L'égoïsme est-il nécessairement socialement négatif et l'altruisme toujours bon en soi ? Il faut, à ce propos, se garder d'une approche trop réductrice ou manichéenne des choses.
Dès le XVIIIe siècle, nombre de philosophes ont souligné les limites de la bienveillance altruiste, dans laquelle Hume ne voyait qu'"une générosité restreinte" ou un "égoïsme élargi". Le principal problème tient, en effet, à la sphère limitée dans laquelle s'exerce, le plus souvent, notre souci des autres : notre famille, nos enfants, nos amis, nos proches. Mais dès lors que les êtres sont à plus grande distance de nous et que nous n'entretenons pas avec eux des relations particulières, ils nous sont aisément indifférents. Et, quoique l'imagination puisse pallier ce défaut - les images de catastrophes lointaines, qu'elles surviennent en Haïti ou ailleurs, sont tout à fait capables de susciter notre compassion et notre aide en faveur de victimes qui ne sont rien pour nous - néanmoins, dans les situations ordinaires, les êtres nous touchent à mesure qu'ils nous sont proches et il faut autre chose qu'un élan suscité par l'émotion ou la sensibilité pour que nous prenions sur nous de commencer de nous soucier de leur sort. C'est alors davantage une affaire de principes - par exemple le principe de justice - que d'altruisme et c'est bien plus à eux qu'il faut se confier pour améliorer la condition des êtres dans le besoin qui nous sont étrangers qu'à un "sentiment" (en réalité, il ne s'agit pas simplement d'un sentiment, y entrent des aspects proprement cognitifs) dont l'intensité décroît à mesure que les êtres sont éloignés de la sphère de nos relations.
Il y a une autre limite, bien connue : au nom de la bienveillance altruiste, nous sommes parfois enclins à nous comporter d'une manière dégradante ou humiliante, à désirer sincèrement faire le bien d'autrui tout en lui témoignant un mépris non dissimulé. En sorte que sans le cran d'arrêt du respect de la dignité de la personne - magnifiquement formulée par Kant dans son deuxième principe (considérer toujours autrui comme une fin en soi et non comme un moyen) - la motivation altruiste s'expose à bien des dérives et des perversions, un risque d'autant plus grand que l'être confié à notre charge est en situation de vulnérabilité et de dépendance.
Inversement, les mobiles égoïstes peuvent fort bien servir au bien commun, lorsque la recherche de l'estime de soi ou le désir d'attirer l'approbation des autres nous poussent à agir en faveur de ceux qui sont dans le besoin. Il se peut même qu'à cette occasion se développe une sorte de "dynamique vertueuse", nous faisant comprendre que de telles actions méritent d'être accomplies, non pour le bénéfice que nous en retirons, mais pour elles-mêmes.
Lorsque Daniel Batson s'interroge, à la fin de l'ouvrage, sur les facteurs qui seraient de nature à établir une société plus humaine, davantage soucieuse du bien-être des plus démunis, la proposition qu'il suggère tient dans une conjugaison de nos diverses motivations à la fois égoïstes et altruistes, et tenant compte également de l'importance des principes proprement éthiques. Ce qu'il s'agirait de promouvoir, c'est une société qui tout à la fois accorde certaines formes de rétribution (imaginaires et symboliques), de nature égoïste, aux conduites apparemment "désintéressées", qui recommande et transmette les valeurs altruistes de l'aide, tenues pour bonnes en elles-mêmes, qui incite les individus à s'engager en faveur de leur communauté d'appartenance et s'élargissant possiblement à la communauté humaine dans son ensemble, qui, enfin, garantisse le respect de principes éthico-politiques (ceux par exemple qui sont au fondement de nos démocraties libérales) dont la portée est universelle.
En raison de leurs limites et de leurs défauts propres, aucun de ces facteurs ne suffit à soi seul à créer entre les hommes les conditions d'une relation attentive et responsable, soucieuse du bien-être de chacun, en particulier des plus vulnérables. Il se peut même qu'ils entrent en conflit les uns avec les autres et que, portés à l'incandescence, ils soient incompatibles entre eux. Le défi est, pourtant, de les faire jouer ensemble, aussi bien au plan de la société qu'en chacun d'entre nous.
