On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 20 janvier 2012

Court article paru dans La Croix, le 13 janvier

Voici le court article que m'a commandé le journal La Croix et qui a été publié le 13 janvier 2012, dans un page consacrée au "Convivialisme" (une notion chère à Alain Caillé* et qu'il emprunte à Ivan Illich) :

Si nous avions à trancher entre deux hypothèses, l'homme est-il un individu égoïste, mû uniquement par la poursuite de son bénéfice personnel et la société une association de partenaires en vu de la seule poursuite de leurs intérêts particuliers, ou bien est-il également capable de rechercher le bien d'autrui comme une fin ultime et de s'engager en faveur de causes qui méritent d'être défendues au nom du bien commun, la réponse que nous apporterions à cette alternative serait-elle seulement une affaire d'opinion ? Pour trancher le débat, il y a les faits et leur interprétation.
Plus de douze millions de Français participent, occasionnellement ou régulièrement, à des activités de bénévolat. Quant aux dons aux associations caritatives, ils s'élevaient en 2009 à près de 2 milliards d'euros, progressant de 7% en 2010. Mais est-ce là une preuve de la générosité désintéressée de nos concitoyens ? N'y trouvent-ils pas une satisfaction personnelle, visant à rehausser l'image qu'ils ont d'eux-mêmes ou à s'attirer l'approbation des autres ? Telle est l'objection généralement formulée à l'égard des comportements de solidarité, de bienveillance ou d'altruisme. Peut-on y répondre de façon objective ? La réponse est oui. Des décennies de recherches en psychologie sociale montrent que l'interprétation qui met en avant des explications de type égoïste est tout simplement fausse : c'est le modèle de l'empathie altruiste qui est validé.
Tout se passe comme si l'on assistait à un véritable divorce entre l'idée de l'homme qui préside au modèle économique dominant, se réclamant d'un utilitarisme naïf, et la réalité effective des motivations humaines qui laissent une large part à la conscience de notre responsabilité envers les autres (incluant les animaux et la nature). Plutôt que de construire un monde qui repose sur une conception aussi fausse et destructrice des rapports humains, il est temps de prendre au sérieux et de de tirer les conséquences sociales et politiques de la capacité humaine au bien. Ce n'est pas de l'angélisme : c'est du réalisme !

  • www.la-croix.com
    _______________
    * Alain Caillé, Marc Imbert, Serge Latouche, Patrick Viveret, De la convivialité, dialogues sur la société conviviale à venir, La Découverte, 2011.
    Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l'Eau, 2011.
  • 17 commentaires:

    Patrick Estève a dit…

    Bonjour, je vous remercie pour cette insertion. Je commençais à désespérer d'entendre (de lire) ce genre d'analyse : je n'arrivais pas à me résoudre à comprendre que douze ans de lutte contre la fracture numérique (dans le Bassin Mentonnais) et 417 personnes (sorties d'affaire) plus loin, ce n'était qu'une petite histoire de gros ego bien pensant. Il existe donc bien un fondement à une action associative qui a, peut-être, quelque chose à voir avec de l'action politique au sens premier des termes. Bon, je peux donc envisager sereinement une nouvelle aventure associative après avoir rempli l'objet de la première. @ nouveau merci, à vous lire. Cordialement, Patrick Estève.

    Michel Terestchenko a dit…

    Merci, cher Patrick, pour votre message qui me réjouit !

    Emmanuel Gaudiot a dit…

    Et s'il s'agissait, encore une fois, d'une illusion: tout se passe comme si l'intérieur du coeur des hommes fonctionnait comme le monde qui les entoure...c'est le système de ce monde -qui se veut utilitariste- qui nous pousse, avec la rapidité de ses échanges, et la nécessaire superficialité qui en découle, à croire que les hommes ne seraient pas humains; mais nous savons, cher Michel, cher Patrick, qu'il n'en est rien, et nous le faisons savoir...merci de le faire savoir!

