Le rapport 2010 d'ACAT-France (Action des Chrétiens pour l'abolition de la torture), Un monde tortionnaire, est un travail de documentation sans précédent en français : un tour du globe, continent par continent, qui analyse la situation dans vingt-deux pays. Mais la réalité est plus grave encore : la torture est exercée dans plus de la moitié des Etats membres de l'ONU, incluant des pays de la zone européenne où les formes plus raffinées, psychologiques, qu'elle prend - la "torture blanche" - sont non moins cruelles et dévastatrices que les violences et les brutalités faites au corps.
Une pratique globale et routinière
La première conclusion qui se dégage du rapport, c'est la recrudescence de la torture dans les prisons et les centres de détention secrets sous prétexte de lutte contre le terrorisme, et cela dans des pays qui peuvent fort bien avoir par ailleurs signé les conventions internationales qui posent le principe absolu et inconditionnel de la prohibition de la torture. De telle sorte qu'au nom de la lutte contre le terrorisme se met en place ce que nous savions déjà : un véritable terrorisme d'Etat à l'échelle mondiale, avec souvent la complicité des démocraties occidentales (en Tunisie, en Egypte par exemple).
Ce sont également les opposants politiques, incluant avocats, journalistes, défenseurs des Droits de l'homme, militants syndicaux, croyants de confessions minoritaires, qui dans nombre d'Etats, en Afrique, en Asie, au Maghreb et au Moyen-Orient, sont victimes de ces méthodes d'extorsion forcée de renseignement, lesquelles se rapportent toujours à la funeste culture de l'aveu. Et l'arsenal des moyens employés, terriblement banals et routiniers, est, où que l'on soit, à peu près le même (malgré des variations spécifiques selon les cas). Voici ce qu'il en est en Egypte par exemple : coups de bâton, brûlures, électrocution de différentes parties du corps, privation nourriture et d'eau, de soins, de vêtements, immersion dans de l'eau froide, suspension par les poignets ou les cheveux dans des positions douloureuses, abus sexuels et viols [p. 155]. Le tout executé par des tortionnaires, appartenant à différents services de l'Etat (armée, police, services de renseignement), ou à des milices plus ou moins clandestines, qui bénéficient d'une impunité quasiment totale. A quoi s'ajoutent des conditions carcérales de détention, pendant des jours, des semaines, parfois des mois ou des années, qui équivalent, à elles seules, à des actes humiliants et dégradants.
L'intérêt formidable de ce rapport est tout d'abord de s'en tenir aux faits : ce sont des pays précis qui sont cités, leurs gouvernants, les services responsables de ces actes, de même que sont nommées certaines victimes qu'ACAT a défendues. Et, dans ces cas, il suffit de s'en tenir à ce qui se passe, à la réalité tout simplement de ce qui a lieu, pour que la désignation publique vaille dénonciation.
Les démocraties libérales ne sont pas toujours en reste...
L'intérêt du rapport est également de consacrer toute une partie à l'examen de la situation sur le continent européen, et pas seulement en Albanie, en Bosnie, en Turquie ou en Russie. "Sur 47 Etats membres du Conseil de l'Europe, 28 ont été condamnés depuis 1999 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour actes de torture et mauvais traitements" [p. 198], en particulier l'Espagne, la France, l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Il faut ici distinguer la participation de ces Etats à la politique américaine de "restitutions extraordinaires" pratiquée sous l'administration Bush, et dans laquelle un certain nombre de gouvernements ont été impliqués, de pratiques plus courantes et ordinaires, en particulier à l'égard des personnes suspectées de participer à des entreprises de nature terroriste, ou à l'égard des migrants en situation illégale.
En Espagne, ce sont des centaines d'agents qui sont mis en cause par les ONG. Quant à la France, elle a été condamnée 14 fois par la CEDH pour violation des articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l'homme [p. 212]. Ce sont les brutalités commises par les forces de l'ordre qui sont régulièrement dénoncées, en particulier lors des gardes à vue. "Selon le Service des urgences médico-judiciaires (UMJ) de l'Hotel-Dieu à Paris qui procède à environ 50 000 examens médicaux par an (dont la moitié concerne des gardés à vue), environ 5% des gardés à vue formulent des allégations de mauvais traitements" [p. 213], et les sévices infligés sont d'autant plus graves que les gardes à vue sont prononcées dans le cadre de la recherche d'infractions d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. On se souvient du traitement réservé à Julien Coupat et à sa compagne, Ildune Lévy. Le rapport dénonce également le recours au Taser X26, une arme à impulsion électrique (50 000 volts) qui a été utilisée à 400 reprises en 2009, ainsi qu'au lanceur de balles de défense (flasball), cinq personnes ayant perdu un oeil (en 2009) à la suite de son utilisation selon le Syndicat de la magistrature. Ce sont également les déplorables conditions de détention dans les prisons françaises qui sont épinglées (le 9 juillet 2009, la France a été condamnée par la CEDH dans l'affaire Khider pour traitement inhumain et dégradant, voir p. 217). Enfin, la politique restrictive de la France en matière de droit d'asile a conduit au renvoi dans leur pays de plusieurs réfugiés menacés d'être soumis à la torture dans leur pays d'origine, avant qu'ils aient pu bénéficier d'un recours suspensif.
