Tôt levé ce matin, je songe à Dostoïevski et à certains traits essentiels qui distinguent ses personnages de ceux de Dickens, un auteur (traduit en russe dès les années 1840) qu'il avait beaucoup lu, qu'il admirait et avec lequel il partageait l'idéal de la bonté enfantine et du bonheur.
Prenez L'Idiot, par exemple.
Tout dans ce roman apparaît accompagné de son double. Le prince Mychkine, l'homme « positivement beau », la figure du Christ, le candide innocent, absolument bon, doué d'une terrible et insupportable pénétration des cœurs, on ne peut le séparer de Rogojine, le passionné, emporté par la fureur érotique qu'il éprouve pour Nastassia Philippovna. De fait, ce sont presque des frères jumeaux, et ils incarnent deux figures de l'amour, l'une pure, lumineuse, désintéressée, sacrificielle et totalement asexuée, l'autre sombre, ravagée par le désir et la destruction de soi et des autres. Mais tous deux sont animés par une énergie qui les poussent à l'absolu, dans le refus de tout égoïsme et de tout compromis avec le monde. Dès le début du roman ils apparaissent ensemble (dans un compartiment de train) et, à la fin, ils disparaissent l'un et l'autre de la scène.
Une semblable dualité se trouve dans la conception de la nature : tout à la fois harmonie et fête, que Mychkine perçoit à l'occasion de diverses « extases » (lors de la crise d'épilepsie, durant une promenade dans les montagnes en Suisse), mais aussi bête muette qui broie impitoyablement les êtres, en particulier le plus sublime d'entre eux, le Christ lui-même (tel qu'il apparaît dans le tableau « La déposition du Christ » de Hans Holbein où le crucifié est peint avec les traits atroces d'un noyé).
Lorsque Dostoïevski concevait en son âme le beau, le bon et le pur, il percevait que, dans le monde ici-bas, se sont aussitôt les aspects strictement opposés de l'être qui surgissent, non pas que les deux couleurs soient mêlés dans les traits complexes d'une humanité grise, mais en raison d'une sorte de géméllité métaphysique qui est infiniment plus troublante.
Chez Dickens, les personnages et les choses sont bien plus tranchées. Les êtres bons qu'il incarne, David Copperfield, Oliver Twist, Pickwick, Stephen Blackpool ou Rachel (dans Les temps difficiles), etc. conservent, tout comme chez Dostoïevski, leur pureté intacte au sein d'une société corrompue par la misère et l'égoïsme cupide, mais, à la différence du grand romancier russe, ils ne sont jamais chez lui accompagnés de l'ombre portée par une figure noire dont ils seraient inséparables. Et puis, il y a chez Dickens l'espoir d'une conversion de l'être au bien, de rédemption intérieure (telle que Scrooge, dans Le drôle de Noël de Scrooge ou Thomas Gradgrind, dans Les temps difficiles, en font l'expérience) qui fait défaut chez Dostoïevski (hormis, peut-être, le cas de Raskolnikov dans Crime et châtiment).
Dostoïevski avait été profondément frappé par les figures du bien, telles que Dickens en fait le portrait – Pickwick est, aux côtés de Don Quichotte et de Jean Valjean, une des principales incarnations littéraires de la bonté auxquelles il songeait en écrivant L' Idiot – et tous deux voyaient dans la société de leur temps (pour des raisons, il est vrai, différentes) l'émergence d'un monde inhumain et atroce qui détruisaient toutes les valeurs spirituelles (humaines dans un cas, religieuses dans l'autre) auxquels ils croyaient.
Il est étrange et peut-être injuste, cependant, que nous soyons aujourd'hui bien plus sensibles à la profondeur abyssale de la psychologie de Dostoïevski que nous le sommes à la critique morale que Dickens fait de la société capitaliste et utilitariste de son temps, que nous devrions pourtant relire, tant il est vrai que la cruauté qu'il dénonce n'a rien perdu de son actualité.
Ce ne sont là que brèves remarques qui trouvent de profonds et remarquables développements dans l'excellente analyse de N.M. Lary, Dostoevsky and Dickens, A Study of Literary Influence, Routledge and Kegan Paul, London, 1973).
4 commentaires:
On pourrait certainement émettre l'hypothèse que la "gémellité métaphysique" entre les meilleurs et les pires aspects de l'Être est liée au même désir "originel" qu'est le désir de vie (le conatus).
