Dans la Conclusion de l'Essai sur le don, Marcel Mauss formule ce surprenant précepte : « On peut et on doit en revenir à de l'archaïque ». Mais que voulait-il signifier par là ?
Le souhait, et même l'injonction, que nos sociétés modernes, fondées sur l'économie de l'intérêt égoïste et de l'utilité, remettent « au creuset » la libéralité du don : le don, à la fois libre et obligatoire, désintéressé et intéressé, noble, généreux et, en un certain sens, égoïste aussi. Les valeurs du don – on le voit dans les sociétés primitives - écrasent et ridiculisent le riche quand il accumule les biens et ne les distribuent pas, quand il les conserve pour soi et les siens, lui faisant perdre la face aux yeux des autres du fait de sa mesquinerie. Dans l'Utopie, Thomas More voulait que la possession de l'or soit réservée aux esclaves et qu'elle soit un objet de moquerie plutôt que d'envie. L'idée est assez proche, puisque l'île est toute entière organisée selon un modèle de distribution où la propriété individuelle n'existe pas plus que chez les chasseurs-cueilleurs.
Ne serait-il pas heureux et souhaitable, en effet, qu'on redonne des couleurs à cette forme de la libéralité donatrice, dispendieuse, en lieu et place de l'appropriation et de la consommation ? L'intérêt au don, socialement valorisé, alimentant le désir de reconnaissace et d'estime, la quête de l'honneur et de la gloire, serait source première de l'approbation sociale – je dis bien, sociale, et non pas morale - accordée à ceux qui donnent et qui donnent à foison. La rivalité ostentatoire du don – car cette relation est agonistique – ferait que les plus riches se disputeraient à qui donnerait le plus. Imaginez Martin Bouygues luttant avec Vincent Bolloré, non pas pour posséder le yacht le plus long*, mais pour l'emporter en générosité ! Se diffuserait ainsi une nouvelle conception de l'aristocratie sociale - ce modèle est, en effet, aristocratique - et des motifs de la reconnaissance. Quiconque se comporterait comme un avare ou un être cupide, ou tout simplement comme un fieffé égoïste, quiconque refuserait de distribuer son avoir, serait objet de risée et de mépris de la part des siens et de la part de tous.
C'est très exactement ce qui se passe dans les sociétés "primitives" qu'étudie Mauss où l'on donne à tout va, pour s'imposer et en imposer (non pas aux pauvres - il n'y en a pas - mais aux pairs). Cette forme pacifique de la rivalité est un puissant antidote à la guerre... et à la concurrence des appétits accumulateurs. Il y aurait quelque utilité à s'inspirer de leur génie !
____________________
* En 2010, Martin Bouygues s'est fait construire un yacht de 62,5 màtres, le "Baton rouge", pour le prix de 65 millions d'euros. Il faudrait plus de mille deux cents ans à un professeur d'université, qui y consacrerait tous ses revenus annuels, pour l'acquérir ! Le "Paloma" de Vincent Bolloré, acheté en 2003 pour la modique somme de 3,5 millions de dollars, ne fait que ... 60 mètres ! Par comparaison, le "Yolanda", ce magnifique steamer qui sillonnait les mers Baltique et Méditérranée au début du 20e siècle, faisait 100 mètres de long, mais la famille T. qui en était propriétaire avant la Révolution de 1917, distribuait ... 80% des immenses revenus de leur société au peuple d'Ukraine. L'obligation au don, et dans cette proportion étonnante, était inscrite dans les statuts de l'entreprise. Il est vrai qu'on était aux temps de l'ancienne Russie, une époque bien archaïque, en effet !
30 commentaires:
J'ai tendance à me méfier de l'utilisation des archaïsmes (je pense aux religions, aux principes révolutionnaires). Un bon bûcheron était, à l'époque de l'utilisation de la hache, capable de sculpter le bois avec son outil: imaginez qu'un de nos contemporains découvre la hache...ma crainte est qu'il soit tenté de l'utiliser pour trancher des têtes; une dextérité à l'ancienne pour un style comtemporain!