La situation aux Etats-Unis
Un chapitre (rédigé par Chuck Fager) est consacré plus particulièrement à l'examen de la situation aux Etats-Unis et à la politique menée par le président Obama. Le constat est en demi-teinte. Le nouveau chef de l'exécutif a mis fin officiellement aux pratiques en vigueur sous la précédente administration, mais, malgré ses promesses le complexe de Guantanamo n'a pas toujours pas été fermé, les avocats des détenus de ce camp sont soumis à toutes sortes d'obstruction, contraires aux garanties assurées par la Constitution, enfin le président Obama s'est dit opposé aux enquêtes judiciaires qui auraient pu conduire à l'incrimination pénale des plus hauts responsables de l'administration Bush (incluant le secrétaire à la Défense, Dick Cheney, et l'ancien président lui-même), de la CIA ou de l'armée dont l'implication dans des actes de torture est pourtant parfaitement connue et documentée. Malgré les progrès accomplis, le sentiment qui l'emporte est une relative déception.
On lira également le chapitre qui met en évidence la complicité des médecins, en particulier des psychiatres, et des spécialistes en sciences comportementales lors de la conduite des interrogatoires forcés, ou encore en vu de développer des méthodes psychologiques de destruction de la personnalité qui ont l'avantage de ne pas laisser de traces physiques visibles (toutes techniques que j'avais exposées dans Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l'injustifiable, sur la base en particulier des recherches remarquables d'Alfred McCoy).
Là où font défaut les dispositifs politiques, juridiques, médiatiques qui garantissent la protection des droits des individus, les Etats s'abandonnent à leur pente naturelle, une variation de la volonté de puissance qui conduit à la liquidation de toute opposition, à l'assujetissement des hommes, quels que soient les moyens employés. La démocratie est sans doute le seul mode d'organisation qui soit de nature proprement politique, mais ce n'est pas la forme naturelle du pouvoir : de ce point de vue, c'est même une anti-nature. De là vient qu'elle ait mis si longtemps à s'imposer. C'est pourquoi elle ne peut être établie et conservée que par des hommes conscients de la nécessité d'instaurer un pouvoir qui les gouverne mais qui restent à son endroit particulièrement vigilants, sinon franchement méfiants. Le libéralisme politique, en particulier avec son grand principe structurant (hérité de Locke et de Montesquieu) selon lequel seul le pouvoir arrête le pouvoir, est l'expression la plus aboutie de cette méfiance.
Le rapport d'ACAT peut être téléchargé à l'adresse suivante. C'est, pour chacun d'entre nous, un devoir civique et moral de le faire circuler autant que possible. En cette affaire, l'indifférence est le pire des maux et la meilleure assurance des tortionnaires qu'ils n'ont rien à craindre.
10 commentaires:
Cela fait froid dans le dos... Pourquoi les médias n'en parlent-ils pas?
Merci de l'information!
Florent L
Croyez-moi, cher Florent : le sujet n'intéresse pas grand monde !
Merci de la promptitude de votre réaction. Vous avez laissé un message alors que j'étais encore en train de corriger le texte.
En tout cas, faites circuler l'information autant que vous le pouvez... C'est, pour nous tous, un devoir civique.
Il est vrai qu'un tel rapport se doit d'être connu... Mais quand on n'est pas, comme vous, spécialiste de la question, comment peut-on faire pour trouver l'information ?
N'est-ce pas le rôle de nos média?
Eh bien beaucoup est dit dans le rapport, n'est-ce pas ? Quant aux médias, mieux vaut qu'il y ait du sensationnel.
Le Canada ne devrait pas être en reste. Notre gouvernement conservateur aime bien envoyer ses ressortissants dans d'autres pays pour se faire torturer.
Harper, actuel premier ministre canadien, est plus conservateur que Bush l'était et certainement plus rusé. On le connait peu à travers le Monde car le Canada n'est même pas une puissance moyenne mais l'image du pays, depuis un dizaine d'années, n'a plus rien à voir avec ce qu'elle fut, avec raison.
