système à Vichy et à la Collaboration [p. 30-31]. Ainsi commence ce long travail de « mise entre parenthèses » de Vichy dont de Gaulle dira, le même jour, qu'il « fut toujours et demeure nul et non avenu ». Ce n'est pas seulement le régime de Pétain qui est ici occulté, la réalité complexe et composite de l'Occupation, mais également les résistants, les déportés des camps, etc. à la faveur de l'idée sentimentale, politiquement utile mais historiquement fausse, d'un peuple tout entier en résistance, d'une nation dressée comme un seul homme contre l'ennemi, émanation de la France de Jeanne d'Arc. Marguerite Duras qui attendait dans l'angoisse le retour de son mari, Robert Antelme, de Dachau dira sa révolte : « De Gaulle a dit cette phrase criminelle : « Les jours de pleurs sont passés. Les jours de gloire sont revenus ». Nous ne pardonnerons jamais. » [cité par H. Rousso, p. 41]. Il faudra attendre presque vingt-cinq années pour que le voile soit levé sur ce que fut la réalité de la Collaboration, en particulier grâce au document de Marcel Ophuls, André Harris et Alain de Sédouy, Le chagrin et la pitié, interdit pendant douze ans de diffusion sur la chaîne télévisée nationale, les premiers travaux des historiens, d'abord américains puis français – La France de Vichy de Robert Paxton date de 1966 et sera traduit en français en 1973, puis, plus tard, les procès contre des hommes comme Paul Touvier, chef de la milice lyonnaise sous l'Occupation, gracié par Pompidou en 1971 mais condamné en 1994 pour « crimes contre l'humanité », ou encore Maurice Papon. Et combien de temps faudra-t-il pour que le public français commence de s'intéresser de près à l'Holocauste et au témoignage des rescapés juifs des camps de concentration et d'extermination ? Quoiqu'il en soit, le mythe résistancialiste constitue un de ces flagrants dénis de la réalité historique dont la remise en cause ne conduit nullement à ces formes d'autoflagellation, négatrice de notre identité, que dénoncent Alain Finkielkraut dans L'identité malheureuse, ou, plus récemment, Eric Zémour dans Le suicide français (où, notons-le, il s'en prend à Paxton et défend l'idée que Pétain agissait au nom de la « raison d'Etat »). Mais ce type de falsification de l'histoire, qui passe sous silence et jette dans l'oubli des pans entiers de la réalité, sous prétexte qu'elle est incompatible avec la « France éternelle » et l'idée qu'elle se fait d'elle-même, prédispose-t-elle à développer parmi les citoyens un esprit de résistance à l'égard de bien des politiques publiques – aujourd'hui par exemple en matière de sécurité ou de traitement de l'immigration – qui devraient éveiller au minimum leur esprit critique et leur vigilance ? Je ne le crois pas. Songeons que lorsque France 2 entreprit, en 2010, de reproduire la fameuse expérience de Stanley Milgram sous la forme d'un jeu télévisé, les proportions d'obéissance à des ordres conduisant à infliger des décharges électriques à un sujet innocent furent encore plus élevés que dans le protocole précédent (80% au lieu de 66%), malgré tout ce que les participants avaient appris sur les horreurs de l'Holocauste et la place accordée dans la République à l'esprit de la Résistance. La crise de l'identité française à laquelle nous assistons aujourd'hui est le résultat de cette histoire qui ne s'est pas dite, d'un travail de deuil qui ne s'est pas fait. Faire appel à des mythes comme celui de la Résistance n'est certainement pas le meilleur moyen pour une nation d'assumer son passé et de s'en libérer. Le retour du refoulé se paye toujours très cher.
La guerre d'Algérie, une guerre qui ne dit pas son nom
Près de dix ans plus tard, la défense de l'Algérie française et la lutte contre l'indépendance se réclamera encore de cet esprit de la Résistance pour le retourner contre de Gaulle, jugé traître non seulement à ses propres engagements mais à cette France éternelle dont il prétendait incarner les valeurs : « Le refus de la défaite de 1940 et de l'épisode vichyssois avait réhabilité des valeurs patriotiques tombées en déshérence. Avec la guerre d'Algérie se brise le pacte des souvenirs convenables. » [Benjamin Stora, p. 112-113]. De fait, la guerre d'Algérie, qui ne sera jamais présentée comme telle, constitue un autre moment de déni de la réalité dont les séquelles se feront longtemps ressentir dans la société française. Tout d'abord, parce que le contingent – près de deux ou trois millions d'hommes – et les hommes tombés au combat ne seront jamais honorés, ni leurs souffrances reconnues, pas plus que ne le sera le sort malheureux réservé aux harkis ou aux pieds-noirs lors de leur arrivée en France. Mais également parce que l'Etat français n'admettra jamais la réalité des pratiques, de torture spécialement, mises en œuvre pour lutter contre ceux dont on ne sait s'il faut les nommer des résistants ou des terroristes. Plus encore que la Collaboration, la guerre d'Algérie sombrera bientôt dans l'effacement d'un passé que nul ne veut voir, alors que la société est tout entière emportée par la frénésie de la croissance et de la consommation : « La mémoire de la guerre d'Algérie, écrit Benjamin Stora, va s'enkyster comme à l'intérieur d'une forteresse invisible. Non pour être « protégée », mais pour être dissimulée, telle la figure irregardable d'une Gorgone. » [p. 215]. Tragédie dont la réalité sera dissimulée à la faveur des diverses lois d'amnistie, en particulier la loi du 24 juillet 1968 qui efface la peine pénale, liée aux « événements d'Algérie. » et qui, à la différence des deux guerres mondiales, ne fera l'objet d'aucune commémoration, comme si le régime de la Ve République avait « honte de sa naissance » [Stora, p. 222] : « Le consensus qui s'édifie avec le mythe mobilisateur de la Résistance, ne vise, dans les faits, qu'à surmonter les amertumes, cacher les brisures » [ibid.] « Pour la majorité de ceux qui composent la « génération algérienne », la guerre a détruit l'idée d'une société harmonieuse. La brutalité des comportements individuels, le cynisme de l'Etat, l'absence de morale sont entamé sérieusement la volonté de porter un projet de « société idéale » [id., p. 223-224]. Réalité d'une guerre plongée dans le sarcophage de l'oubli, en particulier par les lois d'amnistie - après toutes les autres, celle enfin du 16 juillet 1974, passé grâce à l'article 49.3, qui efface toutes les condamnations prononcées pendant ou après la guerre d'Algérie et réintègre dans le cadre de réserve les huit généraux putchistes de l'OAS : « La levée des sanctions à l'égard de responsables d'atrocités commises pendant la guerre d'Algérie interdit de vider l'abcès, puisqu'il y a effacement des repères qui distinguent entre ce qui est crime et ce qui ne l'est pas » [id., p. 283]. Mais, ajoute Stora : « L'amnistie qui veut masquer, évacuer, prépare d'autres conflits, d'autres régressions. » [id.].
Ce refus de la mémoire aura des conséquences décisives, et particulièrement destructurantes, sur les jeunes issus de l'immigration, en particulier algérienne. L'incapacité de faire le récit de ce que leurs parents ont vécu est, on le sait maintenant, une des causes des phénomènes de radicalisation et de reconstitution d'une identité factice sur le mode de l'engagement djihadiste. La religion n'y est pour rien, mais les causes liées aux troubles de la mémoire, de la transmission et, plus généralement, de l'identité y sont, elles, pour beaucoup. Pour en revenir à la thèse de Ricœur, ce qui advient là, c'est véritablement l'impossibilité, pour les acteurs (parents et enfants), issus de l'immigration, de faire le récit de leur propre histoire. A cet égard, ce ne sont pas simplement les politiques d'intégration qui font preuve de leur échec. C'est plutôt l'échec inévitable d'une identité qui se trouve vidée de sa substance parce qu'elle s'est construite, non seulement sur une fiction, mais sur la négation sociale de la figure du père et la mémoire de toute une génération [Benjamin Stora, id., p. 298].