Si on mettait ce système promotionnel du don en place, il ne faudrait, à mon sens, pas longtemps pour que les généreux donateurs soient impatients de la réciproque au don, c'est à dire, la renommée, puis le pouvoir...le monde dans l'état actuel, en somme! La valeur du don réside dans sa rareté (ce pourrait être là la vraie source de l'économie!), le rendre institutionnel gâterait cette valeur. Merci pour tous ces dons (rares dans notre vie contemporaine) de matière à penser.
Cher Emmanuel, il ne s'agit pas de le rendre "institutionnel", mais de favoriser ce geste et de lui associer diverses formes de reconnaissance sociale. Il ne s'agit pas non d'en faire un moyen de la domination, en tout cas pas de la domination politique. Mais ces quelques remarques devraient surtout inciter à lire ou relire l'"Essai sur le don" de Mauss. J'y ajouterai volontiers, le livre magnifique de Marshall Sahlins, "Age de pierre, âge d'abondance" (chez Gallimard) et celui de Pierre Clastres, "La société contre l'Etat" (aux éditions de Minuit).
Pour finir, le précepte de Mauss (retourner à de l'archaïque) est presque une provocation, à prendre au second degré, invitant à voir ce qui dans "le fait total du don" peut encore s'appliquer à nos sociétés. Et là, il faut lire Godbout et Caillé. Cf., par exemple, le paradigme du "convivialisme" que Caillé propose dans son dernier livre.
Merci infiniment d'apporter votre contribution au débat.
Retrouver les liens sociaux les plus simples, les plus originaires, les plus beaux, les plus humains. Les saisir, les penser, les comprendre, les ruminer, se les approprier, les faire sien, les faire chair, modifier l'inconscient collectif, transvaluer nos valeurs. N'est-ce pas le chemin vers une société plus saine, plus belle, plus forte ? N'est-ce pas un remède au malaise de notre culture ?
Le don est un de ces liens sociaux originaires dont l'assimilation pourrait faire de la générosité une valeur. Les limites de la générosité, c'est qu'elle est souvent "restreinte" pour reprendre l'expression de David Hume à un cercle de proches. L'assimilation collective de cette valeur est-elle possible ? Tendrait-elle à la "bienveillance généralisée" ?
Le soin n'est-il pas aussi de ces liens sociaux les plus originaires dont la pensée permettrait de répondre aux problèmes actuels de notre société, de répondre à une "urgence vitale"? (cf. Frédéric Worms, Le moment du soin, A quoi tenons-nous ?)
Si l'on peut entendre l'expression "en revenir à de l'archaïque" sous la forme "cohérer avec ce que nous sommes fondamentalement", voire "se faire conatus", il est, à mon sens, évident que l'on puisse et que l'on doive y revenir.
La vie, par définition, est don. Tout ce qui existe n'existe que par elle et grâce à elle. Par un étrange raisonnement, nous en sommes venus à vouloir la posséder, "en profiter". Mais comment ne pourrions nous pas la posséder puisque nous la sommes ?
Le problème réside sans doute dans notre propension à mettre l'être sur le plan de l'avoir. A mon sens, lorsque nous comprendrons que la vie est par nature insaisissable, lorsque nous nous libérerons de la peur de perdre ce quelque chose sans lequel nous ne serions, nous saurons nous fondre dans son mouvement qui n'est que don.
On peut louer, même faire triompher le don, la question à mon sens n’est pas là.
Mais cette nostalgie de l’archaïque introduit une question épineuse dans la tête :
Comment prendre au sérieux les notions chères aux Lumières ? Progrès, perfectibilité et le sens de l’histoire humaine ?
Sommes- nous, historiquement parlant, au tournant d’une époque qui annonce l’arrivée d’une nouvelle aire ? Ou tout simplement nous déclinons dans l’absurdité d’une époque que loisir des uns équivaut la « valeur » de mille ans de travail intellectuel des autres ?
Insupportable ! n’est pas ?
On peut louer, même faire triompher le don, la question à mon sens n’est pas là.
Mais cette nostalgie de l’archaïque introduit une question épineuse dans la tête :
Comment prendre au sérieux les notions chères aux Lumières ? Progrès, perfectibilité et le sens de l’histoire humaine ?