Un tel projet, aussi difficile soit-il à mettre en œuvre dans toutes ses applications (sociales, politiques, économiques, etc.), présuppose néanmoins de reconnaître que les motivations humaines sont plurielles et qu'il convient de sortir d'un vision moniste, s'exprimant sous la forme du "ou bien ou bien". Une des raisons du drame de nos sociétés modernes est d'avoir privilégié et érigé en dogme fondateur, une seule motivation, tenue pour seule réelle, l'égoïsme rationnel et calculateur, dans l'oubli et la dénégation des autres mobiles (altruistes et proprement éthiques) qui nous poussent également à agir, parfois avec une force qu'il est temps de prendre sérieusement en considération.
19 commentaires:
Être généreux, c’est être libéré de se faiblesse, et notamment de l’attachement aux autres qui est le contraire de l’amour. L’attachement est un besoin qui attend tout des autres. L’égoïste voudrait ainsi posséder sans efforts tout ce qu’il souhaite, espérant que le monde tourne autour de lui. L’homme qui se soucie de lui-même, au contraire, puisqu’il n’attend rien des autres, se rend disponible à eux. La volonté d’être heureux n’est-elle pas le secret d’une certaine générosité ?
Oui, sans doute, cher Alexandre. La générosité comme une dépense qui se déverse, une libéralité d'autant plus grande que l'on est heureux...
toutefois jusqu'ou devons nous attacher ou nous préoccuper du sort de son prochain?...Cette compassion peut-elle justifier une ingérence humanitaire dans les affaires d'autrui ou dans celles d'un Etat (Haiti)? Si oui, cette ingérence, ne serait-elle pas la bonne conscience de ceux qui ont tout(rapports économiques Nord/Sud)ou bien ne serait-elle pas une forme de paternaliste voire de néo-colonialisme?
Laurent. D
Cher Laurent, il y a de cela aussi parfois. Rony Brauman a souvent dénoncé ces travers, à juste titre. Les choses, en effet, ne sont pas simples. Remarquez, toutefois, qu'on ne parle plus guère de "devoir d'ingérence" mais d'aide aux populations en danger. Et si les interventions de cet ordre ne sont pas dénuées d'arrière-pensées, de calculs, politiques, économiques et autres, cela n'implique pas, pour autant, qu'il faille les condamner en bloc.
Il faudrait peut-être redéfinir l'égoïsme en ne le réduisant plus à un calcul intéressé s'opposant nécessairement à un altruisme pur et désintéressé. Les deux valeurs d'égoïsme et altruisme, absolument opposées par la tradition philosophique et religieuse, sont sans doute moins opposées qu'il n'y paraît et ont, semble-t-il, une "généalogie" commune.
En ce sens, je rejoins ce que suggère Alexandre, à savoir la liaison possible entre un souci de soi et un souci de l'autre.
Cher Marc,
Oui, je suis évidemment d'accord puisque j'ai consacré une large partie de mon travail à critiquer la conception sacrificielle de l'altruisme. Toutefois, cela ne signifie pas que les deux motivations ne doivent pas être opposées, ou qu'elles procèdent d'une "généalogie" commune (qu'il resterait à définir).
Le « souci de soi » n’était-elle pas au cœur de l’éthique des philosophes grecques. Aristote déclare, dans l’éthique à Nicomaque (IX, 8), que « L’homme vertueux a le devoir de s’aimer lui-même », entendant par là le souci de sa valeur personnelle et de ce qu’il y a de meilleur en lui. Le contraire serait l’oubli de soi, quand on néglige de cultiver ses capacités. Dans ce dernier cas, tout ce que l’on peut s’attribuer est de valeur inférieure : richesses, honneurs…alors que celui qui accomplit une action généreuse s’attribue ce qu’il y a de meilleur : une vertu, la générosité. L’égoïsme ne serait condamnable que quand il s’agit d’aimer sa mauvaise part.
