On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 24 septembre 2009

Conversations sur le mal

J'ai depuis longtemps dans mes tiroirs ces Conversations sur le mal, que je n'ai pas encore finies, ne sachant pas trop quoi en faire ni ce qu'elles valent. Le dialogue philosophique imaginaire est un mode d'expression et d'argumentation, aujourd'hui fort peu employé, dans lequel je me sens à l'aise. Je ne sais pourtant si je donnerai suite à la cinquantaine de pages que j'ai déjà écrites. Voici quelques extraits que je soumets à votre jugement - n'hésitez pas à me faire part de vos réactions : vous me rendrez service :
« - Aussi importantes soient les considérations que vous avez développées sur la conception chrétienne du mal, elles sont malgré tout assez éloignées de la façon dont la plupart des hommes d’aujourd’hui envisagent le problème et qui n’est pas tant théologique que sociale ou politique. La conscience que les hommes sont les premiers responsables du mal, que c’est nous et nous seuls qui avons fait de notre histoire une effroyable boucherie. Responsabilité cependant qui est davantage à mettre au compte des institutions humaines que des individus eux-mêmes.
- Vous avez certainement raison. La modernité dans son ensemble - mais il y a tout de même de puissantes exceptions, Melville, Dostoïevski, Bernanos, pour ne citer que certains écrivains parmi les plus grands - postule que le mal est à la fois universel et contingent sans pour autant constituer une détermination proprement métaphysique. Sur les débris du christianisme s’est ouvert le champ à une formidable exploration critique sur l’essence et les tâches du politique. Cette rupture, c’est à Rousseau que nous la devons en premier lieu, à l’illumination quasi divine et prophétique dans laquelle il saisit, sur le chemin de la prison de Vincennes où Diderot était enfermé, que « l’homme est bon naturellement et ce que c’est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants ».
- Néanmoins, pour ma part, j’ai toujours trouvé la manière dont on présente habituellement sa doctrine sur la bonté de l’homme naturel, sur l’homme à l’état de nature, assez sommaire. En réalité, très peu conforme à ce qu’il pensait réellement.
- C’est tout à fait exact, parce que la description qu’il donne de cet état de nature n’a vraiment rien d’idyllique, ni d’aussi pacifique qu’on le dit. Sa conception de la bonté mérite d’être précisée. Le point le plus important, je crois, ce n’est pas son opposition avec la fameuse thèse de Hobbes que « l’homme est un loup pour l’homme », ainsi qu’on le rabâche ad nauseam. En réalité, il était assez d’accord avec cette thèse : mettez en rapport deux hommes et déjà commence le conflit des amours-propres, la logique de la domination, la lutte pour la reconnaissance, et donc l’hostilité. Seulement, voilà, ce qu’il reproche à l’auteur du Leviathan, c’est de soutenir que la lutte pour la reconnaissance est « naturelle ». Or elle ne l’est pas, et ce pour une raison toute simple, c’est que les hommes à l’état de nature ne sont pas en rapport les uns avec les autres, et n’ont nul besoin de l’être. C’est pourquoi sa distinction entre l’amour de soi et l’amour-propre est si importante. Vraiment tout se joue chez Rousseau dans le passage funeste de l’un à l’autre.
- Mais s’il en est bien ainsi, peut-on à proprement parler de « passage » ? N’est-ce pas plutôt qu’il y a là une rupture, un saut en un certain sens incompréhensible, dont Rousseau a le plus grand mal à rendre raison ?
- Votre remarque est juste. Mais pas entièrement. Parce que je crois qu’il y a malgré tout une réponse à cette difficulté. Remarquons, tout d’abord, que s’il n’y a pas de sociabilité naturelle chez Rousseau, à la différence de l’affirmation d’Aristote selon laquelle l’homme est par nature un animal politique, un zoon politikon, - mais cela, la plupart des Grecs le pensaient - c’est fondamentalement parce que l’homme ne peut pas être défini essentiellement comme un « être-pour-autrui » : ni le besoin des autres ni la conscience de l’altérité ne sont immédiats. Ils se découvrent, ils « apparaissent » - et il faut donner un sens fort à cette notion d’apparaître - au terme d’un processus à la fois psychologique et historique qui est potentiellement dangereux. Mais ce processus ne s’inscrit pas dans une nécessité dialectique nécessaire à l’émergence de la conscience de soi, comme chez Hegel. Parce que la conscience de soi, ce n’est pas l’image de soi telle qu’elle est renvoyée par le regard de l’autre. Si vous présentez les choses ainsi, vous ne pouvez échapper au conflit des amours-propres. Cela, Rousseau, je crois, l’avait appris des moralistes du XVIIe siècle , de La Rochefoucauld et de Pascal, dont il est, sur ce point, très proche. Toute la critique rousseauiste de l’amour-propre, de la vanité du désir de gloire, du désir de paraître est empruntée à ces auteurs. Seulement, il n’identifie pas amour de soi et amour-propre. C’est en cela qu’il se distingue d’un Pascal.
- Mais c’est parce qu’il ne partageait pas leur croyance à la doctrine du péché originel.
- Exactement. Pas plus que Voltaire, Rousseau n’était d’accord avec la formule pascalienne que sans ce mystère nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. A la dualité de l’ange et de la bête que Pascal inscrit dans la nature humaine, et qui fait de l’homme un monstre et un chaos, dont la raison ne peut débrouiller les contradictions, il oppose la distinction homme naturel-homme socialisé laquelle n’a rien de mystérieux. Ce n’est pas la nature humaine qui est mauvaise : si les hommes sont méchants - et Dieu sait si Rousseau était sensible à la méchanceté humaine - c’est parce que les relations qu’ils ont établies entre eux, et ce dès les premières formes d’institutions sociales, sont fondées sur le jeu cruel des apparences, c’est-à-dire la lutte des amours-propres. Autrement dit, ce n’est pas la nature qui est perverse : la source de la perversion, c’est la relation. Mais l’entrée en relation avec autrui qui est au commencement de l’histoire humaine, était-elle nécessaire ? Le sauvage l’ignorait. Mais pas entièrement. J’y reviendrai. Pour l’essentiel, il vivait dans une identité à soi, aveugle et obscure sans doute, qui aurait parfaitement pu se suffire à elle-même, qui n’avait pas besoin d’être reconnue. Les formes de vie immédiates qui caractérisent l’homme naturel n’appelaient pas à la médiation de la reconnaissance dans le regard d’autrui. Ou pour le dire autrement, l’homme naturel se suffisait pleinement à lui-même, dans une espèce d’autarcie qui rappelle l’autarcie divine dont nous parlions l’autre jour."