Accent Grave
Merci, Accent Grave, de ces informations. Il est vrai qu'on parle rarement du Canada (le rapport ne le mentionne pas).
Cher M.Terestchenko,
Votre billet sur le rapport 2010 d'ACAT-France (et non, ATAC n'est-ce pas, lapsus révélateurs de sympathies encore inavouées?) est l'équivalent pour moi d'un véritable coup de canon... à blanc car je suis d'âme pacifiste et non-violente. Il n'empêche que la parution de ce rapport et du contenu que vous nous dévoilez me donne envie de déclarer la guerre à ce monde de tortionnaires ou, sur un mode légèrement moins belliqueux, de prendre le maquis. "Si la bête immonde sort de sa tanière, Nous retrouverons le chemin des bois" chante Ferrat quand il a froid. Et ce que met au jour ce rapport fait effectivement froid dans le dos, appelle et nourrit notre indignation hesselienne.
Pourquoi cette insistante urgence intérieure à suivre vos pas dans la dénonciation publique de ce monde tortionnaire ? En 1995, au sortir d'une projection du film de Polanski (tiens !?) La jeune fille et la mort, je m'étais faite la promesse intérieure, un jour, d'agir contre la torture sous toutes ses formes.
Voici venu le temps, 16 ans après, de tenir cette promesse faite à moi-même. Merci d'être celui qui m'en donne l'occasion aujourd'hui en montrant comment s'y prendre et par quoi commencer : en parler autour de soi, saisir la moindre opportunité, pour que le léger remous se transforme en tsunami...telle la pluie qui fera germer les graines semées au désert. C'est impossible, alors faisons-le !
Très cordialement,
Ingrid
Chère Ingrid,
Je suis heureux que vous ayez été sensible à ce billet (pardon pour le lapsus, mais non ! il n'est pas révélateur), parce que ce sujet génère souvent une étonnante et coupable indifférence. J'ai pu l'expérimenter avec mon bouquin sur ce sujet.
Je vous conseille également, si cela n'avait pas déjà été fait, la lecture du rapport d'Amnesty International sur les violences policières en France, c'est assez édifiant.
http://www.amnesty.fr/_info/rapport_france/
J'ajouterai que les démocraties occidentales utilisent bien plus fréquemment la torture mentale, ou la violence sociale, forme bien plus discrètes et convenues, pour arriver à leurs fins.
Cordialement
sujet grave et malheureusement récurrent...les rapports se suivent et tendent à se répêter...nous sommes tous unanimes à dénoncer la torture,cette pratique étant d'ailleurs souvent justifiée par des motifs impérieux de sécurité intérieure ou pour faire court par la raison d'Etat...soit!!!...la torture peut avoir pour effet de terroriser ou d'avilir tout ou partie d'une population mais aussi d'extorquer des aveux à des victimes ou des coupables, faute de preuves et de temps...mais mon propos est ailleurs...je ne prendrai qu'un exemple...souvent les actes assimilés à de la torture sont commis dans des circonstances particulières lorsque notamment les règles procédurales sont inefficaces pour le recueil d'informations...je pense à certains délinquants récidivistes qui savent que notre systême répressif a tendance à les favoriser...donc pas d'aveux pas de prison et toujours prêts à récidiver...je ne parle pas de ces suspects potentiels entraînés aux interrogatoires et à la clandestinité dans des camps d'Al Qaida lesquels savent pertinemment que la plupart des systêmes répressifs occidentaux ne prévoient pas et interdisent même les arrestations préventives sur le fondement d'une intention criminelle...il est peut être plus facile d'arrêter un braqueur en action qu'un terroriste portant une ceinture d'explosif...tant que la bombe n'a pas explosé il n'y a pas d'attentat...juste un port d'arme prohibé...pas de quoi moisir en prison et prêt à recommencer à la prochaine occasion...d'ailleurs le droit français prévoit une délai de garde à vue de quatre jours pour des faits de terrorisme...cette mesure privative de liberté est régulièrement décriée pour ses conditions morales et matérielles...est-elle assimilée à une torture? pour autant elles est légale...je vous laisse le soin d'en juger...enfin pour les légalistes on peut respecter scrupuleusement le droit en priant bien fort que rien n'arrivera...quel gouvernement est prêt à faire courir ce risque à sa population? cruel dilemme...que choisir? la légalité ou utiliser raisonnablement certaines méthodes moralement condamnables dans le but de protéger la population?...je n'ai pas de réponse satisfaisante à apporter et je ne justifie aucunement la torture... j'ai conscience de certaines réalités, gênantes mais peut être évitables
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