Sommes- nous, historiquement parlant, au tournant d’une époque qui annonce l’arrivée d’une nouvelle aire ? Ou tout simplement nous déclinons dans l’absurdité d’une époque que loisir des uns équivaut la « valeur » de mille ans de travail intellectuel des autres ?
Insupportable ! n’est pas ?
On peut louer, même faire triompher le don, la question à mon sens n’est pas là.
Mais cette nostalgie de l’archaïque introduit une question épineuse dans la tête :
Comment prendre au sérieux les notions chères aux Lumières ? Progrès, perfectibilité et le sens de l’histoire humaine ?
Sommes- nous, historiquement parlant, au tournant d’une époque qui annonce l’arrivée d’une nouvelle aire ? Ou tout simplement nous déclinons dans l’absurdité d’une époque que loisir des uns équivaut la « valeur » de mille ans de travail intellectuel des autres ?
Insupportable ! n’est pas ?
ABBAS ECHRAGHI
A mon avis, Mr ECHRAGHI, nous entrons effectivement dans une nouvelle ère. Le temps des Lumières a été nécessaire mais demande aujourd'hui à être dépassé. En effet, la raison, si performante peut-elle être, ne peut se limiter à elle-même et a besoin d'indiquer de manière plus exacte la vie qui est mouvement perpétuel. Étant dynamisme constant, elle ne peut-être figée et se réduire à des concepts.
Si l'idéalisme des Lumières, qu'elle a traduit notamment par la déclaration des droits de l'Homme, a permis quelques progrès, il semble, aujourd'hui, s'enfermer sur lui-même. En refusant de le lâcher, de passer à un autre paradigme, nous jouons les Machiavel. Nous sommes prêts à tout et n'importe quoi simplement pour nous convaincre de notre raison.
Il est, à mon sens, temps d'accepter que le juste ne se limite pas aux conceptions que nous pouvons nous en faire
Mon cher Kévin
Merci de votre « correction » et votre commentaire.
Ma question dans mon propos ne concerne d’aucune manière la valeur de don. C’est précisément la nostalgie de l’archaïque qui est problématique, celle qui voit dans la modernité, telle que l’on connaît aujourd’hui, l’éloignement de la nature humaine de ses sources et sa solution est donc un retour.
En outre, je comprends votre enthousiasme pour la vie. Mais l’idéalisme à mon sens n’est pas un produit de la vie, il est une créature de la raison humaine et son éventuel dépassement suscite donc la justification de raison. Ce n’est pas par un instinct qu’on annule le raisonnable.
Acquis des Lumières est notre héritage, l’héritage de l’humanité toute entière si je donne référence à l’article qui précède immédiatement notre article. Un héritage, en principe demande d’être restauré plutôt que détruit et démolit et la restauration est une affaire de raison.
Le dépassement n’est pas une valeur. Il doit être justifié.
ABBAS ECHRAGHI
Si l'idéalisme (je dirais "à la Machiavel") est une créature de la raison humaine, je ne crois pas que la vie en tant que telle et non en tant que concept le soit.
Si cela ne signifie pas que la vie doive se passer d'une justification de la raison, elle ne doit pas non plus, à mon sens, se limiter à cette dernière.
En effet, la vie précédant la raison, j'ai tendance à penser que cette dernière doit nous y reconduire. Lorsqu'elle ne le fait pas, elle crée des sociétés hors-sol comme celles que nous vivons aujourd'hui.
Si je puis me permettre d'intervenir dans votre débat, chers amis, je dirais que la vie sociale dans sa rationalité "primitive" a trouvé une solution proprement remarquable à la rivalité entre les hommes : non pas la guerre, mais le don. Cette rationalité est au service de la vie, puisqu'elle la protège et la conserve. Et si l'on disait les choses ainsi : le don est l'intelligence de la vie, entendue comme vie en société ? Que le don soit le mouvement même de la vie dans sa dépense et son excès est une proposition métaphysique fondamentale. Je songe bien sûr à Bataille, mais aussi au très beau livre de Jacques Dewitte : "La manifestation de soi", publié à la Découverte en 2010, je crois.
