La femme, la cinquantaine, le corps déjà trop lourd pour l'exercice, avait enfilé ses patins, avant de s'élancer, hésitante, sur la piste savonneuse où évoluait avec aisance des dizaines de garçons et filles, au son de la musique tonitruante. Mal lui en prit, une première chute récompensa sur le champ ses efforts maladroits, et ce fut un premier et un dernier tour, cramponnée des deux mains à la rambarde avec tout le comique (aurait songé un observateur impartial de la scène) de minuscules petits sauts de lapin, l'un devant l'autre, hop, hop, quoiqu'elle fût menacée à chaque instant de chuter à nouveau et qu'elle ne tînt pas davantage sur ses deux jambes qu'un joyeux fêtard qui aurait nuitamment fait honneur à la dive bouteille. De retour à son point de départ, elle sortit de la piste, s'assit sur le banc et ôta ces fichus patins qui s'étaient refusés à la faire virevolter comme une jeune fille à son premier bal. Bah, je n'ai plus l'âge, soupira-t-elle, les joues rougies par l'effort.
Deux heures durant, elle se contenta de regarder, en souriant, ses enfants qui glissaient comme de petits elfes avec l'insouciance alerte de navires qui défient les éléments et avancent malgré la tempête et l'ouragan. Du moins, est-ce l'image qu'elle se faisait de la glace hostile qui l'avait si cuisamment rudoyée, quoique celle-ci fût aussi placide et lisse qu'un Bouddha en méditation et certainement, autant que lui, dénuée d'intentions mauvaises. Qu'importe, toute honte bue, elle était heureuse.
- Tu ne t'es pas ennuyée ?, lui demanda le mari, lorsqu'il vint les chercher.
- Non, pas du tout ! J'étais contente qu'ils s'amusent autant !
Pauvre maman, bonne et généreuse, toujours prête à tout donner d'elle-même, de son temps, de sa fatigue, satisfaite, quoiqu'il lui en coûte, du plaisir qu'elle prend à leur faire plaisir. C'est là, pour nombre de théoriciens, le modèle par excellence de la bienveillance désintéressée. Comme il serait absurde pourtant de dire qu'il est « égoïste » cet amour des parents pour leurs enfants, s'ils y trouvent tant de joie et que c'est dans la vie leur plus grand bonheur !
Dépassons cet antagonisme entre l'égoïsme et l'altruisme qui, pour vrai qu'il paraisse, est, lorsqu'il est porté à l'extrême, inexact et faux. On voudrait qu'à faire plaisir à autrui, on ne doive trouver soi-même aucun plaisir, sans quoi, il n'y aurait rien de bon là-dedans, rien de "pur", rien qui mérite estime et approbation, rien de proprement « moral » en tout cas. Quoi donc, alors ? Pas autre chose qu'un intérêt propre, une motivation se dissimulant à elle-même la fin véritable qu'elle vise, une stratégie sournoise de l'ego qui instrumentalise toujours les êtres pour son plus grand profit. Mais, s'en tiendrait-on à ce seul cas, les enfants sont-ils le moyen du bonheur des parents ? Leur bien-être est la fin ultime qu'ils poursuivent, tant bien que mal, et dans ce dévouement ils trouvent leur raison d'être, le plein de leur vie, leur bonheur, voilà tout.
Ni l'égoïsme ni l'altruisme ne sont en mesure de nous dire ce qui joue là et qui ne se joue pas là seulement, mais dans nombre de relations ordinaires également où se montrent la générosité et le dévouement véritables dont les hommes sont capables et la satisfaction personnelle qu'ils y trouvent. Que ce soit beaucoup ou que ce soit peu, que ce soit toujours ou, plus vraisemblablement, de temps en temps - on fait ce qu'on peut ! - du moins est-ce déjà ça et l'auguste distinction dont nous avons parlée devrait accepter, avec humilité, de renoncer à la prétention d'exercer sa souveraineté sur des actions dont les motivations échappent à sa royale intelligence. Les temps sont durs pour les systèmes despotiques, qu'ils soient politiques ou simplement théoriques !