Oui, Alexandre, vous avez raison. Cette vertu de l'humilité est proprement chrétienne, on ne la trouve ni chez les Grecs ni chez les Romains. L'opposition de l'égoIsme et de l'altruisme s'y rapporte lorsque l'amour de soi est condamné comme l'expression de l'amour propre. Mais ce n'est pas toujours le cas. Le désintéressement sacrificiel fit, au XVIIe, l'objet d'une immense controverse que j'ai longuement analysée dans "Amour et désespoir". Bossuet par ex. y était opposé pour des raisons que vous retrouverez dans le billet "La querelle du Pur Amour" publié ici au mois de janvier (ou de décembre, je ne sais plus).
Ainsi il ne faut systématiquement placer égoïsme et altruisme sur une même ligne, l'un s'opposant à l'autre. Je pense, de surcroît, que l'on n'est jamais purement et simplement l'un ou l'autre: au contraire, je pense que l'attitude généreuse ou égoïste dépend aussi de l'état d'esprit dans lequel on se trouve (par exemple, les automobilistes qui ne s'arrêtent pas lorsque que quelqu'un est en difficulté au bord de la route, ne le font pas parce qu'ils sont pressés, fatigués après une dure journée, ou encore parce qu'ils ont peur de quelque "embuscade"); cette attitude dépend peut-être aussi de ce qui nous motive intimement: veut-on plaire, accorder nos actes et nos paroles?... elle peut dépendre, enfin de ce qu'on veut faire de cette attitude, d'un point de vue pragmatique.
Cher Michel,
"Le cran d'arrêt du respect de la dignité de la personne", l'expression est parlante : j'y vois l'injonction de l'arrêt de toute spéculation philosophique quand il s'agit de ce respect de la personne. Ne le prenez pas mal mais la philosophie devrait s'arrêter là ou commence le sacré. Philosopher, raisonner, c'est toujours poser des pours et des contres, en l'occurrence tenter rationnellement de démontrer que nous avons intérêt à ce respect de la personne. Or il ne s'agit pas d'entrer dans cette comptabilité; car n'aurions-nous pas intérêt à considérer autrui comme une fin, nous le ferions quand même. Parce que le sacré ne se démontre ni ne s'argumente. Pour parler comme les mathématiciens, le respect de la dignité de la personne est un axiome qui n'a pas à être démontré.
Dominique
En mentionnant une "généalogie" commune je pensais évidemment à Spinoza, Nietzsche ou Freud qui ont, me semble-t-il, montré l'importance des pulsions conscientes ou inconscientes qui nous poussent à telle ou telle action jugée altruiste ou égoïste, sans les réduire nécessairement à de l'instinctif ou de l'intentionnel. Je crois que leurs travaux sont d'une grande importance si l'on veut dépasser le "ou bien ou bien" dont vous parlez, et prendre en compte la pluralité des motivations.
Cher Marc,
Pour Spinoza, je veux bien, et Nitezsche aussi, mais s'agissant de Freud, je ne vois pas qu'il laisse la moindre place à l'altruisme, fort ou faible.
Merci pour votre fidélité
Michel T
Nietzsche, sorry !
merci Michel...j'ai bien noté la sémantique a employer en lieu et place du devoir d'ingérence...vous avez raison c'est peut-être plus politiquement correct...c'est une boutade bien sûr...redevenons sérieux...je souhaiterais compléter mon précédent commentaire par quelques questions ; 1) cette bienveillance altruiste peut-elle conduire a vouloir le bien-être ou le bonheur de quelqu'un (transfusion sanguine a un témoin de Jehovah ou le choix de fin de vie)ou bien celui d'une population (exportation des droits de l'Homme) contre leur gré, au nom de concepts moraux, religieux ou philosophiques propres aux bienfaiteurs? Si oui, comment la concilier avec la liberté? Cette conduite socialement favorable n'est-elle pas elle-même contraire a cette liberté individuelle? Le remède ne pourrait-il pas être pire que le mal? on ne peut que se féliciter de l'avancée démocratique en Tunisie et en Egypte...Mais avons nous rendu service a ces populations en leur offrant la possibilité de vivre conformément aux préceptes religieux de la charia? Enfin, j'observe que l'attitude compassionnelle et l'intérêt porté a son prochain, sont des valeurs dictées, entre autres, par les religions du Livre...Ainsi si j'aide mon prochain alors j'irai peut-être au paradis...Cette attitude est-elle altruiste ou égoiste? Laurent.D
Cher Laurent,
Si le Paradis, ou toute autre récompense, est la fin ultime que l'on recherche, on ne saurait parler d'altruisme. Par définition.