Votre beau texte met bien en lumière les leçons que les sociétés primitives peuvent nous apporter. Le mépris ou du moins la condescendance dans lesquels l'opinion publique tient généralement ces dîtes sociétés, alors que des auteurs comme Mauss ou Lévi-Strauss ont à l'inverse chercher à montrer leur richesse et leur complexité, sont révélateurs. L'irrésistible ascension des valeurs individualistes, qui prônent le repli total dans la sphère privée, a semble-t-il amputer l'âme humaine d'une partie de sa grandeur. Les vertus sociales, ciment des sociétés primitives, ont été abandonnées. Le retour à l'archaïque prôné par Mauss met en relief l'importance du don, bien au delà de son sens pur et désintéressé, dans la perspective d'une nature humaine fondamentalement bonne. En effet, le don peut aussi être le résultat d'un calcul égoïste. Peu importe du moment qu'il sert le bien commun et qu'il constitue un facteur renforçant le tissu social. Si cette vertu du don, présente dans notre fond d'humanité, pouvait être régénérée, intégrée aux normes sociales, les bienfaits seraient considérables. Les individus seraient en quelque sorte poussés par les attentes sociales a aidé leur prochain, ce qui renforcerait sans nul doute le lien social. Le don, tel qu'il peut apparaître au travers des associations caritatives ou du bon cœur de chacun dans des situations de la vie quotidienne, est une chose très différente en ce qu'il ne relève que d'initiatives individuelles atomisées. Votre texte est une belle leçon à méditer, qui met à mal certaines idées désuètes sur la prétendue supériorité de civilisations sur d'autres.
Cher Yann, merci pour votre aimable commentaire.
Bonjour à tous,
je trouve vos commentaires particulièrement éclairants mais je voudrais, pour ma part, revenir de manière beaucoup plus prosaïque sur ce que j'ai entendu ce matin à la radio qui fait écho à cette notion de don. Un des candidats à la présidentielle propose que les personnes disposant de très hauts revenus, donc celles qui peuvent s'acheter « comme pour rire » des yachts qui ressemblent à des palais flottants, soient imposées à 75%. Évidemment, le pourcentage paraît énorme, cependant il est calculé de manière à ce que les personnes en question puissent continuer à vivre on ne peut plus correctement et pourtant, cette proposition provoque un tollé général, à droite comme à gauche. On évoque la fuite des capitaux, qui cela dit sont déjà ailleurs, on parle d'irresponsabilité, on dit que cela ne sert à rien car cela touche peu de personnes … Très étonnant, tout de même que cette défense c'est un peu comme si la patrie était en danger, comme si le soupçon d'égalitarisme menaçait notre chère liberté, comme si on allait nous ôter un modèle, celui des princes des comptes financiers.
L'imposition n'est pas un don, certes, mais n'est-elle pas nécessaire pour rétablir un équilibre au sein d'une société où même ceux qui travaillent sont parfois obligés de se loger en caravane ?
Si l'imposition est nécessaire c'est bien parce que le don ne se fait pas naturellement, et on peut rire de ses riches qui se comportent comme des petits garçons qui veulent toujours avoir "le plus gros tout", mais on est aussi en droit de trouver cela révoltant et indécent. L'absence de partage est effectivement un manque d'intelligence, il nous fait passer à côté de ce que nous sommes avec les autres, à côté de ce qui constitue sans doute la plus grande des richesses.
Merci, Pascale, je suis tout à fait d'accord avec vous. Je suis content de vous voir à bord de notre petit bateau !
Les riches français manquent de générosité et de grandeur d âme, c'est un fait ! Mais que penser des américains ultra libéraux qui pratiquent régulièrement le don ? Je pense à Bill Gates et Warren Buffet.
Francois.
Cher François, je suis moins critique que vous paraissez l'être à l'égard de ces donateurs ultra riches. Il est vrai que la culture américaine est très différente de la nôtre et pas simplement au plan fiscal. Les donations de la fondation de Bill Gates et de sa femme les placent au 3e rang mondial et ceux qui en bénéficient en Afrique et ailleurs doivent tout de même s'en réjouir.