    Alexandre.Gagner a dit…

    Le renouveau de la bienfaisance privée ne souligne-il pas les carences de l’Etat face aux injustices sociales. Nous voudrions particulièrement évoquer l’offensive philanthropique des milliardaires américains. Warren Buffet verse à diverses fondations dont celles de Bill Gates en 2007, 35 milliards d’euros, c'est-à-dire trois fois le budget qu’il est prévu de consacrer cette même année en France à la solidarité et plus de dix fois le montant annuel de l’aide publique internationale accordée aux pays en voie de développement. Ce qui est intéressant, ce sont les mobiles invoqués par le milliardaire. S’il donne ainsi, c’est pour ne pas donner à ses enfants. Le droit à l’héritage contredit l’ordre méritocratique sur lequel devrait exclusivement se fonder le capitalisme. A chacune de faire sa fortune. Tel est le message envoyé à sa progéniture. La philanthropie ainsi pratiquée ne donne t-elle pas un regain de vitalité à un principe de charité privée contre lequel s’étaient accumulées un certain nombre de critique ? Paternalisme, Domination…Caractère parfois injuste de la bienfaisance privée, pour lui substituer une protection sociale anonyme, efficace, moralement neutre. Cette philanthropie des milliardaires prétend promouvoir des formes de solidarités que les Etats ne veulent ni explorer, ni mettre en œuvre. Cela a pour conséquence de décharger sur la société civile la résolution des problèmes de justice sociale. Toute la difficulté sera de déterminer si le philanthropisme ainsi orchestré ne se présente pas comme une manière de racheter les consciences et de poser en terme éthiques un problème dont on ne souhaite pas voir les tenants et les aboutissants politiques

    Emmanuel Gaudiot a dit…

    Si les Etats ont des carences, cher Alexandre, c'est dû -à mon sens-, au fait qu'ils participent d'un système économique, et même financier, dont les ressorts sont l'équilibre (introuvable) et les échanges en vases communicants. Le mensonge qui est le sien, et de nous faire croire que plus le gateau sera gros, plus les parts seront grosses: d'où une course effrénée aux profits. Les Etats, quant à eux, ont un équilibre à trouver entre valeur morale (véhiculée par les Humanités) et une valeur de compatibilté avec le système écomnomique... d'où leur faiblesse, tant sur le plan moral, que sur le plan économique.

    Michel Terestchenko a dit…

    Vous avez raison, chers amis. La philanthropie privée ne devrait pas décharger les Etats de leur responsabilité. C'est pourquoi beaucoup la critique. De fait, elle n'est pas une "excuse" !

    Gil Boulenger a dit…

    Il est notable que vous terminiez votre article par la formule : "ce n'est pas de l'angélisme : c'est du réalisme !" L'esprit du temps veut que dés qu'une opinion se manifeste pour soutenir que les relations entre individus ne se limitent pas à l'affrontement, au calcul et à l'instrumentalisation, elle doit affronter les ricanements de ceux qui se veulent et disent "réalistes", ceux pour qui envisager qu'un comportement puisse échapper à la poursuite d'un intérêt personnel n'est qu'une vue de l'esprit. Ces « réalistes » ignorent, ou le feignent, les recherches en psychologie sociale auxquelles vous faites référence. Recherches qui ne font que prouver des comportements que nous expérimentons tous quotidiennement. Tous, nous connaissons le fait d'aider gratuitement, de donner sans attendre retour, de faire du bien sans volonté de se faire égoïstement du bien. Il y a chez les tenants de « l'intérêt » une mauvaise foi qui va jusqu'à nier ce que la science enseigne et, plus grave, ce que eux-mêmes doivent ressentir au niveau individuel. C'est la profonde bêtise d'une Margaret Thatcher décrétant son fameux : « la société n'existe pas ». Cette citation confine au comique dans son apparente naïveté. Mais naïve, elle ne l'est pas, elle est guerrière comme l'est ce que vous nommez « utilitarisme naïf ». C'est un utilitarisme de combat, volontairement caricatural, qui sert des visées idéologiques. En l'occurrence, il s'agit de naturaliser et d'essentialiser l'économie de marché : l'individu est mu par son seul intérêt, le marché est le lieu par excellence d'existence de cet intérêt, donc l'individu coïncide pleinement avec lui-même dans ce contexte. Cela fait plusieurs décennies qu'a débuté cette offensive idéologique et qu'elle a manifestement triomphé. Preuve en est qu'il faut se défendre du péché d'angélisme (on pourrait se demander pourquoi il est si infament d'etre angélique ?) lorsque l'on veut mettre en lumière le fait que, manifestement, nous ne sommes pas que calculs égoïstes.

    michel terestchenko a dit…

    Merci, cher Gil, pour votre commentaire avec lequel je suis pleinement d'accord.