Les lois d'amnistie et l'effacement de la mémoire
Pour finir, il nous faut revenir sur les effets pervers de l'amnistie qui frappe d'interdit le passé et empêche autant la cicatrisation des plaies que la possibilité même du pardon, alors même que l'amnistie se donne pour projet la paix civique et la réconciliation entre citoyens ennemis. Le modèle le plus ancien, rappelé par Aristote dans La Constitution d'Athènes, est tiré du décret promulgué à Athènes en 403 av. J. C., après la victoire de la démocratie sur l'oligarchie des Trente laquelle s'était imposée, avec force abus, après la défaite de la guerre du Péloponèse [voir : Nicole Loriaux, La cité divisée, L'oubli dans la mémoire d'Athènes, Paris, Payot, 1997 ; cité par Ricœur, p. 586]. La formule est double. D'une part, le décret lui-même : « il est interdit de rappeler les maux [les malheurs] », d'autre part, le serment prononcé nominativement par les citoyens pris un à un : « Je ne rappellerai pas les maux [les malheurs] du passé ». « La guerre est finie, est-il proclamé solennellement, commente Ricœur […] Un imaginaire civique est mis en place où l'amitié et même le lien entre frères sont promus au rang de fondation, en dépit des meurtres familiaux ; l'arbitrage est placé au-dessus de la justice procédurière qui entretient les conflits sous prétexte de les trancher » [p. 586-587]. Dans cet acte qui frappe d'oubli les violences du passé et en interdit jusqu'à l'évocation, la parole, se voit un trait de la souveraineté du pouvoir politique, non moins significatif, que la déclaration de guerre et de la situation d'exception qui en est, selon Carl Schmitt, la manifestation la plus indiscutable.
Un modèle comparable, mais expression cette fois-ci de la souveraineté du monarque, se trouve dans les injonctions de l'édit de Nantes, promulgué par Henri IV. On y retrouve les deux aspects déjà signalés : l'effacement de la mémoire et l'interdit de la parole : « Article 1 : Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre part depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents et à l'occasion d'iceux, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue. Il ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux ni autres personnes quelconques, publiques ou privées, en quelque temps ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour ou juridiction que ce soit. - Article 2 : Défendons à tous nos sujets de quelque état et qualité qu'ils soient d'en renouveler la mémoire, s'attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l'autre par reproche de ce qui s'est passé pour quelque cause ou prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s'outrager ou offenser de fait et de parole ; mais pour se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens sur peine aux contrevenants d'être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public » [cité par Ricœur, p. 587].
La question évidente qui se pose est de savoir s'il est seulement possible d'établir un régime d'amitié entre les hommes sur la base d'une décision politique aussi arbitraire dont l'exigence est de faire taire « le non-oubli de la mémoire », pour reprendre la formule de Nicole Loriaux et la première conséquence de priver la communauté de cette « salutaire crise d'identité permettant une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique » [Ricœur, p. 589]. Souvenons-nous de ce mot de de Gaulle affirmant, le jour de la libération de Paris, que Vichy « fut toujours et demeure nul et non avenu ». Comment pouvait-on dès lors parler de ce qui n'avait pas existé ? Après la Seconde Guerre mondiale une première loi d'amnistie, concernant les faits de collaboration ayant entraîné une peine de prison inférieure à quinze ans, est votée le 5 janvier 1951. Une seconde loi, très large, est votée le 6 août 1953. À la suite de cette amnistie, moins de cent personnes restent emprisonnées. Ces lois n'ont pas été particulièrement consensuelles : 327 voix contre 263 pour la première, 394 contre 212 pour la seconde.
Toute autre, et je finirai par là, est la conception de l'amnistie qui prévalut courageusement dans la fameuse commission « Vérité et Réconciliation » qui siégea de janvier 1996 à juillet 1998. La mission de cette commission, voulue par Nelson Mandela, président de la nouvelle Afrique du Sud et présidée par Mgr Desmond Tutu, était de « collectionner les témoignages, consoler les offensés, indemniser les victimes et amnistier ceux qui avouaient avoir commis des crimes politiques » [voir Sophie Pons, L'aveu et le pardon, Paris, Bayard, 2000, cité par Ricœur, p. 627]. Ainsi que l'explique Sophie Pons : « La plus grande innovation des Sud-Africains a tenu à un principe, celui d'une amnistie individuelle et conditionnelle, à l'opposé des amnisties générales octroyées en Amérique latine sous la pression des militaires. Il ne s'agissait pas d'effacer mais de révéler, non pas de couvrir les crimes mais au contraire de les découvrir. Les anciens criminels ont dû participer à la réécriture de l'histoire pour être pardonnés : l'immunité se mérite, elle implique la reconnaissance publique de ses crimes et l'acceptation des nouvelles règles démocratiques.
[…] Depuis la nuit des temps, il est dit que tout crime mérite châtiment. C'est au bout du continent africain, à l'initiative d'un ancien prisonnier politique et sous la direction d'un homme d'Eglise, qu'un pays a exploré une nouvelle voie : celle du pardon à ceux qui reconnaissent leurs offenses. » [id., p. 17-18]. Ce n'est pas à dire, bien sûr, que des décennies de souffrances, liées à l'apartheid pouvaient être guéries par quelques mois d'auditions publiques, du moins une voie, intelligente et équilibrée, avait été ouverte, servant de thérapie sociale, de travail de mémoire et, finalement, de travail de deuil. Ainsi était évité cet « oubli commandé » qu'est la loi d'amnistie générale, pratiquée par tous les régimes de la République française depuis 1791, dont la volonté de restaurer l'unité nationale et de pas ajouter les excès de la justice aux violences du combat laissait purulentes, quoique cachées, des plaies ouvertes aux implacables retours du refoulé. Il n'est pas sûr que la France ne continue pas de payer le prix de ces silences et de ces amnésies.
mercredi 3 juin 2015
Merci !
Le premier tirage - relativement modeste, n'exagérons rien ! - de L'ère des ténèbres est épuisé. Un grand merci cher-e-s ami-e-s pour vos partages et votre soutien.
Le plus heureux, la réussite véritable, c'est lorsque se noue un mystérieux lien d'amitié entre le livre et ses lecteurs et lectrices. Cela avait été le cas pour Un si fragile vernis d'humanité qui fut l'occasion de rencontres magnifiques. Plus que tout, j'espère que cela sera encore le cas avec celui-ci. Tel est le bel échange du don et du contre don que nous pouvons faire vivre, ici et ailleurs. L'idéal, à mes yeux, serait de donner réalité à ce mot de Pascal : "On s'attendait de voir un auteur et on trouve un homme".
Le plus heureux, la réussite véritable, c'est lorsque se noue un mystérieux lien d'amitié entre le livre et ses lecteurs et lectrices. Cela avait été le cas pour Un si fragile vernis d'humanité qui fut l'occasion de rencontres magnifiques. Plus que tout, j'espère que cela sera encore le cas avec celui-ci. Tel est le bel échange du don et du contre don que nous pouvons faire vivre, ici et ailleurs. L'idéal, à mes yeux, serait de donner réalité à ce mot de Pascal : "On s'attendait de voir un auteur et on trouve un homme".
jeudi 28 mai 2015
En ce jour de commémoration
Ce mot de Hugo, qui est une des leçons inoubliables des Misérables et qu'il faut ajouter : "La vie, le malheur, l'isolement, l'abandon, la pauvreté sont des champs de bataille qui ont leurs héros ; héros obscurs plus grands parfois que les héros illustres" (Livre V, I).
dimanche 24 mai 2015
"L'ère des ténèbres", Les Nouveaux Chemins de la Connaissance
L'émission du 22 mai avec Adèle Van Reeth peut être réécoutée à l'adresse suivante :
www.franceculture.fr
La "guerre contre le terrorisme" : appel à une discussion critique
Nous ne voulons pas susciter une polémique tapageuse de plus - trop occupent déjà l'espace médiatique. Nous voulons, d'une part, susciter un débat de fond sur les politiques qui, dans la violation de nos principes les plus essentiels, ont été menées par les démocraties occidentales au nom de la "guerre contre la terreur" et qui manifestent, de toute évidence, leur inefficacité - la situation en Irak et en Syrie aujourd'hui en est la plus terrible confirmation - tout en générant des dynamiques de transformation interne qui mettent en péril nos droits fondamentaux.
Dans le même temps, nous voulons comprendre quelles sont les causes qui ont donné naissance aux mouvances islamistes et les ont tourné vers une violence meurtrière dont les populations de confession musulmane sont, par milliers, les premières victimes. Violences sans limites qui menacent la communauté mondiale dans son ensemble, appelée, face à ce nouveau mal, à prendre conscience de son unité plutôt qu'à continuer de se diviser et de se déchirer.
Tel est notre programme et notre espoir : apporter assez de connaissances pour comprendre comment nous en sommes arrivés là et restaurer un peu d'humanité et de fraternité dans ce monde qui se dirige, chaque jour davantage, vers le pire.
Dans le même temps, nous voulons comprendre quelles sont les causes qui ont donné naissance aux mouvances islamistes et les ont tourné vers une violence meurtrière dont les populations de confession musulmane sont, par milliers, les premières victimes. Violences sans limites qui menacent la communauté mondiale dans son ensemble, appelée, face à ce nouveau mal, à prendre conscience de son unité plutôt qu'à continuer de se diviser et de se déchirer.