14 commentaires:

Bertrand Puysségur a dit…

Bonjour,

Chez Rousseau, tout se passe comme si la société était à la fois ce qui empêche cet "être-pour-soi" et ce qui nécessairement le permet. Et en cela le "mal" n'existe pas. Sur le second point, la nécessité de la société chez Rousseau,la naissance de l'homme (moral) en tant qu'homme conscient de son humanité est due à la société. A vrai dire je ne vois pas vraiment de progrès sur cette question depuis Rousseau qu'on, et vous faites fort bien de le souligner, ne comprend souvent qu'à moitié donc pas très bien. C'est finalement très subversif d'annoncer que "l'homme est naturellement bon", il est plus "confortable" de voir le diable partout.
A présent les délices de la solitude s'accommodent bien mal de notre hyper sophistication relationnelle ! Bien à vous.

michel terestchenko a dit…

Cher Bertrand, merci de votre commentaire. Je vous signale au passage le beau livre que Paul Audi a récemment consacré à Rousseau.

Manuel SANCHEZ a dit…

Bonjour,

Oui je pense aussi que Rousseau est mal compris dans la profondeur de sa pensée que permet de voir Paul Audi dans son livre sur lui, à cet amour de soi qui n'est que l'apparaître de la Vie en soi, du désir de la vie qui se donne en soi (Audi note que Rousseau appelle cela "nature"). Il est profondément influencé par Michel Henry auquel il emprunte quelques uns de ses concepts et auquel il a consacré un livre même s'il confie dans son dernier livre Jubilations, être plus rousseauiste que henryen.

L'idée principale qui parcourt une bonne partie de son œuvre est cette idée d'excédence de Soi, cet excès de Soi sur le moi, de la Vie qui me dépasse qui ne peut être admis ainsi par la pensée henryenne dont il tente pourtant dans son livre éponyme, d'en montrer la possibilité dans cette même pensée.