    Jean-baptiste Richard a dit…

    Bonjour, pourquoi toujours opposer égoïsme et altruisme ? N'avez-vous pas montrer dans votre livre Un si fragile vernis d'humanité qu'en réalité les individus adoptant des comportements altruistes devait faire preuve d'une présence à soi qui est une certaine forme d'égoïsme? Et les individus qui ne résistent pas au mal à travers des actions altruistes ne seraient-ils pas plutôt dépossédés de soi ? L'égoïsme ou du moins une certaine forme d'égoïsme n'est-il pas la condition des comportements altruistes ? Le renoncement à soi ne produit-il pas une dés-individualisation qui empêche de juger, de discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais et donc de ne pas résister à travers des comportements altruistes. Le renoncement à soi ne favorise t-il pas l'obéissance plus que l'altruisme ? Cordialement, Jean-baptiste Richard, élève en L3 du SEPAD

    Michel Terestchenko a dit…

    Oui, cher Jean-Baptiste, c'est en effet cette opposition théorique que je me suis efforcé de dépasser, parce que c'est une sorte de piège fallacieux.

    Anonyme a dit…

    Une question m’est venue en rapport avec l’empathie altruiste dont il est fait part dans cet article. Je me suis demandée si cette empathie pouvait avoir des similitudes avec celle qui s’exprime au travers de la tragédie grecque. Le terme d’empathie m’a semblé, en effet, correspondre à ce qui se trame dans ces spectacles où la douleur de l’autre provoque peut-être un sentiment de pitié mais aussi de toute évidence, une forme de confusion entre moi et l’autre qui permet à l’homme, comme le souligne Aristote, de se purger de ses propres passions par la catharsis. Dans la réalité, n’est-ce pas le même ressort qui conduit les hommes à venir en aide à autrui ? Ne faut-il pas que l’autre devienne un prolongement de soi pour qu’enfin, le moi se sente concerné et agisse ? Peut-on considérer cela comme une altération de la personnalité, une perte de soi ou au contraire comme une pleine réalisation de l’individualité qui ne pourrait s’exprimer que par l’abolition des distances entre les êtres ? Au-delà de l’idée que l’autre n’est qu’un moyen pour aller mieux, cet autre n’est-il pas la condition nécessaire et fondamentale qui nous permet de renouer avec la vie et d’échapper par là-même aux angoisses qui empêchent d’avancer ? Il me semble bien que la vie humaine comme la tragédie nous offre le spectacle des passions et que l’empathie est le moteur qui sert à avancer dans l’existence avec les autres.
    Si l’autre paraît si différent c’est sans doute qu’il se trouve derrière un écran non pas comme un homme mais comme une image d’homme. Cette illusion, qui déplaît ou fait peur, ne permet pas de rencontre, elle condamne l’individu à l’isolement, de ce fait menace la communauté mais aussi sa vitalité.
    L’absence d’empathie, en ce cas, pourrait être envisagée comme une défaillance d’humanité mais aussi un empêchement à devenir soi au travers des autres.
    Alors, je dis vive l’empathie !

    Pierre-Yves Clausse a dit…

    Merci pour cet article qui, pour une fois, fait rimer "réalisme" avec "optimisme". Il est bon de lire que l'on peut vouloir le bien sans aucunes arrières pensées négatives.
    Je pense que c'est important de souligner que cette empathie universelle existe bel et bien à l'heure ou tout est conflit...

    Kohli Miloud a dit…

    Il est en effet rare de lire que la capacité humaine au bien est une réalité. Nous vivons une période difficile qui nous pousse à croire que le bien est devenue une vertu illusoire. C'est pourtant en temps de trouble et d'incertitude que cette notion de bien prend toute sa valeur. En effet, la question de savoir si l'homme est dans sa nature plus altruiste qu'égoïste est tranchée lors des moments difficiles. La crise grecque est aujourd'hui un bon exemple de cet altruisme nécessaire des autres pays de l'union européenne pour commencer à résoudre la situation de ce pays. Les questions d'altruisme et d'égoïsme en politique sont bien réelles et l'altruisme comme solution est bien une réalité. Merci, Michel, de nous en convaincre!

    MA.M. a dit…

    « La réalité effective des motivations humaines qui laissent une large part à la conscience de notre responsabilité envers les autres ».

    Je me demande si l'ignorance peut faire excuse par rapport à nos responsabilités? Pascal, dans la quatrième lettre du provinciales, attaque les jésuites en disant que tous les méchants ignorent ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils doivent ne pas faire. Aristote sépare l'ignorance des circonstances et celle du droit. Seule la première est excusable.

    Comment aussi juge-on l'oubli ? Ce phénomène qui ne dépend pas de notre volonté.

    De plus, la responsabilité est-elle seulement légale qui juge d'après les comportements ? Ou la vraie responsabilité est celle qui se fonde sur l'état réel de notre conscience ?

    Anonyme a dit…

    Bonjour Monsieur, selon moi l’homme peut aussi bien être un individu égoïste qu’un individu altruiste. Effectivement, certaines personnes donnent dans des associations pour leurs satisfactions personnelles mais d’autres donnent juste par « bonté ». La plupart du temps, les hommes sont altruistes par égoïsme.