Le cas de la Fondation Bill et Melinda Gates est emblématique. Avec des fonds propres comparables aux budgets de certains états, ces nouveaux philanthropes apportent effectivement une aide très importante dans nombre de pays africains et asiatiques.
A une autre échelle, ne peut-on pas affirmer que les préoccupations liées à la "Responsabilité Sociale des Entreprises" (RSE) entrent dans cette problématique du don ?
La RSE est définit comme un "concept dans lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales, et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec leurs parties prenantes sur une base volontaire" (Commission européenne, définition Livret vert). Ainsi, les entreprises, en contribuant à des enjeux qui dépassent leurs simples activités premières, s'inscrivent dans une démarche de don. Même si cela est intéressé (valorisation de leur image par exemple), il me semble que ce point mérite une profonde réflexion.
Merci, Pierre-Yves, je suis tout à fait d'accord avec vous. On ne peut pas balayer cela d'un revers de main, et dire : oh, ce n'est que du calcul ou du marketing !
Un récent reportage diffusé sur Arte (c'est ici : http://www.youtube.com/watch?v=CQ_GV7xPpu4) pose plusieurs questions sur le mode de financement et les investissements de la fondation Bill Gates.
Il semblerait que le but ne soit pas essentiellement philanthropique. Que pouvons-nous, dès lors, penser (sachant que les actions de la fondation sauvent effectivement des vies) ?
Nous pourrions être tenté d'avancer que l'homme est fondamentalement mauvais. Aussi, sa bonté n’apparaîtrait que lorsqu'il y voit un intérêt personnel. En admettant une telle hypothèse, deux types de réponses peuvent être admis :
1 - Tout est "pourri". On ne peut croire en rien ni personne
2 - Tout est "pourri". On ne peut croire en rien ni personne mais ça peut aider quand même des gens.
Ceci dit, il existe, à mon sens, une autre hypothèse. On pourrait avancer que Mr Gates ne connaît pas sa vraie nature (qui est don). Cette méconnaissance l'entraîne à penser que pour donner, il faut qu'il ait plus. Or, ce type de raisonnement peut paraître erroné. En effet, la vie n'a pas besoin d'avoir pour être. Ce que je veux dire c'est que l'avoir provient de l'être et non l'inverse. Aussi, à mon avis, l'aide la plus fondamentale ne doit pas simplement consister en la distribution d'aides matérielles mais en la distribution d'aides immatérielles permettant à tout un chacun d'acquérir une autonomie et de disposer pleinement de son droit de vivre.
Cher Kévin, au lieu de penser que tout est pourri, pourquoi ne pas penser que, pour chaque homme, il y a de multiples occasions, et que certaines se font égoïstement, d'autres pour les autres gens, d'autres encore dans un subtil balancement; car qui peut choisir d'être bon ou mauvais? On peut, tout au plus, se demander si on a été juste, ou altruiste, ou alors, pas trop égoïste: mais chaque jour, avec le cortège d'incertitudes qu'il charrie, n'est pas forcément calculé par chacun pour s'inscrire dans la relation binaire égoïsme-altruisme; la relation des hommes au temps étant une improvisation perpétuelle.
Emmanuel, vous demandez :
"Qui peut choisir d'être bon ou mauvais ?"
Si l'on peut entendre cette question par "qui peut choisir d'être heureux ou malheureux ?", je répondrais : "nous" ou puisque je l'aime tant : "la vie".
Alors, il est certain que l'on peut choisir une sorte d'entre-deux, mi-heureux mi-malheureux mais que souhaitons-nous vraiment au fond de nous-mêmes ? La vie ou la mort ?
PS : J'admets y aller un peu fort
Alors je vous propose cher Emmanuel une 4ème hypothèse au travail de Kevin pour essayer d’entrevoir la possibilité d’un geste « archaïque » chez Bill.