Tel est notre programme et notre espoir : apporter assez de connaissances pour comprendre comment nous en sommes arrivés là et restaurer un peu d'humanité et de fraternité dans ce monde qui se dirige, chaque jour davantage, vers le pire.
mercredi 20 mai 2015
Les Nouveaux Chemins de la Connaissance
J'ai enregistré, hier après midi, l'entretien avec Adèle Van Reeth qui sera diffusé vendredi à 10h sur France Culture dans les Nouveaux Chemins de la Connaissance, l'actualité philosophique. 50 mn d'une discussion vivante et chaleureuse autour du livre. Une très belle rencontre qui incitera les auditeurs, je l'espère, à poursuivre le débat dont notre échange montre à quel point il est nécessaire.
jeudi 14 mai 2015
samedi 9 mai 2015
Les Nouveaux Chemins de la Connaissance, 22 mai
Le 22 mai, l'émission Les Nouveaux Chemins de la Connaissance, sur France Culture, sera consacrée à une discussion avec Adèle Van Reeth autour de L'ère des ténèbres qui parait le 16 mai. Une heure pour lancer le débat dont le public devrait s'emparer. C'est un honneur déjà, même si le résultat est incertain.
Charles Girard, Raison publique et démocratie délibérative
Un excellent article de Charles Girard, "Raison publique rawlsienne et démocratie délibérative. Deux conceptions inconciliables de la légitimité politique ?", publié par les Presses de Sciences Po, 2009/02 n° 34.
"Le problème de la légitimité politique divise les théories normatives de la démocratie. Comment concilier la nécessité de prendre des décisions collectives contraignantes pour tous et le statut de citoyen libre et égal aux autres de chaque individu ? Longtemps dominantes, les théories qui fondent la légitimité de la décision collective sur l’agrégation des préférences individuelles, sont aujourd’hui contestées par les tenants de la démocratie délibérative. Selon ces derniers, une décision est légitime dans la mesure où elle résulte d’un échange public,libre et raisonné d’arguments entre citoyens égaux. C’est en donant au processus de prise de décision collective la forme d’une délibération publique portant sur le bien commun qu’il serait possible d’assurer à la fois l’efficacité et la légitimité de l’exercice démocratique du pouvoir.Les théories élaborant cet idéal normatif se réfèrent communément à John Rawls et à Jürgen Habermas comme aux « pères fondateurs » de la démocratie délibérative. Comme l’éthique de la discussion habermassienne, la philosophie politique rawlsienne aurait, dès la Théorie de la justice, ouvert la voie à une compréhension délibérative de la politique démocratique ; et l’idée de raison publique, développée à partir de Libéralisme politique, est souvent citée comme l’une des versions les plus abouties de l’idéal délibératif.L’association de la démocratie délibérative et de la raisonpublique paraît aller de soi. La raison publique exige de chaquecitoyen qu’il n’avance, pour justifier publiquement les décisionspolitiques qu’il soutient, que des raisons dont il peut raisonnable-ment penser qu’elles sont acceptables par les autres citoyens raison-nables. Elle peut donc aisément être comprise comme le principequi doit guider la délibération publique, et celle-ci comme la formeque prend l’exercice collectif de la raison publique. Les commen-tateurs hésitent d’autant moins à associer, sinon à confondre, cesdeux notions, que Rawls lui-même affirme que l’idée de raisonpublique est propre à une démocratie constitutionnelle bienordonnée « comprise également comme une démocratie délibéra-tive ». Parce que la théorie délibérative « limite les raisons que lescitoyens peuvent donner à l’appui de leurs opinions politiques auxraisons compatibles avec une vision des autres citoyens commeégaux », elle inclut l’idée de la raison publique comme l’un de ses« éléments essentiels ».
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"Le problème de la légitimité politique divise les théories normatives de la démocratie. Comment concilier la nécessité de prendre des décisions collectives contraignantes pour tous et le statut de citoyen libre et égal aux autres de chaque individu ? Longtemps dominantes, les théories qui fondent la légitimité de la décision collective sur l’agrégation des préférences individuelles, sont aujourd’hui contestées par les tenants de la démocratie délibérative. Selon ces derniers, une décision est légitime dans la mesure où elle résulte d’un échange public,libre et raisonné d’arguments entre citoyens égaux. C’est en donant au processus de prise de décision collective la forme d’une délibération publique portant sur le bien commun qu’il serait possible d’assurer à la fois l’efficacité et la légitimité de l’exercice démocratique du pouvoir.Les théories élaborant cet idéal normatif se réfèrent communément à John Rawls et à Jürgen Habermas comme aux « pères fondateurs » de la démocratie délibérative. Comme l’éthique de la discussion habermassienne, la philosophie politique rawlsienne aurait, dès la Théorie de la justice, ouvert la voie à une compréhension délibérative de la politique démocratique ; et l’idée de raison publique, développée à partir de Libéralisme politique, est souvent citée comme l’une des versions les plus abouties de l’idéal délibératif.L’association de la démocratie délibérative et de la raisonpublique paraît aller de soi. La raison publique exige de chaquecitoyen qu’il n’avance, pour justifier publiquement les décisionspolitiques qu’il soutient, que des raisons dont il peut raisonnable-ment penser qu’elles sont acceptables par les autres citoyens raison-nables. Elle peut donc aisément être comprise comme le principequi doit guider la délibération publique, et celle-ci comme la formeque prend l’exercice collectif de la raison publique. Les commen-tateurs hésitent d’autant moins à associer, sinon à confondre, cesdeux notions, que Rawls lui-même affirme que l’idée de raisonpublique est propre à une démocratie constitutionnelle bienordonnée « comprise également comme une démocratie délibéra-tive ». Parce que la théorie délibérative « limite les raisons que lescitoyens peuvent donner à l’appui de leurs opinions politiques auxraisons compatibles avec une vision des autres citoyens commeégaux », elle inclut l’idée de la raison publique comme l’un de ses« éléments essentiels ».
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vendredi 1 mai 2015
De l'inutilité de l'argument de l'utilité en matière de surveillance
Statistiquement, on peut d'ores et déjà prédire que plus on va surveiller de gens, plus on aura de chances d'avoir surveillé, et donc raté, celui qui aura été responsable d'un attentat. De fait, tous les "terroristes" qui ont commis des actes violents en France dernièrement étaient fichés, repérés ; certains d'entre eux, ont même été surveillés pendant un certain temps. Mais a-t-on assez vu la conséquence ? La surveillance massive conduira à rendre toujours plus inévitable la représentation de l'échec, avec toutes les conséquences contradictoires qu'entraîne une telle évidence. La seule "réussite" est qu'on interpelle désormais très rapidement les auteurs de crimes ou d'actes violents, soit parce que les dispositifs de vidéosurveillance sont présents partout, soit parce qu'il suffit de retourner à ses fichiers pour retrouver un individu qu'on avait ignoré.
Le débat actuel semble se dessiner ainsi : les uns, arguant qu'un terroriste "connu des services" n'a pas pu être empêché de commettre un acte violent, défendent l'inefficacité du dispositif de surveillance, mais ils légitiment la position de ceux qui, au nom du même fait, défendront la position inverse selon laquelle la commission d'un tel acte n'a pas pu être évitée, soit parce que les informations recueillies étaient incomplètes (appelant donc à un accroissement qualitatif du dispositif de surveillance), soit parce que les ressources consacrées à la surveillance sont trop faibles (exigeant un accroissement quantitatif du même dispositif). L'argument de l'échec – et du fait du développement des techniques de surveillance, il est appelé à être de plus en plus présent dans l'espace public - ne prouve rien, sinon qu'il peut justifier des interprétations contradictoires, conduisant à des politiques elles-mêmes opposées. Quant à l'argument de la réussite de ces dispositifs, il ne peut être prouvé puisque, par définition, les services de renseignement et les gouvernements se contenteront de l'affirmer, à charge pour les citoyens de le prendre pour argent comptant.
La menace terroriste est appelée à durer longtemps et les attentats en France ne pourront pas, c'est à craindre, être tous déjoués. Il faut s'y préparer. Mais il importe de ne pas tomber dans le piège qui consiste à évaluer les politiques de renseignement en se fondant sur leur réussite ou leur échec. Le premier argument est improuvable et échappe à toute discussion critique publique - ce n'est donc pas un argument. Quant au second, il conduit aussi bien à exiger une révision de ces méthodes qu'à exiger leur extension. Il faut donc abandonner le critère de l'utilité ou de l'inutilité des méthodes de renseignement qui sert à toutes les sauces et ne peut donc servir de fondement aux politiques publiques. Seuls les principes le peuvent. Et c'est à ce niveau-là que le débat doit être mené.