Pour ma part, je relierai cette pensée de soi avec votre concept de présence à soi que vous développez dans votre essai brillant (je pense ce que je dis!) sur la destructivité humaine (Un si fragile vernis d'humanité) ou encore de fidélité à soi dont vous faites si je ne m'abuse, un trait essentiel de ces Justes dont vous évoquez l'existence dans votre livre qui ont aidé, sauvé des juifs de leur sort horrible dans la conscience que cela était naturel, comme un fond intime de leur conscience personnelle dont justement une conscience réflexive aurait du mal à rendre compte dans un ordre des raisons. Je pense notamment que la pensée henryenne et les développements qu'elle a connus permet d'en donner une idée juste comme phénoménologie de la Vie (et auto-affection).

Du coup vos lignes sur une conversation sur le mal sont bonnes à mon avis. Je ne sais pas si nous pourrions considérer comme vous le décrivez l’état de nature de l’homme qui se suffit à soi-même comme dans une autarcie divine. Non seulement parce que Rousseau parlait de cet état de nature comme hypothétique mais encore en contre-point de ce qu’il pouvait constater dans la société (les méandres de l’amour-propre) et bien plus ce qu’il ressentait en soi : on peut se souvenir du « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même » qui débute les Rêveries du promeneur solitaire ou encore du début des Confessions : « Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes ». De plus cette idée d’une auto-suffisance de l’homme peut être dépassé par une phénoménologie de la Vie : Certes chaque homme fait l’épreuve intime de l’auto-affection, de cet amour de soi qui me semble essentiel pour comprendre la réalité humaine car et comme vous le montrez bien, une pensée de l’altérité en soi où la subjectivité ne serait qu’aspirée ou précédée par l’autre en soi (un peu à la manière de Lévinas) défigure notre condition non parce qu’elle serait fausse mais parce qu’elle oblitère l’essence de tout humanité, ce que Henry ou Audi appelle l’auto-affection qui est tout simplement cette réalité qu’il y a bien dans toute expérience ou praxis, un « support » à celles-ci. La phénoménologie henryenne la pose bien : La Vie ne se donne qu’en soi, tout entière en soi, dans l’intimité de chaque vivant, Vie ipséisée et ipséisante comme l’écrit Rolf Kühn (Radicalité et Passibilité), dont chaque ego est impuissant à se donner (la vie). Le fond de chaque ego est bien cette auto-affection de la Vie en soi, mais il ne lui appartient pas en propre de se la donner.

Je pourrais poursuivre mais ce serait sans doute trop long pour un post en commentaire de votre écrit.

michel terestchenko a dit…

Un grand merci, cher Manuel, de ce très beau et riche commentaire.
J'admire comme vous l'oeuvre de Paul Audi qui de surcroît est un ami.
Sur Rousseau : je suis malgré tout profondément frappé par ce qu'il écrit dans la 5e des Revêries : cet état de bonheur qu'est le pur éprouvé du sentiment d'exister, qui renvoie à l'amour de soi (pas seulement au sens où celui ci désignerait l'instinct de conservation, ou le conatus naturel). Lorsqu'on compare cela avec l'amour de soi en Dieu chez Malebranche (et sur cette base l'impossibilité de penser le passage à l'acte créateur : au fond, l'ouverture à l'altérité), on est frappé de l'analogie thématique avec Rousseau. Ce n'est pas la même idée tout à fait, mais c'est proche (comme une transposition au plan anthropologique d'un attribut divin, telle que la tradition théologique l'a toujours pensé).
Je serais très heureux que vous continuez de nous faire part de vos remarquables commentaires.
Encore un vif merci !
Bien amicalement,
Michel T