Ce qui nous a toujours étonnés chez Gates c’est ce décalage entre son métier de méga informaticien planétaire et son intérêt (récent ?) pour les autres, pour l’autre… Suspect ? Et pourtant, il insiste tellement sur l’importance du don et de l’entraide, dans les différents discours de sa fondation, que nous pourrions (allez !! juste un instant !!!) y voir une saine ambiguïté dans « sa » journée qui n’est pas simplement dévouée au calcul d’intérêt, mais qui consiste aussi à prendre du temps pour lui, mis à profit pour l’étude, la réflexion, la méditation sur le monde tel qu’il va, mais aussi pour les plaisirs de l’amour, de l’amitié, de la compassion, de la lecture. Imaginerions-nous un Bill, relecteur d’un trait de Nietzsche ? « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée est un esclave. » Tout un programme ! (Je vous le concède cher Kevin, on a du mal à y croire… Allez ! Encore un petit effort !). Et si ses dons viendraient ponctuer, chez lui, cette réflexion intime et une sorte de compensation qui lui offrirait une forme d’imprévu, d’originalité, que ne lui a jamais apportée son « univers » créatif et économique de « méga boss interplanétaire »? On sait que chacun d’entre nous tente d’éviter la répétition mortifère de la quotidienneté : sinon ce serait une forme de mécanique morte, et nous serions tous dépressifs ou victimes de l’ennui. La stratégie de détournement de Bill résiderait donc dans ses dons au monde. Son nouveau rapport à l’autre, au don sans retour, même lointain, seraient constitutifs de sa nouvelle « quotidienneté » qui ne serait plus sa « routinisation » de « pompe à fric ».
Voilà une amorce de trame (une psychanalyse de comptoir ?) sur laquelle je me repose pour sauver le soldat Gates et accompagner le « subtil balancement » proposé par Emmanuel.
A la fin de la journée, Bill pourrait remercier Dieu, comme d’autres le hasard. Ce serait une sorte de prière rétrospective. Il pourrait dormir aux côtés de Melinda la conscience reposée et sereine : il n’y a pas eu d’incidents malheureux, il continue de donner pour le monde et vous avez raison de souligner, cher professeur, que « ceux qui en bénéficient en Afrique et ailleurs doivent tout de même s'en réjouir »… Une manière de reconnaître qu’il ne dépend pas uniquement de « nous » (les pauvres ? les pas très riches ? les bons ? les altruistes ? les salauds ? les gris ? les intellos ?) de réussir un monde meilleur, qu’il n’existe pas de recette, et que la vie n’est pas une œuvre d’art…
Ah bon ?
Mais que… Peut être…
« L’œuvre d’art ne résiderait pas dans le monde qui nous serait donné mais dans le don qu’on lui ferait ? »
marcus
Cher Emmanuel, c'est très exactement cela : une approche plurielle, ouverte, des motivations humaines, qui dépasse la vision moniste ou binaire.
Cher Michel,
Je n'ai absolument rien contre les approches ouvertes et plurielles. Il me semble même que ma troisième hypothèse aille dans ce sens. En effet, si elle admet que l'aide immatérielle est certainement la plus efficace, elle ne tire pas un trait sur l'aide matérielle.
Simplement, il ne faudrait pas que l'ouverture et la pluralité débouche sur un relativisme qui me semble aujourd'hui faire des ravages. Nous avons, à mon avis, à trouver un juste milieu entre le fanatisme et le relativisme.
Bien à vous
PS : Par rapport au manichéisme, j'invite ceux qui ne connaîtraient pas cette œuvre à lire les jardins de lumière d'Amin Maalouf.