    Des personnes peuvent en aider d’autres dans le besoin juste pour recevoir une récompense. Nous ne vivons pas dans un monde merveilleux, les hommes sont à l’affût de rémunération.

    Néanmoins, ils peuvent aussi être altruistes et faire des actes désintéressés, comme par exemple sauver une personne de la noyade, la personne se met elle-même en danger, donc je doute que son acte soit intéressé par n’importe quel bénéfice.

    Nicolas Goas a dit…

    Partie 1 :

    Cher professeur,

    Voici les réflexions que m’a inspirées votre article, paru dans le journal La Croix le 13 janvier 2012.

    Il y a eu de tout temps deux conceptions opposées de la nature humaine (quoiqu’avec des intermédiaires) un pôle plutôt négatif et un autre bien plus positif. Retranscrit dans l’horizon et le débat modernes, on aperçoit d’un côté l’école libérale (« les classiques »), Adam Smith en tête, pour qui l’individu poursuit son intérêt personnel sans considération pour autrui (c’est d’ailleurs très bien comme cela selon eux !) et de l’autre, une école plus « communautaire », qu’on pourrait faire remonter à Aristote pour qui l’homme est un animal politique et social.

    Le libéralisme d’Adam Smith a cela de pernicieux qu’il sape les fondements de la morale qu’avaient partagés à peu près toutes les époques qui lui étaient antérieures et pourtant bien différentes quant aux valeurs de solidarité et de générosité par exemple. Smith avait en effet affirmé (dans la Richesse des nations) : « Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, l’homme travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y parvenir ». C’est une véritable révolution dans la conception de l’homme auxquels vont procéder les tenants du libéralisme. L’égoïsme devient de l’altruisme qui a été mal compris. En réinvestissant son argent dans le processus du capital et dans la production, le capitaliste va offrir des possibilités d’emplois aux miséreux et œuvrer à leur bonheur en leur offrant un travail et des moyens de subsistance. L’égoïsme apparent du « détenteur des moyens de production » est nécessaire et abouti d’une manière plus efficace au bonheur d’autrui. Telle est la vieille rengaine des libéraux qu’on entend encore régulièrement malgré les démentis cinglants qu’a pu lui imposer la réalité. Qu’on songe aux ouvriers du XIX siècle ayant eu à subir la révolution industrielle et ses conditions de travail abominables où des enfants se crevaient la santé dans les usines, les addictions et les maladies pullulaient chez les ouvriers autant que les profits pleuvaient ailleurs. Des relevés de la taille et du poids des travailleurs, effectués par des médecins inquiets des conditions de travail, faisaient mention que ces deux paramètres diminuaient au cours du temps et au fil des générations qui se succédaient.
    Cette conception libérale de l’homme est contestable économiquement, absurde politiquement et révoltante philosophiquement. L’égoïsme ne peut en aucun cas être assimilé à de l’altruisme et pas même par des raisonnements économiques scabreux. Leurs essences, leurs caractéristiques, leurs implications concrètes dans l’existence humaine sont fondamentalement distinctes.

    Nicolas Goas a dit…

    Partie 2
    Face à cette école de pensée, on peut lui en opposer une autre, que l’on peut qualifier de communautarienne (entendons par là qui se focalise davantage sur le commun). Lorsqu’Aristote affirme que l’homme est un animal politique, il ne signifie pas seulement que l’homme a besoin de vivre en société et de participer à la vie de la cité, il sous-entend également que l’homme est mû par le besoin de s’intéresser au bien commun, c’est-à-dire de prendre en considération la figure de l’Autre dans ses pensées et actions. C’est d’ailleurs un reproche que fera un grand lecteur d’Aristote qu’était Karl Marx à la philosophie des droits de l’homme : sa conception purement individuelle et négative de l’autre. La figure de l’Autre est perçue par l’individu issu de l’idéologie des droits de l’homme comme une entrave à la réalisation de son existence et de son action au lieu de voir dans son prochain la possibilité de son accomplissement propre.
    Pour finir ce bref commentaire, une remarque que j’emprunte au philosophe américain Michael Sandel. Une erreur des libéraux est de croire que la générosité, la solidarité, l’écoute envers l’autre sont des biens épuisables et rares qu’il conviendrait de protéger et de ne pas trop abuser au risque de les voir disparaitre. Là aussi, c’est une vue de l’esprit fondamentalement biaisée : loin de s’épuiser avec la pratique, la solidarité et la fraternité s’accroissent, se renforcent et se vitalisent au travers de leurs réalisations matérielles et leurs expressions concrètes.