Un grand merci à Thomas Catens de m'avoir apporté les éléments de cette réflexion critique.
Le débat actuel semble se dessiner ainsi : les uns, arguant qu'un terroriste "connu des services" n'a pas pu être empêché de commettre un acte violent, défendent l'inefficacité du dispositif de surveillance, mais ils légitiment la position de ceux qui, au nom du même fait, défendront la position inverse selon laquelle la commission d'un tel acte n'a pas pu être évitée, soit parce que les informations recueillies étaient incomplètes (appelant donc à un accroissement qualitatif du dispositif de surveillance), soit parce que les ressources consacrées à la surveillance sont trop faibles (exigeant un accroissement quantitatif du même dispositif). L'argument de l'échec – et du fait du développement des techniques de surveillance, il est appelé à être de plus en plus présent dans l'espace public - ne prouve rien, sinon qu'il peut justifier des interprétations contradictoires, conduisant à des politiques elles-mêmes opposées. Quant à l'argument de la réussite de ces dispositifs, il ne peut être prouvé puisque, par définition, les services de renseignement et les gouvernements se contenteront de l'affirmer, à charge pour les citoyens de le prendre pour argent comptant.
La menace terroriste est appelée à durer longtemps et les attentats en France ne pourront pas, c'est à craindre, être tous déjoués. Il faut s'y préparer. Mais il importe de ne pas tomber dans le piège qui consiste à évaluer les politiques de renseignement en se fondant sur leur réussite ou leur échec. Le premier argument est improuvable et échappe à toute discussion critique publique - ce n'est donc pas un argument. Quant au second, il conduit aussi bien à exiger une révision de ces méthodes qu'à exiger leur extension. Il faut donc abandonner le critère de l'utilité ou de l'inutilité des méthodes de renseignement qui sert à toutes les sauces et ne peut donc servir de fondement aux politiques publiques. Seuls les principes le peuvent. Et c'est à ce niveau-là que le débat doit être mené.
Un grand merci à Thomas Catens de m'avoir apporté les éléments de cette réflexion critique.
mardi 28 avril 2015
Violences islamistes et "hooliganisme" intellectuel
Nouvel extrait de L'ère des ténèbres qui, au chapitre 8, met en parallèle l'engagement en faveur du marxisme de nombreux intellectuels entre les deux-guerres mondiales et la radicalisation contemporaine dans les mouvances islamistes. Tous deux ont en commun une expérience nihiliste de l'existence et la fuite en avant dans une sorte de "hooliganisme" intellectuel :
"L'histoire sans doute ne se répète pas, mais faut-il en conclure que l'expérience des hommes d'hier et les leçons qu'ils en ont tirée ne sont plus que les souvenirs poussiéreux d'une époque révolue ? L'analyse lucide qu'Alexandre Wat fait de l'esprit du temps qui le jeta avec « un fanatisme extrême » - quelque chose qui tient d'un « ensorcellement complet » et d'un « aveuglement total » - dans les bras du marxisme sonne à nos oreilles comme le tintement d'une clé qui ouvre la serrure :
« Alors quoi ? Eh bien, j'étais devenu idiot. C'est une histoire toute simple. Je ne pouvais supporter le nihilisme – disons l'athéisme […] Tu connais cette nouvelle de Graham Greene, une de ses meilleures : un homme a quitté sa maison pour partir en vacances. De jeunes voyous s'y introduisent et en vident complètement l'intérieur : ils démontent les escaliers, emportent tout, ils ne laissent que les murs. Lorsque cet homme rentre chez lui, il voit de loin sa maison totalement intacte, telle qu'elle était avant son départ. Et il trouve un intérieur dévoré, un espace vide. Eh bien, ma méchanceté de l'époque, cette méchanceté enragée, avait pour fondement un « hooliganisme » intellectuel. Elle consistait en ceci que les formes extérieures étaient toutes préservées, mais qu'à l'intérieur, tout était rongé, emporté, balayé. Et il s'avéra que je ne pouvais supporter cela. Je fermais les yeux devant ce tableau. Toutes mes réflexions, tout ce que j'avais à l'esprit, je l'enfermai un jour à clef, et je jetai la clef dans l'abîme, dans la mer, dans la Vistule. Et moi je me jetai dans la seule foi qui m'était offerte. Il y avait, bien sûr, l'antique foi en Dieu. Mais c'est chose donnée ou enlevée. Et disons qu'à notre époque elle nous est le plus souvent enlevée […] Il ne restait donc qu'une alternative, une seule réponse globale à la grande négation. Car toute cette maladie avait bien pour fondement un besoin absolu, une soif de globalité […] C'est un système total. Un système primaire. »
Tous les ingrédients de l'engagement extrémiste sont présentés là avec la clarté d'un homme qui est revenu de ses illusions et qui en a cher payé le prix : le vide spirituel d'une société dont l'athéisme et l'absence de principes – je ne dis pas de « valeur », le terme est trop subjectif ou relativiste – l'impossibilité de vivre dans ce vide, la conversion individuelle quasi religieuse à la seule idéologie disponible – et peu importe que ce soit le marxisme ou l'islamisme ou n'importe quelle autre pourvu qu'on puisse s'y perdre – le caractère simplificateur et « global » de son contenu, qui le rendait accessible à tout homme d'où qu'il vienne, qu'il fût un intellectuel d'une immense culture comme Wat ou un individu sans éducation et, finalement, l'acceptation de la violence, ce que Wat appelle d'une formule qui n'a rien perdu de sa force évocatrice, le « hooliganisme » intellectuel. Au reste, dans son cas, c'est la culture et la formation à l'esprit critique qui contribuera à lui faire retrouver la « clef » de son âme. Il cite, à ce propos, une anecdote que je ne résiste au plaisir de relater :
« J'avais assurément une certaine préparation philosophique. Après tout, j'avais lu – et compris – des philosophes assez subtils. Je me souviens qu'à l'époque où j'étais encore étudiant, je posai un jour à Kotarbinski la question suivante (je n'étais pas communisant en ce temps : c'était, il me semble, en 1922) : « Monsieur le professeur, que pensez-vous de L'empiriocriticisme de Lénine ? Et Kotarbinski me répondit avec un sourire : « Je n'en pense absolument rien : c'est un livre d'amateur. » Sur quoi, nous éclatâmes de rire l'un et l'autre. Je m'en souviens très bien, parce que cette conversation me servit plus tard. »
Remplacez le livre de Lénine par n'importe quel manifeste d'un intellectuel radical, tel Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri, la profondeur de la pensée dont il s'inspire par les simplifications efficaces auxquelles elle est résumée, et le jugement de mépris de l'universitaire par celui qu'exprimerait un docteur de la loi coranique, et voyez : l'analogie marche à merveille. La pertinence du parallèle entre la trajectoire qui fut celle d'hommes comme Alexandre Wat et de milliers d'autres, qu'ils soient ou non des intellectuels, durant l'entre-deux guerres et celle aujourd'hui des jeunes radicalisés français est une grille de lecture éclairante que confirment, sous bien des aspects, les analyses des sociologues, surtout lorsque ceux-ci privilégient une approche subjective des processus de radicalisation. Il existe, pourtant, des différences significatives qui tiennent aujourd'hui à l'articulation entre, d'une part, la violence, l'idéologie justificatrice et, d'autre part, la quête de reconnaissance et d'identité. L'assassinat ciblé, idéologiquement justifié, comme affirmation spectaculaire de soi dans un défi meurtrier à une condition sociale faite d'exclusion et de stigmatisation, voilà ce qui est nouveau."