Il me semble que, dans les échanges autour de ce texte sur le don selon Mauss, nous parlons de choses et à des niveaux très différents. Un élément du texte me semble particulièrement intéressant et apte à organiser, peut-être, un peu la problématique. Il s'agit du passage suivant : « l'intérêt au don, socialement valorisé [...] serait source première de l'approbation sociale – je dis bien, sociale, et non pas morale »(c'est moi qui souligne). Beaucoup se joue, me semble-t-il, dans ce distinguo, même s'il n'est pas si facile de délimiter les champs éthique et social. Mais, en ce qui concerne le don, il apparaît fondamental d'opérer une nette différence entre le comportement éthique et le comportement social. Dans le premier cas, le don est une possibilité morale : je peux me montrer généreux ou ne pas me montrer généreux. C'est dans ce cadre que j'inscrirais la philanthropie d'un Bill Gates qui ne présente aucun caractère inédit, certains très riches ayant toujours eu « leurs pauvres », « leurs bonnes oeuvres ». On peut en toute légitimité trouver bénéfique que les plus fortunés dispensent un peu de leur abondance. On peut aussi trouver qu'ils s'achètent là, finalement à peu de frais car, don fait, ils demeurent très riches, un supplément d'âme. Mais, quoiqu'il en soit, ils font un choix intime, personnel qui ne les engagent pas au-delà de leur bon vouloir. Tel donateur pourra du jour au lendemain décider de mettre un terme à ses libéralités caritatives. On voit aisément ce qu'il y a de pervers à attribuer à ces comportements une valeur autre qu'éthique, à les accepter, par exemple, comme conditions constituantes de la vie en commun en faisant dépendre le bien commun des humeurs des plus riches.
Si le don peut être, dans nos sociétés actuelles, reconnu comme moralement marque du bien, il n'est pas jugé socialement bon. C'est-à-dire qu'il n'est pas principe organisateur de nos sociétés. A la différence, d'après ce que je peux en comprendre, des sociétés « archaïques » (ce terme est décidément bien embarrassant avec la charge historico-hiérarchique qu'il charrie) dont nous parle Mauss. A ce sujet, il est fondamental de ne jamais oublier que le système que présente Mauss comporte trois composantes toutes nécessaires : le don, mais aussi le contre-don et l'obligation de donner. Il y a ici, pour l'individu, intérêt à donner pour assurer ainsi sa position mais aussi obligation à le faire. Pourquoi ? Parce que c'est la règle sociale. C'est ce que la société pose comme le comportement correct. Par la pratique du don et contre-don, le corps social garantit sa stabilité interne et la paix avec l'extérieur. Le don est moteur et régulateur. L'utilité que l'on peut avoir de Mauss aujourd'hui est qu'il a su montrer que le don correspond à une pulsion humaine très importante, très puissante, à tel point qu'elle a pu organiser socialement des sociétés entières leur assurant une viabilité de très longue durée. Le don est ici remarquable car il est socialement assimilé comme la bonne chose à faire.
Il est notable que les sociétés « archaïques » n'aient pas institué comme règles et fondements de leur vie commune la poursuite de l'intérêt individuel. Il ne s'agit nullement d'idéaliser ces modèles sociaux mais de comprendre leur radicale singularité qui signale clairement que notre mode d'organisation sociale n'est pas naturel, ni unique, ni « le bon ». On peut noter, et trouver remarquable, que ces sociétés ont su se garder des phénomènes de concentration des richesses proprement délirants que nous connaissons. Et, finalement, s'interroger sur le fait étonnant que nous nous les acceptions.
Merci, cher Gil - je suis tout à fait d'accord - et merci à tous pour vos excellents commentaires et vos débats. Il me semble que nous arrivons les uns et les autres à un "point d'accord".
Je mesure toute la portée de cette idée ; je cherche en vain des raisons pour prouver que c’est irréalisable, pourquoi ? Je constate simplement que nous sommes loin a priori de cette réalité et m’en désole.
Je me demande ce qui est pire : Que cette idée soit un rêve naïf ou que ce soit possible et que nous ne le faisions pas ?
Je ne vois qu’un moyen de mettre en place une politique du don qui ne soit pas sacrificielle et qui n’engendre pas de dette : parler, c'est-à-dire faire du don symbolique ou moins abstraitement, offrir de la disponibilité à autrui, créer des ponts qui permettent la communication, qui réconcilient …Un blog entre un professeur et ses élèves ?
Je mesure toute la portée de cette idée et je constate qu’elle se réalise ici, merci.