Manuel SANCHEZ a dit…

1ère partie : Je vous remercie tout d’abord pour vos propos.
Je suis d’accord avec votre remarque sur la 5ème des Rêveries de Rousseau et elle fonde là tout l’apport et le centre de la démonstration de Paul Audi sur l’amour de soi rousseauiste, à savoir que l’amour de soi est un transcendantal « en tant que structure a priori de l’affectivité, en tant qu’auto-affection de la vie subjective absolue » écrit Audi (Annexe II à Rousseau : une philosophie de l’âme. D’ailleurs ce cours annexe II et même le suivant serait à reprendre longuement dans le problème que vous soulevez ici dans cette thématique entre Malebranche, dont parle Audi dans l’annexe III et Rousseau).
Cet état de bonheur du pur éprouvé du sentiment d’exister est aussi central dans la pensée henryenne que j’ai déjà évoqué. Elle y est depuis longtemps d’ailleurs car Michel Henry avait fait son mémoire de DEES sur le bonheur chez Spinoza.
A ce sujet où l’amour de soi désigne plus que l’instinct de conservation ou le conatus naturel, Audi souligne la parenté avec l’oikeiôisis stoïcien, que l’on traduit par appropriation (de soi). Même si Audi déduit d’après Sénèque qu’elle est synonyme d’instinct de conservation donc différent de l’amour de soi métaphysique chez Rousseau, je limiterai cette affirmation par au moins deux points : d’abord que la nature stoïcienne est métaphysique car elle est un autre nom du Logos divin, autre nom du Dieu vivant qui n’apparaît alors que dans l’immanence de son apparaître ; Sans pouvoir le développer et bien que le stoïcisme soit soumis au logos grec (notamment comme cosmos, ordre, ordonnancement, ce qui soit dit en passant est aussi le problème chez Malebranche soumis à une pensée de l’extériorisation et l’Ordre de Dieu), une idée d’un Cosmos vivant, d’une Nature vivante est rattachable à une phénoménologie de la Vie dans sa structure a priori d’auto-affection (elle en est sa condition de possibilité. Cf Rolf Kühn, Radicalité et Passibilité, chap. 4). Par ailleurs cette appropriation de soi que la nature opère dès l’animal, comme vie donnée à soi dans toutes ses potentialités et sa jouissance, dans ce savoir-faire pratique de la vie, savoir immédiat (« ils viennent au monde avec cette science » nous dit Sénèque dans sa Lettre 121 de ses Lettres à Lucilius) et cette appropriation de soi n’est qu’incarnée, à savoir appropriation de mon propre corps, comme auto-mouvement de la vie (qui n’est plus alors simple définition classique de l’âme). Sénèque le donne aussi chez l’enfant qui apprend à marcher. Nous sommes alors ici dans une donation originaire qui est auto-donation en son auto-Révélation comme savoir pratique et subjectif immédiat.

Manuel SANCHEZ a dit…

2ème partie : Et cette thématique du corps-propre est essentielle selon moi pour cette autre thématique de l‘amour de soi et du problème de l’altérité que nous avons déjà évoqué. Car il est le lieu de cette liaison telle que la pose Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre (p.370 et suiv.), où la corporéité est le carrefour entre soi et l’autre bien que la position que je décris subvertit cette vue ricoeurienne de la corporéité-altérité (en sa passivité). Je ne peux développer plus mais la nécessité d’amener ce lien.
Pour en venir un peu plus à l’analogie entre Rousseau et Malebranche, j’en suis aussi frappé. Mais je rejoins Paul Audi lorsqu’il montre que Malebranche réduit l’appréhension de l’ego cogito cartésienne à son intelligibilité (cf son « étendue intelligible ») alors qu’elle apparaît à soi « avant » tout connaissance. A vrai dire lorsque Malebranche rattache l’amour de soi humain à l’Amour de Soi divin, il le fait selon une pensée de la visibilité spirituelle (au sens de l’esprit cartésien, l’évidence…) et ne permet plus de comprendre ce « sentiment intérieur » dont il parle pour en faire une chose obscure, confuse. C’est marquant car je ferai les mêmes remarques à propos d’une pensée hégelienne (dont un des lointains ancêtres se trouve en Malebranche justement) comme celle de Claude Bruaire qui tient le même raisonnement que Michel Henry : l’ego humain est impuissant à se donner la vie donc il faut postuler une Vie infinie, ce que Bruaire nomme Esprit ou Vie de l’Esprit à la suite de Hegel.
De Malebranche tirés de son Traité de Morale : « Nous dépendons de la puissance de Dieu ;[…] et nous ne connaissons que par sa lumière : mais nous sommes encore tellement animés par son amour, que nous ne sommes capables d’aimer aucun bien que par l’impression continuelle de l’amour qu’il se porte à lui-même ». (chap.IV, I). Cette “impression continuelle” et cette auto-affection de Dieu qui est identique à celle de chaque homme est très proche de l’auto-affection de la Vie et de l’ipséité décrit par Michel Henry et Audi.
Si vous voulez nous rediscuterons de ce que vous dites « sur cette base l'impossibilité de penser le passage à l'acte créateur : au fond, l'ouverture à l'altérité ». cela mérite réflexion.
Amicalement,

M.S.