"L'histoire sans doute ne se répète pas, mais faut-il en conclure que l'expérience des hommes d'hier et les leçons qu'ils en ont tirée ne sont plus que les souvenirs poussiéreux d'une époque révolue ? L'analyse lucide qu'Alexandre Wat fait de l'esprit du temps qui le jeta avec « un fanatisme extrême » - quelque chose qui tient d'un « ensorcellement complet » et d'un « aveuglement total » - dans les bras du marxisme sonne à nos oreilles comme le tintement d'une clé qui ouvre la serrure :
« Alors quoi ? Eh bien, j'étais devenu idiot. C'est une histoire toute simple. Je ne pouvais supporter le nihilisme – disons l'athéisme […] Tu connais cette nouvelle de Graham Greene, une de ses meilleures : un homme a quitté sa maison pour partir en vacances. De jeunes voyous s'y introduisent et en vident complètement l'intérieur : ils démontent les escaliers, emportent tout, ils ne laissent que les murs. Lorsque cet homme rentre chez lui, il voit de loin sa maison totalement intacte, telle qu'elle était avant son départ. Et il trouve un intérieur dévoré, un espace vide. Eh bien, ma méchanceté de l'époque, cette méchanceté enragée, avait pour fondement un « hooliganisme » intellectuel. Elle consistait en ceci que les formes extérieures étaient toutes préservées, mais qu'à l'intérieur, tout était rongé, emporté, balayé. Et il s'avéra que je ne pouvais supporter cela. Je fermais les yeux devant ce tableau. Toutes mes réflexions, tout ce que j'avais à l'esprit, je l'enfermai un jour à clef, et je jetai la clef dans l'abîme, dans la mer, dans la Vistule. Et moi je me jetai dans la seule foi qui m'était offerte. Il y avait, bien sûr, l'antique foi en Dieu. Mais c'est chose donnée ou enlevée. Et disons qu'à notre époque elle nous est le plus souvent enlevée […] Il ne restait donc qu'une alternative, une seule réponse globale à la grande négation. Car toute cette maladie avait bien pour fondement un besoin absolu, une soif de globalité […] C'est un système total. Un système primaire. »
Tous les ingrédients de l'engagement extrémiste sont présentés là avec la clarté d'un homme qui est revenu de ses illusions et qui en a cher payé le prix : le vide spirituel d'une société dont l'athéisme et l'absence de principes – je ne dis pas de « valeur », le terme est trop subjectif ou relativiste – l'impossibilité de vivre dans ce vide, la conversion individuelle quasi religieuse à la seule idéologie disponible – et peu importe que ce soit le marxisme ou l'islamisme ou n'importe quelle autre pourvu qu'on puisse s'y perdre – le caractère simplificateur et « global » de son contenu, qui le rendait accessible à tout homme d'où qu'il vienne, qu'il fût un intellectuel d'une immense culture comme Wat ou un individu sans éducation et, finalement, l'acceptation de la violence, ce que Wat appelle d'une formule qui n'a rien perdu de sa force évocatrice, le « hooliganisme » intellectuel. Au reste, dans son cas, c'est la culture et la formation à l'esprit critique qui contribuera à lui faire retrouver la « clef » de son âme. Il cite, à ce propos, une anecdote que je ne résiste au plaisir de relater :
« J'avais assurément une certaine préparation philosophique. Après tout, j'avais lu – et compris – des philosophes assez subtils. Je me souviens qu'à l'époque où j'étais encore étudiant, je posai un jour à Kotarbinski la question suivante (je n'étais pas communisant en ce temps : c'était, il me semble, en 1922) : « Monsieur le professeur, que pensez-vous de L'empiriocriticisme de Lénine ? Et Kotarbinski me répondit avec un sourire : « Je n'en pense absolument rien : c'est un livre d'amateur. » Sur quoi, nous éclatâmes de rire l'un et l'autre. Je m'en souviens très bien, parce que cette conversation me servit plus tard. »
Remplacez le livre de Lénine par n'importe quel manifeste d'un intellectuel radical, tel Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri, la profondeur de la pensée dont il s'inspire par les simplifications efficaces auxquelles elle est résumée, et le jugement de mépris de l'universitaire par celui qu'exprimerait un docteur de la loi coranique, et voyez : l'analogie marche à merveille. La pertinence du parallèle entre la trajectoire qui fut celle d'hommes comme Alexandre Wat et de milliers d'autres, qu'ils soient ou non des intellectuels, durant l'entre-deux guerres et celle aujourd'hui des jeunes radicalisés français est une grille de lecture éclairante que confirment, sous bien des aspects, les analyses des sociologues, surtout lorsque ceux-ci privilégient une approche subjective des processus de radicalisation. Il existe, pourtant, des différences significatives qui tiennent aujourd'hui à l'articulation entre, d'une part, la violence, l'idéologie justificatrice et, d'autre part, la quête de reconnaissance et d'identité. L'assassinat ciblé, idéologiquement justifié, comme affirmation spectaculaire de soi dans un défi meurtrier à une condition sociale faite d'exclusion et de stigmatisation, voilà ce qui est nouveau."
dimanche 19 avril 2015
Sayyid Qutb, théoricien de l'islamisme radical
Extrait du chapitre 4 de L'ère des ténèbres qui examine les racines idéologiques de l'islamisme radical, en particulier chez le théoricien égyptien, Sayyid Qutb (1906-1966) :
De Sayyid Qutb, l'un des principaux théoriciens du tournant islamiste radical que connut le monde arabo-musulman après la Seconde Guerre mondiale, Mohammed Guenad trace la biographie dans un raccourci saisissant : « C'était un poète émotif et sensible qui jetait un regard d'artiste sur le monde, mais il a fini révolté et provocateur. C'était un laïc modéré qui ne croyait pas en la capacité à changer les hommes et a fini en extrémiste qualifiant la société de jahilite. C'était un homme ouvert sur le monde, passionné par le débat idéologique, et il a fini pendu à une potence, dans les années 60, pour porter à jamais le nom de martyre.» À moins de croire que l'homme ait été saisi d'une sorte de révélation ou bien que son esprit ait été brusquement dérangé, bien des raisons, tout à la fois personnelles et sociales, expliquent une évolution aussi peu prévisible. De fait, le destin de Qutb se forge dans le croisement des événements de sa propre existence avec les transformations de grande ampleur entreprises par Nasser au lendemain de son accession au pouvoir en 1952, et qui ont entraîné la modernisation autoritaire et souvent brutale de la société égyptienne en vue d'instaurer un « socialisme arabe ». Compte également, de façon décisive, sa rupture avec le mouvement des Frères Musulmans - « la plus grande force populaire organisée d'Égypte» - dont il avait partagé les revendications sociales et politiques, mais qu'il jugea trop modéré dès lors que le but était d'instaurer une société fondée sur la souveraineté absolue de Dieu et les principes de la charia par le moyen de la violence. On ne saurait comprendre l'immense influence qu'exerça Sayyid Qutb sur les mouvances de l'islamisme extrémiste contemporain si l'on n'en revient pas aux idées de sa doctrine et, au moins brièvement, sur les expériences qui sont à leur origine.
[…] L'originalité de Qutb, par rapport à la tradition coranique, est d'établir une rupture entre l'islam et l'ensemble des sociétés de son époque, y compris les sociétés musulmanes et de faire l'apologie, jusqu'au martyre, de l'action violente en vue d'établir sur le monde entier la souveraineté unique de Dieu. Sur ce point, Qutb renouvelait l'enseignement radical dispensé au XIIIe siècle par Ibn Tamiyya qui, rompant avec des siècles d'interprétation, avait fait du jihad défensif une obligation personnelle, aussi impérative que les « cinq piliers » de l'islam (la prière, le pélerinage, les aumônes, la déclaration de foi et le jeûne du Ramadan), qui doit être dirigée, non seulement contre les adversaires extérieurs, mais également contre les ennemis au sein du monde musulman : « En affirmant que le jihad contre les apostats au sein du royaume islamique est justifié, en tournant le jihad à l'intérieur et en en faisant une arme à utiliser contre les musulmans autant que contre les infidèles, il [Ibn Tamiyya] planta la graine de la violence révolutionnaire au cœur même de la pensée islamique.» Simplifiée et radicalisée plus encore par des hommes moins lettrés que Qutb, cette doctrine constituera, pour des générations entières, une grille de lecture théologico-politique proprement révolutionnaire du Coran. Ainsi que l'écrit Mohammed Guenad : « Ce noyau d'idées qutbistes se trouve au centre du terrorisme actuel. » De là vient que nous devions l'examiner dans ses traits les plus marquants.
La Jâhiliyya ou l'islam
[...] La nouveauté de la doctrine de Qutb, et son aspect proprement hérétique au regard de la tradition coranique et même de la pensée des Frères, tient principalement à ceci qu'il fait de la distinction entre l'islam et la période pré-islamique des ténèbres (jâhiliyya) une grille de lecture qui s'applique à toute société, y compris aux sociétés musulmanes elles-mêmes. Ainsi qu'il l'écrit dans Signes de piste : « Est jahilite toute société qui n'est pas musulmane de facto, toute société où l'on adore un autre objet que Dieu et Lui seul […] Ainsi, il faut ranger dans cette catégorie l'ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre.»