6 commentaires:
Sans plus maintenant parler de querelle à propos de l'égoïsme et de l'altruisme, peut-on imaginer que l'on "commet" l'altruisme comme un moyen qui nous rapprocherait du 'conatus' spinozien, soit comme une manière de persévérer dans notre être (avec notre être comme un composé d'égoïsme et d'altruisme)?
Rapport rédigé par Uly, venu d'une planète où l'on ne connait pas le troc, encore moins l'argent et où seule la bienveillance régit les rapports entre les individus.
"A la vérité les humains sont bien plus performants que nous. Leur bienveillance semble bien plus active que la nôtre. Voici quelques scènes auxquelles j'ai assisté et qui m'ont beaucoup étonné.
J'ai vu un humain se pencher sur la bouche ouverte d'un autre humain, avec lequel il n'avait aucun lien d'amitié, de famille ou autre, il soignait ses dents et ses abcès aussi efficacement que s'il se fut agit de lui-même !
Autres scène à laquelle j'ai assisté, plus prodigieuse encore : un groupe d'humain se penchait sur le ventre ouvert d'un humain inconscient et donnait tout son savoir-faire et toute sa peine pour soulager le malade, alors qu'il aurait été si simple de le laisser mourir de ses blessures.
Troisième scène : une jeune humaine, incapable de réparer la panne de son automobile s'est vue prise en charge par toute une équipe qui a accepté sans rechigner de se salir les mains à sa place !
J'ai vu aussi des humains confectionner des aliments qu'ils n'ont pas mangé eux-mêmes et qu'ils ont fait porter à des humains assis dans une salle, qui eux non plus n'avait aucun lien de parenté ou d'amitié avec les préparateurs d'aliments. J'ai vu des humains piloter des aéronefs pour transporter d'autres humains, j'en ai vu construire des maisons que d'autres allaient habiter; j'en ai vu qui enseignaient leur savoir à des inconnus. Et même, vous n'allez pas le croire, des individus qui acceptaient de nettoyer les lieux d'aisance et d'évacuer les poubelles des autres. Et croyez bien, j'ai vérifié, ce n'étaient pas des esclaves !
Je supplie instamment l'honorable assemblée de m'envoyer effectuer une seconde mission d'exploration, plus poussée celle-là, afin de tenter de découvrir quel est ce moyen qui produit les mêmes effets que notre bienveillance mais de façon Ô combien plus universelle et plus performante …"
Dominique Hohler
« Quand on me dit : fais ceci et tu seras libre et que je ne le fais pas, cela veut dire que je ne désire pas trop la liberté et que la non liberté m’est plus précieuse. Et qu’est-ce, entre les êtres, que cette non liberté si précieuse ? C’est l’amour. »
Marina Tsvetaeva - Le Poète sur la critique
En admettant que l'on puisse définir l'altruisme comme une prise de plaisir à faire plaisir, alors, en effet, Emmanuel, il pourrait tout à fait s'approcher du conatus spinoziste. Au-delà de notre représentation de nous-mêmes et de notre intérêt propre, il pourrait s'agir de la joie que ressent la vie à persévérer dans son être. A mon sens, la vie est toujours heureuse de voir de la vie et plus de vie.
La conduite de cette mère est-elle réellement désintéressée ? Etant donné qu’il s’agit de ses propres enfants, ont peut soupçonner qu’il y ait une certaine « vanité » dans ce plaisir qu’elle ressent à les voir s’amuser, on peut même dire que très souvent, malheureusement, les enfants sont « le lieu » de projection des parents par excellence. On connaît tous un exemple d’un père ou d’une mère qui impose à un enfant une carrière par exemple, qui n’a rien à voir avec le désir de l’enfant. Pourtant, ce que je retiens de cette histoire c’est plus l’idée de la transmission, c'est-à-dire que cette mère a perdu de la vitalité elle ne danse plus comme avant pourtant, elle ne voit pas cette amoindrissement de ses capacités physiques comme une fatalité : d’une certaine façon « la vie » continue de s’exprimer par delà elle-même, par l’intermédiaire de ses enfants. Je ne crois pas qu’il soit question ici de générosité ou de vanité mais plus de sagesse : Il y a un âge pour apprendre, un âge pour enseigner. N'êtes vous pas d'accord?
Pauvre de moi si je ne prends pas plaisir à voir mes enfants grandir heureux et en bonne santé!!!
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