Faire le bien d'autrui contre son gré n'est pas non plus de l'altruisme, mais une des multiples formes de perversion qu'il peut prendre.
En fait, il faut faire une distinction entre le fait de trouver du bénéfice dans le bien fait à autrui et faire du bien à autrui en vu de ce bénéfice. La première visée n'est nullement incompatible avec la définition de l'altruisme, et cela est d'autant plus vrai que, dans ce cas, la récompense vient "de surcroït".
Mais alors si on trouve du bénéfice a faire du bien à autrui, on peut raisonnablement penser que l'altruisme ne serait jamais réellement désintéressé. Quel genre de bénéfice peut retirer un bienfaiteur d'une bonne action, hormis le désir de reconnaissance ou toute flatterie égotique? Est-il possible d'être altruiste aujourd'hui sans nécessairement recourir a des valeurs chrétiennes comme la générosité ou l'humilité? Laurent.D
Saint Augustin disait :
Aime et fais ce que tu veux.
Si tu te tais, tais-toi par amour,
Si tu parles, parle par amour,
Si tu corriges, corrige par amour,
Si tu pardonnes, pardonne par amour.
Aie au fond du cœur la racine de l'amour :
De cette racine, rien ne peut sortir de mauvais.
A mon avis, Laurent D., on peut tout à fait être altruiste sans recourir à des valeurs chrétiennes. L'altruisme n'appartient à personne. Si les religions et les philosophies peuvent l'indiquer, elles n'en sont pas les dépositaires.
Être altruiste ce peut-être simplement la vie (le plus intime en nous-mêmes que nous-mêmes (encore St Augustin)) qui persévère dans son être. Et cela au-delà des représentations que nous pouvons nous faire de nous-mêmes, des autres et des faits.
Cette analyse de Batson sur les motivations plurielles et contradictoires de l'homme - égoïsme, altruisme et éthique - est très vraie. Nous ne sommes pas toujours, et seulement,guidés par nos propres intérêts mais aussi par le désir d'aider les autres et par la prise de conscience de principes moraux que nous devons respecter. Ainsi, lorsqu'un mendiant nous tend la main, nous pouvons lui refuser une pièce sous prétexte que nous avons travaillé pour la gagner et que nous en avons nous-même besoin. Ou bien nous pouvons relativiser la situation et nous dire que nous avons la chance de travailler et que nous avons le devoir, si nous en avons les moyens, d'aider la personne qui mendie car elle est dans la plus grande nécessité. Nous conjuguons ainsi notre égoïsme (cette pièce est le fruit de mon travail), en le relativisant (j'ai la chance de travailler), avec notre altruisme (je veux néanmoins aider cette personne qui mendie) car c'est un devoir moral envers un être humain qui est dans le dénuement. La vie en collectivité réclame effectivement ces trois facteurs de Batson - égoïsme, altruisme et éthique - car le sort n'a pas donné à tous la même qualité de vie. Je pense que nombreux sont ceux que la vie sociale a largement "rétribué" que ce soit par la chance, le travail, l'intelligence, le bonheur ou tout autre chose. À l'inverse nombreux sont ceux qui ont besoin d'être aidé. Les conduites socialement favorable peuvent, d'une certaine manière, se développer tout naturellement de ceux qui ont vers ceux qui n'ont pas. Je ne pense pas qu'il soit naïf de raisonner de la sorte, je pense que c'est ainsi que l'on peut développer des conduites socialement favorables. À cet égard de nombreuses personnes adhèrent à des associations qui travaillent dans cet esprit (on peut citer entre autre Emmaus). Pour ce qui est des politiques publiques, la part de chacun des trois mobiles, égoïsme, altruisme et d'éthique, se manifeste dans les lois qui sont votées. La variété de conjugaison des trois mobiles et les rétributions favorisant la "dynamique vertueuse" se fait donc aussi au moment de voter aux élections de toutes natures. Les sociétés humaines se construisent pour que les hommes puissent vivre ensemble, les conduites socialement favorables sont donc nécessaires et la conjugaison des trois mobiles proposée par Daniel Batson va dans ce sens.
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