[...] Il résulte logiquement de ce qui précède que tout musulman doit s'engager activement dans la réalisation de la communauté islamique idéale, à la faveur d'une politisation dont nul ne peut se tenir à l'écart. La simple confession de la foi en Allah n'est nullement suffisante, pas plus qu'il n'est désormais possible d'adopter à l'égard de Dieu une attitude purement spirituelle ou contemplative. La participation active à l'instauration du règne de Dieu sur terre est la seule manière de l'honorer comme il se doit et de faire preuve de son absence de compromission avec la jâhiliyya, autrement dit, de son innocence. « Avec Qutb s'ouvre une ère où la religion se veut le moteur d'une entreprise de renaissance civilisationnelle qui passe inévitablement par le politique », et, ajoutons-le, par la violence. Le jihad auquel tout musulman est appelé à participer ne s'exerce pas dans le cadre d'un parti, au sens classique du terme. En parfait accord avec l'idéologie révolutionnaire, le combat est avant tout une action en mouvement, laquelle ne connaîtra pas de fin avant le règne final : « Ce qui caractérise le credo islamique ainsi que la société qui s'en inspire, écrit Qutb dans Signes de piste, c'est d'être un mouvement qui ne permet à personne de se tenir à l'écart […] ; la bataille est continuelle et le combat sacré (jihad) dure jusqu'au jour du jugement.»
De Sayyid Qutb, l'un des principaux théoriciens du tournant islamiste radical que connut le monde arabo-musulman après la Seconde Guerre mondiale, Mohammed Guenad trace la biographie dans un raccourci saisissant : « C'était un poète émotif et sensible qui jetait un regard d'artiste sur le monde, mais il a fini révolté et provocateur. C'était un laïc modéré qui ne croyait pas en la capacité à changer les hommes et a fini en extrémiste qualifiant la société de jahilite. C'était un homme ouvert sur le monde, passionné par le débat idéologique, et il a fini pendu à une potence, dans les années 60, pour porter à jamais le nom de martyre.» À moins de croire que l'homme ait été saisi d'une sorte de révélation ou bien que son esprit ait été brusquement dérangé, bien des raisons, tout à la fois personnelles et sociales, expliquent une évolution aussi peu prévisible. De fait, le destin de Qutb se forge dans le croisement des événements de sa propre existence avec les transformations de grande ampleur entreprises par Nasser au lendemain de son accession au pouvoir en 1952, et qui ont entraîné la modernisation autoritaire et souvent brutale de la société égyptienne en vue d'instaurer un « socialisme arabe ». Compte également, de façon décisive, sa rupture avec le mouvement des Frères Musulmans - « la plus grande force populaire organisée d'Égypte» - dont il avait partagé les revendications sociales et politiques, mais qu'il jugea trop modéré dès lors que le but était d'instaurer une société fondée sur la souveraineté absolue de Dieu et les principes de la charia par le moyen de la violence. On ne saurait comprendre l'immense influence qu'exerça Sayyid Qutb sur les mouvances de l'islamisme extrémiste contemporain si l'on n'en revient pas aux idées de sa doctrine et, au moins brièvement, sur les expériences qui sont à leur origine.
[…] L'originalité de Qutb, par rapport à la tradition coranique, est d'établir une rupture entre l'islam et l'ensemble des sociétés de son époque, y compris les sociétés musulmanes et de faire l'apologie, jusqu'au martyre, de l'action violente en vue d'établir sur le monde entier la souveraineté unique de Dieu. Sur ce point, Qutb renouvelait l'enseignement radical dispensé au XIIIe siècle par Ibn Tamiyya qui, rompant avec des siècles d'interprétation, avait fait du jihad défensif une obligation personnelle, aussi impérative que les « cinq piliers » de l'islam (la prière, le pélerinage, les aumônes, la déclaration de foi et le jeûne du Ramadan), qui doit être dirigée, non seulement contre les adversaires extérieurs, mais également contre les ennemis au sein du monde musulman : « En affirmant que le jihad contre les apostats au sein du royaume islamique est justifié, en tournant le jihad à l'intérieur et en en faisant une arme à utiliser contre les musulmans autant que contre les infidèles, il [Ibn Tamiyya] planta la graine de la violence révolutionnaire au cœur même de la pensée islamique.» Simplifiée et radicalisée plus encore par des hommes moins lettrés que Qutb, cette doctrine constituera, pour des générations entières, une grille de lecture théologico-politique proprement révolutionnaire du Coran. Ainsi que l'écrit Mohammed Guenad : « Ce noyau d'idées qutbistes se trouve au centre du terrorisme actuel. » De là vient que nous devions l'examiner dans ses traits les plus marquants.
La Jâhiliyya ou l'islam
[...] La nouveauté de la doctrine de Qutb, et son aspect proprement hérétique au regard de la tradition coranique et même de la pensée des Frères, tient principalement à ceci qu'il fait de la distinction entre l'islam et la période pré-islamique des ténèbres (jâhiliyya) une grille de lecture qui s'applique à toute société, y compris aux sociétés musulmanes elles-mêmes. Ainsi qu'il l'écrit dans Signes de piste : « Est jahilite toute société qui n'est pas musulmane de facto, toute société où l'on adore un autre objet que Dieu et Lui seul […] Ainsi, il faut ranger dans cette catégorie l'ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre.»
[...] Il résulte logiquement de ce qui précède que tout musulman doit s'engager activement dans la réalisation de la communauté islamique idéale, à la faveur d'une politisation dont nul ne peut se tenir à l'écart. La simple confession de la foi en Allah n'est nullement suffisante, pas plus qu'il n'est désormais possible d'adopter à l'égard de Dieu une attitude purement spirituelle ou contemplative. La participation active à l'instauration du règne de Dieu sur terre est la seule manière de l'honorer comme il se doit et de faire preuve de son absence de compromission avec la jâhiliyya, autrement dit, de son innocence. « Avec Qutb s'ouvre une ère où la religion se veut le moteur d'une entreprise de renaissance civilisationnelle qui passe inévitablement par le politique », et, ajoutons-le, par la violence. Le jihad auquel tout musulman est appelé à participer ne s'exerce pas dans le cadre d'un parti, au sens classique du terme. En parfait accord avec l'idéologie révolutionnaire, le combat est avant tout une action en mouvement, laquelle ne connaîtra pas de fin avant le règne final : « Ce qui caractérise le credo islamique ainsi que la société qui s'en inspire, écrit Qutb dans Signes de piste, c'est d'être un mouvement qui ne permet à personne de se tenir à l'écart […] ; la bataille est continuelle et le combat sacré (jihad) dure jusqu'au jour du jugement.»
jeudi 16 avril 2015
La Croix, Tribune sur la laïcité
Voici la tribune sur la laïcité, publiée ce jour à la demande du journal La Croix :
Il faut s'entendre sur le sens de la formule qui affirme que les croyances religieuses relèvent de la « sphère privée ». Voudrait-on signifier par là qu'elles sont de l'ordre de l'intime, c'est-à-dire du for intérieur ou bien du monde familial, la liberté de croyance n'aurait nul besoin d'être garantie par l'État et le principe de laïcité perdrait tout son sens. Si la liberté de pensée signifiait simplement que nous devions garder pour nous-mêmes ce à quoi nous croyons et confiner l'expression de nos convictions religieuses aux murs clos de la maisonnée, alors nous n'aurions guère avancé par rapport à ce que demandaient les systèmes politiques totalitaires ou post-totalitaires, comparables sur ce point avec l'Ancien Régime en France.
La grande, l'immense conquête des défenseurs de la tolérance religieuse depuis le XVIIe siècle a été, tout au contraire, de faire sortir la liberté de conscience de la sphère privée pour la faire entrer dans l'espace public. L'aboutissement de ce long mouvement intellectuel et politique d'émancipation, jalonné d'étapes multiples sous la Révolution française puis au XIXe siècle, a été la loi sur la séparation des Églises et de l'État de 1905. La laïcité, c'est la liberté de conscience garantit dans l'espace public par un État neutre. Le principe est simple et il obéit à une volonté d'inclusion de la pluralité des croyances religieuses au sein de la société, dès lors que la liberté de croyance est un droit fondamental et que l'État est le tiers impartial qui en assure et en protège l'expression, sans être lié à aucune religion particulière. Tel est de neutralité qui est au cœur de la conception française de la laïcité. Mais neutralité à l'égard des religions ne veut pas dire que celles-ci doivent être neutralisées. Tout au contraire.
L'État est parfaitement en droit de prendre des mesures de contrôle administratif à l'égard de l'exercice des cultes et il se peut que des normes sociales imposent des limitations aux conduites et pratiques religieuses, mais de telles limitations, par exemple en matière vestimentaire ou alimentaire, ne sont nullement déduites du principe de laïcité, quand elles ne sont pas en opposition avec lui. Les droits de la conscience individuelle sont d'une exigence telle qu'ils doivent être respectés dans toutes leurs implications pratiques, dès lors que celles-ci ne portent pas atteinte à la sécurité et à l'ordre public et, plus généralement, aux principes fondamentaux de la République. C'est ainsi seulement que peut se constituer un espace commun pacifié, respectueux de la diversité des croyances et des pluralités de la conception de la bonne vie. L'adhésion à des idéaux politiques, inscrits dans nos valeurs, notre histoire, notre tradition, constitue un socle d'unité nationale qui n'exige nullement des minorités ethniques et culturelles qu'elles effacent ou renoncent à leurs différences.