A Paris, non loin de la place de Clichy, se trouve une œuvre singulière réalisée par le sculpteur F. Scurti : une énorme pomme argentée, en hommage au philosophe Charles Fourier (1772-1837). L’anecdote que rappelle cette sculpture étonnante est connue : Un soir, à Paris, le philosophe avait constaté que le prix d’une pomme s’établissait à 14 sous, soit 100 fois plus que les 14 centimes du prix pratiqué pour le même produit à Rouen... « Je fus si frappé de cette différence de prix entre pays de même température, que je commence à soupçonner un désordre fondamental dans le mécanisme industriel », écrivit Fourier qui voulait dénoncer le mercantilisme des spéculateurs.
Il est heureux, comme le fait ici Michel Terestchenko, de rappeler la grande leçon de Mauss : les échanges humains ne sont pas réductibles aux seuls échanges économiques qui nous plongent dans « les eaux glacées du calcul égoïste » selon la belle expression de Marx. Echanger, donner, recevoir… ce dont l’homme a vitalement besoin c’est de lien social et de réciprocité. En ce sens, oui, il n’y a rien de plus moderne et de plus urgent que d’en revenir à l’archaïque.
Pierre C.
Monsieur Terestchenko, vous dites: "Il ne s'agit pas de le rendre (le don) "institutionnel", mais de favoriser ce geste et de lui associer diverses formes de reconnaissance sociale." Auriez-vous des exemples concrets? Car il en existe déjà, je pense notamment aux déductions fiscales à 60-70% sur les dons aux ONG/associations et sur les missions humanitaires. 2/3 pris en charge par l'Etat, c'est énorme! Je ne crois pas que d'autres pays ait de telles mesures fiscales et à la découverte de celles-ci, j'étais sincèrement fier d'être français.
Ce qui me gêne dans cet article, c'est l'opposition latente entre l'égoïsme et le don voire l'éthique. Pourquoi égoïsme et don seraient-ils incompatibles? Le fait est que nous avons besoin des 2. Au risque d'être caricatural, l'égoïsme est souvent relié à l'utilitarisme, au marché et au capitalisme. Bien sûr que le capitalisme a des travers inacceptables. Mais le faire cause de tous les maux, c'est oublier que
1/ Tous les bienfaits qu'il a apporté (30 Glorieuses, élévation du niveau de vie, meilleur accès aux soins de base bien qu'il reste beaucoup à faire...)
2/ Les lignes bougent. Prôner le don de manière abstraite me gêne. Identifier un problème est une bonne chose mais alors il faut proposer des solutions et elles existent pour peu qu'on se penche sur la question! Sinon on reste dans la complainte stérile. Depuis quelques années, la RSE (responsabilité sociale des entreprises) connaît un essor fulgurant. Sous la pression des consommateurs, des gouvernements, des jeunes diplômés nouveaux salariés, les initiatives foisonnent. Car le social n'a pas à être l'antonyme de l'efficacité économique et du profit, c'est faux. Et les exemples sont légions: M. Yunus et la Grameen Bank qui a inventé le micro crédit (toutes les grandes banques ont désormais un département de micro crédit), les 2 plus grandes écoles de commerce de France HEC et l'ESSEC ont ouvert respectivement une chaire sur la pauvreté et sur l'entrepreneuriat social, Lafarge (n°1 du ciment) a lancé en 2010 un projet d'affordable housing qui vise à créer des logements à prix abordables à destination du bas de la pyramide (sociale), entendez le milliard le plus pauvre de la planète ou encore des entreprises qui pour chaque paire de chaussures achetée en offre une à un enfant issu de milieu défavorisé.
Bref, l'économie n'est pas que requins et assoiffés de profit. Le don y existe, il n'est pas toujours désintéressé certes (c'est un outil de communication évident), mais les initiatives se multiplient. Surtout en France où le secteur de l'économie sociale et solidaire est extrêmement développé. Il est temps de dépasser les schémas manichéens.
Au lieu de supprimer le concept même de concurrence- comme beaucoup le préconisent- il faudrait plutôt créer une autre forme de rivalité qui pousse vers le don. Le prestige, la reconnaissance, les récompenses, le statut social et le leadership seront à ceux qui donnent.
Mais la question à laquelle je ne trouvais pas de réponse:comment créer une conscience collective qui feront de ceux qui ne distribuent pas l' « objet de risée et de mépris de la part des siens et de la part de tous » ?
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