Ce désir s'orienterait du "bon" ou du "mauvais" coté selon la représentation que s’en font les individus.
Celui qui grandirait dans un milieu violent ou qui vivrait des atrocités pourrait facilement associer le désir de vie à une volonté de toute puissance néfaste. Aussi, il aura certainement tendance à faire le mal non pas par plaisir mais parce que cela correspond à la représentation du monde qu’on lui a transmise et qu’il s’est faite. En fait, cet individu ne ferait pas le mal pour le faire le mal mais pour s’assurer que sa représentation du monde est juste. Etant donné qu’il y a de grandes chances pour qu’autrui ou la société réponde violement à sa violence, son schéma se verra confirmé. Et cela pourrait aller crescendo, sauf, si, à un moment donné, quelqu’un ou quelque chose puisse lui faire apercevoir une lueur dans sa nuit.
A contrario, celui qui grandirait dans un milieu ou règne amour et joie, pourrait beaucoup plus facilement associer le désir de vie à cet amour et à cette joie reçus. Aussi, il aura certainement plaisir à faire le bien mais non parce que cela correspond à la représentation du monde qu’on lui a transmise et qu’il s’est faite, mais tout simplement parce qu’ainsi il cohére parfaitement avec le désir de vie. Ainsi, cet individu ne ferait pas le bien pour faire le bien mais simplement pour faire honneur à la vie. Etant donné qu’il y a de fortes chances pour qu’autrui ou la société réponde positivement à cet honneur, la vie se verra confirmer par elle-même et elle continuera son œuvre. Si les échecs et les difficultés ne sont pas pris comme des punitions mais comme des bénédictions, rien ne pourra anéantir la perpétuation de ce désir.
Pour finir, il est intéressant de noter qu’Annick de Souzenelle nous indique que le terme « péché » signifie étymologiquement « manquer la cible ». Ainsi, ce qui est mauvais chez le pêcheur ce n’est pas son désir mais la façon dont il l’oriente.
Au sujet du double chez Dostoïevski, c’est le titre est le sujet de son deuxième roman, récit des aventures tragi-comiques d’un petit fonctionnaire minable peu à peu supplanté par un double plus malin que lui. Le thème du dédoublement hante l’ensemble de son œuvre. Dans les frères karamazov, Ivan tenté par la folie, se crée un double satanique. Cette obsession s’inscrit dans le thème du rapport à autrui. La difficulté d’établir une relation sereine à autrui, qui torture par exemple L’adolescent, marque notre époque. Le jeune héros de ce magnifique roman trop peu lu, tiraillé entre les chemins de la modernité, l’argent, le prestige social, le pouvoir intellectuel, l’idéal révolutionnaire, le sexe, le jeu, finit par découvrir un accès égalitaire avec les autres.
Les êtres incapables de résoudre ces difficultés de notre société ne risquent ils pas de s’enfermer dans la création fantasmatiques d’avatars ?
Isolés de leurs semblables qu’ils n’arrivent pas à aborder avec simplicité et bonté, ils peuplent alors leurs univers de doubles.
Ce serait amusant d'imaginer, cher Kévin, un Dostoïevski spinoziste ! Merci aussi, cher Alexandre, le double est évidemment un thème omniprésent chez Dostoïevski. Je vous remercie tous deux pour vos beaux commentaires qui me soutiennent grandement.
Cette question sur la dualité de l'homme dans les romans de Dostoïevski me rappelle aussi ce merveilleux roman de Hermann Hesse Narcisse et Goldmund, que j'ai lu, il y a bien longtemps, et qui décrit dans l'homme cette part d'animalité, représentée par Godmund, et de spiritualité dont l'image est Narcisse. Cette animalité de Goldmunn s'exprimant dans l'assouvissement de ses désirs et dans l'art, et la spiritualité de Narcisse dans une sorte de sagesse de la connaissance et de la science. Peut-être sommes-nous plus sensibles à cette dualité chez l'homme parce que nous la voyons constamment présente dans nos sociétés. Les exemples de personnages bons, tels que ceux de Dickens, existent, heureusement pour nous, mais sans doute sont-ils moins dans la lumière que les méchants. Jean Valjean est bon mais dans la solitude et l'intimité de la rédemption. Les êtres bons de Dickens vivent aussi dans la société décrite par Dostoïevski et ils sont souvent des êtres souffrants et malheureux. Je partage en tout cas votre avis sur l'oeuvre poignante de Dickens condamnant la misère mais tout de même pleine d'espoir.
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