Ce yacht, le deuxième le plus long du monde à l'époque -il mesurait plus de cent mètres - avait été acheté par Elisabeth T. en 1911 pour son fils Michel qui devait plus tard devenir le dernier ministre des Affaires étrangères du gouvernement Kerensky et se ruiner en hypothéquant une immense fortune pour réarmer l'infanterie de son pays, en guerre contre l'Allemagne. L'on pouvait voir la silhouette élégante et magnifique du Yolanda sillonner les mers de la Méditerranée et de la Baltique au cours de longues croisières en ces temps où l'on ignorait encore les fureurs à venir. Y étaient reçus les membres de la famille impériale et de la noblesse et tout ce que l'intelligentsia russe comptait, en ces années-là, de créateur. Ayant perdu tous ses biens au cours de la Révolution de 1917 - en particulier sa fabuleuse collection d'oeuvres d'art (aujourd'hui conservée au musée familial Hanenko à Kiev) - Elisabeth vendit le Yolanda en 1921. Durant la Seconde Guerre mondiale, armé de canons de 20 et de 40 mm, et rebaptisé le HMS White Bear - le gouvernement britannique s'en était porté acquéreur en 1940 - , il servit courageusement dans la mer de Chine et les îles indonésiennes, sous le commandement du vice amiral Archibald Day. Après cinquante ans de bons et loyaux services, il fut détruit en 1958, laissant derrière lui des souvenirs que les descendants des marins qui servirent à bord cultivent encore.
Il ne reste aujourd'hui du Yolanda qu'un petit fanion, à peine plus grand qu'un mouchoir, que conserve mon frère Ivan, et quelques reliques entre les mains de collectionneurs. Dira-t-on assez ce que ces documents d'un passé révolu ont de touchant et de précieux : ils conservent, concentrés en quelques fragments de tissu, de bois ou de cuivre, la trace de la joie paisible des hommes, de leurs aventures et de leurs passions, meurtrières parfois, et survivent seuls à leurs illusions. Les objets ont-ils une âme ? Les animaux en ont bien une, les plantes aussi. Pourquoi pas ces témoins matériels qui, dans leur tranquillité et le silence, vibrent encore de tout ce qui y avons mis d'espoir, de travail, de confiance dans la résistance de la matière aux pertubations du temps et de l'histoire ? Ce n'est pas sans raison que nous les entretenons, les conservons précieusement et écoutons, à certaines heures, le message silencieux qu'ils chuchotent à notre oreille : rien ne durera de vos possessions, mais, ne vous inquiétez pas, nous avons une vie à nous, bien plus longue que la vôtre dont nous témoignerons si vos successeurs ne sont pas indignes de nous... Mais voilà : ne sommes-nous pas devenus une génération indigne, sourde non seulement aux cris de la nature mais, également, à la valeur de nos fabrications qui n'est pas seulement utilitaire ?
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