Toute la difficulté pratique, mais non théorique, consiste à arbitrer les rapports entre les valeurs de la société hôte et celles des minorités ethniques et culturelles, et cela devrait être affaire de bienveillance, d'attention et de respect réciproque. Lorsque des situations litigieuses se présentent, toutes sortes d'accommodements raisonnables peuvent être recherchées au cas par cas, et il seront généralement d'autant mieux trouvés qu'ils auront fait l'objet de délibérations paisibles et intelligentes. Mais que des minorités religieuses aient le sentiment d'être méprisées ou rejetées par la société, que celle-ci leur renvoie une image négative qui les stigmatisent, alors il y a tout lieu de craindre que les individus leur appartenant se replient sur des constructions identitaires, plus ou moins factices, conduisant parfois, quoique très rarement, à des actes de violence extrême. Le principe de laïcité s'est construit dans le but d'éviter des dérives aussi destructrices de l'ordre social. Il faut veiller à ce qu'elle ne soit pas falsifiée et détournée de son sens et de sa finalité.
Il faut s'entendre sur le sens de la formule qui affirme que les croyances religieuses relèvent de la « sphère privée ». Voudrait-on signifier par là qu'elles sont de l'ordre de l'intime, c'est-à-dire du for intérieur ou bien du monde familial, la liberté de croyance n'aurait nul besoin d'être garantie par l'État et le principe de laïcité perdrait tout son sens. Si la liberté de pensée signifiait simplement que nous devions garder pour nous-mêmes ce à quoi nous croyons et confiner l'expression de nos convictions religieuses aux murs clos de la maisonnée, alors nous n'aurions guère avancé par rapport à ce que demandaient les systèmes politiques totalitaires ou post-totalitaires, comparables sur ce point avec l'Ancien Régime en France.
La grande, l'immense conquête des défenseurs de la tolérance religieuse depuis le XVIIe siècle a été, tout au contraire, de faire sortir la liberté de conscience de la sphère privée pour la faire entrer dans l'espace public. L'aboutissement de ce long mouvement intellectuel et politique d'émancipation, jalonné d'étapes multiples sous la Révolution française puis au XIXe siècle, a été la loi sur la séparation des Églises et de l'État de 1905. La laïcité, c'est la liberté de conscience garantit dans l'espace public par un État neutre. Le principe est simple et il obéit à une volonté d'inclusion de la pluralité des croyances religieuses au sein de la société, dès lors que la liberté de croyance est un droit fondamental et que l'État est le tiers impartial qui en assure et en protège l'expression, sans être lié à aucune religion particulière. Tel est de neutralité qui est au cœur de la conception française de la laïcité. Mais neutralité à l'égard des religions ne veut pas dire que celles-ci doivent être neutralisées. Tout au contraire.
L'État est parfaitement en droit de prendre des mesures de contrôle administratif à l'égard de l'exercice des cultes et il se peut que des normes sociales imposent des limitations aux conduites et pratiques religieuses, mais de telles limitations, par exemple en matière vestimentaire ou alimentaire, ne sont nullement déduites du principe de laïcité, quand elles ne sont pas en opposition avec lui. Les droits de la conscience individuelle sont d'une exigence telle qu'ils doivent être respectés dans toutes leurs implications pratiques, dès lors que celles-ci ne portent pas atteinte à la sécurité et à l'ordre public et, plus généralement, aux principes fondamentaux de la République. C'est ainsi seulement que peut se constituer un espace commun pacifié, respectueux de la diversité des croyances et des pluralités de la conception de la bonne vie. L'adhésion à des idéaux politiques, inscrits dans nos valeurs, notre histoire, notre tradition, constitue un socle d'unité nationale qui n'exige nullement des minorités ethniques et culturelles qu'elles effacent ou renoncent à leurs différences.
Toute la difficulté pratique, mais non théorique, consiste à arbitrer les rapports entre les valeurs de la société hôte et celles des minorités ethniques et culturelles, et cela devrait être affaire de bienveillance, d'attention et de respect réciproque. Lorsque des situations litigieuses se présentent, toutes sortes d'accommodements raisonnables peuvent être recherchées au cas par cas, et il seront généralement d'autant mieux trouvés qu'ils auront fait l'objet de délibérations paisibles et intelligentes. Mais que des minorités religieuses aient le sentiment d'être méprisées ou rejetées par la société, que celle-ci leur renvoie une image négative qui les stigmatisent, alors il y a tout lieu de craindre que les individus leur appartenant se replient sur des constructions identitaires, plus ou moins factices, conduisant parfois, quoique très rarement, à des actes de violence extrême. Le principe de laïcité s'est construit dans le but d'éviter des dérives aussi destructrices de l'ordre social. Il faut veiller à ce qu'elle ne soit pas falsifiée et détournée de son sens et de sa finalité.
vendredi 3 avril 2015
L'ère des ténèbres, extrait
Voici le début du chapitre 3, intitulé "Obama ou les deux visions de Dieu" :
« Je crois, avec toutes les fibres de mon être, que dans le long terme nous ne pouvons garder ce pays en sécurité, à moins de donner toute sa force à nos valeurs les plus fondamentales. Les documents que nous conservons dans cette salle – la Déclaration d'indépendance, la Constitution, la Déclaration des droits (Bill of Rights) – ne sont pas de simples mots écrits sur de vieux parchemins. Ils sont les fondements mêmes de la liberté et de la justice dans ce pays et une lumière qui brille pour tous ceux qui, de par le monde, recherchent la liberté, l'équité, l'égalité et la dignité. » Telles sont les paroles que le président Barack Obama prononça, le 21 mai 2009, à Washington, lors de son allocution aux Archives nationales.
Fidèle aux engagements pris durant sa campagne, il entendait rappeler, avec force, son intention de rompre avec la politique menée par l'ancien locataire de la Maison Blanche dans la lutte contre le terrorisme. Les militants du monde entier qui avaient dénoncé les pratiques de l'ancienne administration et qui luttaient pour le respect du droit applaudirent en chœur. Une ère nouvelle s'ouvrait et le nouveau président donnait publiquement des gages que son engagement moral ne serait pas simplement paroles en l'air. Trois jours après son entrée en fonction, le 23 janvier 2009, le même homme avait pourtant autorisé la première frappe de drones de son mandat contre des talibans réunis dans une résidence suspecte près de la frontière afghane. Le seul effet, ce jour-là, fut de tuer l’un des plus vénérables anciens de sa tribu, membre du conseil gouvernemental pour la paix, Malik Gulistan Khan, ainsi que quatre membres de sa famille, dont deux enfants. Le président, encore novice, s'enquit des modalités du programme d'exécutions ciblées que la CIA avait mis en place depuis des années. C'est alors qu'il apprit du directeur de l'agence la méthode de ciblage « par signature » qui atteint des groupes indifférenciés et non des individus connus et visés comme tels. « Quelle assurance ai-je qu'il ne se trouve pas là des femmes et des enfants ? » demanda-t-il, furieux de l'absence de contrôle exercé sur ces décisions. Cette colère témoignait d'un sens moral qui, néanmoins, ne fit pas obstacle au développement sans précédent qu'il devait donner à ce programme tout au long des années à venir.
Le prix Nobel de la paix fut décerné, cette même année 2009, au président Obama en récompense de « ses extraordinaires efforts pour développer la diplomatie internationale et la coopération entre les peuples ». Mais, dès 2013, circulait sur Internet une campagne demandant instamment au comité Nobel que ce prix lui soit retiré : « Le président de la paix ? Dites cela aux milliers de personnes innocentes, femmes et enfants, qui ont été tués par des frappes de drones durant l'administration Obama. C'était déjà ridicule que ce prix lui soit décerné, maintenant c'est obscène ! », s'exclame l’un des dix mille signataires que la pétition avait attirés en quelques jours. Pareil désaccord entre les paroles et les actes est-il simplement le prix que tout homme politique responsable doit payer lorsque le poids des conséquences l'emporte sur son intégrité morale ? Telle était la rude leçon de Machiavel. Ou bien est-il l'indice d'une indécision, faite d'atermoiements et de soudains changements de cap, d'une incapacité de trancher entre des alternatives écrasantes, qui explique pour quelles raisons certains observateurs ont vu dans la haute figure cérébrale du président Obama l'incarnation d'un Hamlet moderne ? Ce n'est pas tant la réponse à ces contradictions qui compte – sans doute, est-il impossible de l'apporter – que les raisons qui justifient qu'on pose la question en ces termes.
Le travail des hommes et la vision de Dieu
Lors de sa première interview officielle, symboliquement accordée à la chaîne Al-Arabiya, le 27 janvier, soit quatre jours après qu'a coulé le sang de musulmans innocents, Obama n'hésita pas à déclarer : « Nous sommes prêts à initier [envers le monde arabe et musulman] une nouvelle relation fondée sur le respect et l'intérêt mutuels. » Au cours de son célèbre discours du Caire, délivré à l'université islamique Al-Azhar, le 4 juin 2009, rompant avec la rhétorique belliqueuse de son prédécesseur, il mit d'emblée le doigt sur les causes premières de l'émergence de l'islamisme radical, le colonialisme et l'humiliation des peuples. Après quoi, il répéta la même formule : « Je suis venu chercher un nouveau commencement entre les États-Unis et les musulmans du monde entier, qui se fonde sur un intérêt et un respect mutuels », et promettait de « dire la vérité du mieux que je peux, humble devant la tâche qui nous attend, et ferme dans ma croyance que les intérêts que nous partageons en tant qu’êtres humains sont beaucoup plus forts que les forces qui nous séparent ».
Le discours, outre sa superbe tenue intellectuelle et morale, typiquement obamaienne, avait ceci de remarquable qu'il visait à transformer profondément la perception que le monde musulman et les États-Unis avaient l'un de l'autre. Lorsqu'il séparait l'islam des violences extrémistes et s'engageait à lutter contre celles-ci, avec toute la fermeté nécessaire, c'était avec la noble intention de ne « jamais dévier de nos principes », ce qui impliquait l'interdiction du recours à la torture et l'engagement de fermer dans l'année à venir la prison de Guantánamo. Après avoir abordé les différents aspects politiques, économiques et sociaux, internationaux de la nouvelle collaboration qu'il entendait établir, il conclut son discours en lui donnant une assise théologique qui n'avait rien de purement rhétorique : « Les peuples du monde peuvent vivre ensemble en paix. Nous savons que c’est la vision de Dieu. Maintenant, cela doit être notre travail, ici sur terre. Merci. Et que la paix soit sur vous. »
Mais la « vision de Dieu » est-elle compatible avec « notre travail sur terre » ? Barack Obama venait lui-même de formuler le dilemme qui allait miner et gravement compromettre sa présidence. À moins que celle-ci ne soit en réalité compatible avec une conception toute différente de l'enseignement divin…
« Je crois, avec toutes les fibres de mon être, que dans le long terme nous ne pouvons garder ce pays en sécurité, à moins de donner toute sa force à nos valeurs les plus fondamentales. Les documents que nous conservons dans cette salle – la Déclaration d'indépendance, la Constitution, la Déclaration des droits (Bill of Rights) – ne sont pas de simples mots écrits sur de vieux parchemins. Ils sont les fondements mêmes de la liberté et de la justice dans ce pays et une lumière qui brille pour tous ceux qui, de par le monde, recherchent la liberté, l'équité, l'égalité et la dignité. » Telles sont les paroles que le président Barack Obama prononça, le 21 mai 2009, à Washington, lors de son allocution aux Archives nationales.
Fidèle aux engagements pris durant sa campagne, il entendait rappeler, avec force, son intention de rompre avec la politique menée par l'ancien locataire de la Maison Blanche dans la lutte contre le terrorisme. Les militants du monde entier qui avaient dénoncé les pratiques de l'ancienne administration et qui luttaient pour le respect du droit applaudirent en chœur. Une ère nouvelle s'ouvrait et le nouveau président donnait publiquement des gages que son engagement moral ne serait pas simplement paroles en l'air. Trois jours après son entrée en fonction, le 23 janvier 2009, le même homme avait pourtant autorisé la première frappe de drones de son mandat contre des talibans réunis dans une résidence suspecte près de la frontière afghane. Le seul effet, ce jour-là, fut de tuer l’un des plus vénérables anciens de sa tribu, membre du conseil gouvernemental pour la paix, Malik Gulistan Khan, ainsi que quatre membres de sa famille, dont deux enfants. Le président, encore novice, s'enquit des modalités du programme d'exécutions ciblées que la CIA avait mis en place depuis des années. C'est alors qu'il apprit du directeur de l'agence la méthode de ciblage « par signature » qui atteint des groupes indifférenciés et non des individus connus et visés comme tels. « Quelle assurance ai-je qu'il ne se trouve pas là des femmes et des enfants ? » demanda-t-il, furieux de l'absence de contrôle exercé sur ces décisions. Cette colère témoignait d'un sens moral qui, néanmoins, ne fit pas obstacle au développement sans précédent qu'il devait donner à ce programme tout au long des années à venir.
Le prix Nobel de la paix fut décerné, cette même année 2009, au président Obama en récompense de « ses extraordinaires efforts pour développer la diplomatie internationale et la coopération entre les peuples ». Mais, dès 2013, circulait sur Internet une campagne demandant instamment au comité Nobel que ce prix lui soit retiré : « Le président de la paix ? Dites cela aux milliers de personnes innocentes, femmes et enfants, qui ont été tués par des frappes de drones durant l'administration Obama. C'était déjà ridicule que ce prix lui soit décerné, maintenant c'est obscène ! », s'exclame l’un des dix mille signataires que la pétition avait attirés en quelques jours. Pareil désaccord entre les paroles et les actes est-il simplement le prix que tout homme politique responsable doit payer lorsque le poids des conséquences l'emporte sur son intégrité morale ? Telle était la rude leçon de Machiavel. Ou bien est-il l'indice d'une indécision, faite d'atermoiements et de soudains changements de cap, d'une incapacité de trancher entre des alternatives écrasantes, qui explique pour quelles raisons certains observateurs ont vu dans la haute figure cérébrale du président Obama l'incarnation d'un Hamlet moderne ? Ce n'est pas tant la réponse à ces contradictions qui compte – sans doute, est-il impossible de l'apporter – que les raisons qui justifient qu'on pose la question en ces termes.
Le travail des hommes et la vision de Dieu
Lors de sa première interview officielle, symboliquement accordée à la chaîne Al-Arabiya, le 27 janvier, soit quatre jours après qu'a coulé le sang de musulmans innocents, Obama n'hésita pas à déclarer : « Nous sommes prêts à initier [envers le monde arabe et musulman] une nouvelle relation fondée sur le respect et l'intérêt mutuels. » Au cours de son célèbre discours du Caire, délivré à l'université islamique Al-Azhar, le 4 juin 2009, rompant avec la rhétorique belliqueuse de son prédécesseur, il mit d'emblée le doigt sur les causes premières de l'émergence de l'islamisme radical, le colonialisme et l'humiliation des peuples. Après quoi, il répéta la même formule : « Je suis venu chercher un nouveau commencement entre les États-Unis et les musulmans du monde entier, qui se fonde sur un intérêt et un respect mutuels », et promettait de « dire la vérité du mieux que je peux, humble devant la tâche qui nous attend, et ferme dans ma croyance que les intérêts que nous partageons en tant qu’êtres humains sont beaucoup plus forts que les forces qui nous séparent ».
Le discours, outre sa superbe tenue intellectuelle et morale, typiquement obamaienne, avait ceci de remarquable qu'il visait à transformer profondément la perception que le monde musulman et les États-Unis avaient l'un de l'autre. Lorsqu'il séparait l'islam des violences extrémistes et s'engageait à lutter contre celles-ci, avec toute la fermeté nécessaire, c'était avec la noble intention de ne « jamais dévier de nos principes », ce qui impliquait l'interdiction du recours à la torture et l'engagement de fermer dans l'année à venir la prison de Guantánamo. Après avoir abordé les différents aspects politiques, économiques et sociaux, internationaux de la nouvelle collaboration qu'il entendait établir, il conclut son discours en lui donnant une assise théologique qui n'avait rien de purement rhétorique : « Les peuples du monde peuvent vivre ensemble en paix. Nous savons que c’est la vision de Dieu. Maintenant, cela doit être notre travail, ici sur terre. Merci. Et que la paix soit sur vous. »
Mais la « vision de Dieu » est-elle compatible avec « notre travail sur terre » ? Barack Obama venait lui-même de formuler le dilemme qui allait miner et gravement compromettre sa présidence. À moins que celle-ci ne soit en réalité compatible avec une conception toute différente de l'enseignement divin…
mercredi 1 avril 2015
mardi 31 mars 2015
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