michel terestchenko a dit…

Cher Manuel,

Je vous remercie infiniment de vos commentaires qui vont bien au-delà, dans leur richesse, du peu que j'ai écrit. Ce qui est frappant, et j'en ai déjà parlé avec Paul A., c'est que Henry ne parle pas de Rousseau, et surtout qu'il n'a jamais développé les implications morales de sa pensée (en direction d'une philosophie du "sentiment" ou de la sensibilité morale où le rapport à l'autre s'enracine dans une affection originaire, pré intentionnelle, comme chez Lévinas).
Bien amicalement,
Michel

Manuel SANCHEZ a dit…

Bonjour,

J'ai peur de mal comprendre. Lorsque vous dites : "et surtout qu'il n'a jamais développé les implications morales de sa pensée", vous parlez de Michel Henry et sa propre pensée ou bien de Michel Henry à propos de la pensée rousseauiste?

Amicalement,


M.S.

michel terestchenko a dit…

Ne manque-t-il pas en effet chez Michel Henry un prolongement de sa pensée dans le domaine proprement "éthique" ? Peut-être n'est-ce pas un "manque", mais ce n'est pas ce à quoi il a surtout travaillé, alors que les implications "théologiques" sont elles importantes. Qu'en pensez-vous ?

Manuel SANCHEZ a dit…

2ème partie :

- Vous parliez d’une « philosophie du sentiment ou de la sensibilité morale » et de la relation à l’autre dans une affection originaire. Là je ne suis pas tout à fait d’accord, et c’est mon 3ème motif. Michel Henry a développé une pensée de la communauté et de l’intersubjectivité comme pathos-avec dès Phénoménologie matérielle (1990) et dans ses trois livres sur le christianisme (notamment la relation à autrui dans Incarnation et dans Paroles du Christ). Nous pouvons la résumer comme telle : la Vie n’apparaît qu’en elle dans l’immanence pure de son pathos. Elle n’apparaît alors qu’en un vivant, dans son intimité même, la Vie n’apparaît que dans un vivant et cela parce que chaque vivant est impuissant à se donner la vie. Du coup la source commune à tout vivant est cette Vie originaire, transcendantale. L’apparaître de l’autre ne pose pas plus de problème que mon auto-apparaître parce qu’il apparaît dans la vie même (je passe sous silence la différence entre l’apparaître de la Vie absolue et celui de la vie finie). Chaque Soi est alors autant d’auto-accroissement de la Vie qui se donne en soi et se révèle ainsi. Cela explique autant ce que nous nommons la Culture, la Religion, la Science, l’Art, l’Ethique, qui sont autant d’auto-accroissement de la Vie, en son auto-Révélation et en son affectivité pathétique comme le dit par exemple Rolf Kühn (Déjà cité : Radicalité et Passivité). Dès lors je pense que nous pouvons légitimement lier « ce manque de développement de l’éthique » dans la pensée henryenne à son motif profond et unitaire, à la fois théorique et pratique, analytique et méthodologique : La Vie en son auto-donation en son Pathos auto-affecté chaque fois réitérées (Ce que M. Henry appelle le Procès de la Vie). Bref tout se ramène en cela, en son fondement ultime. C’est pourquoi tout cela ne peut qu’être artificiellement séparé et traité séparément. De plus la question « théologique » semble plus développé par qu’elle traite essentiellement de ce fondement Ultime comme Vie absolue ou Dieu (nous dit Henry).
Ce que je pense alors : une pensée de la sensibilité morale n’est pas séparable de celle de l’affectivité transcendantale comme auto-affection pure. Du moins elle n’est rien d’autre que cela. Ensuite il faut en tirer les conséquences éthiques (question des actions, de ses fins, des valeurs…). Et bien l’œuvre de Michel Henry n’en manque pas, en témoigne son livre la Barbarie. Toute action, fins ou valeurs s’inscrivent dans cette auto-donation de la Vie en son auto-révélation pathétique, donné en chaque vivant. De même pour toute relation à autrui conduit dans le même souci.

Il va sans dire que tout cela n’est que mon humble avis sur la question et n’engage que moi.


Amicalement,

M.S.

Manuel SANCHEZ a dit…

[EXCUSEZ-MOI DE L'INVERSION DES DEUX TEXTES QUI CONSTITUENT PAR REPONSE.]

1 ère partie

Est-ce si évident ? Une fois précisée votre question, je ne sais pas s’il manque réellement un prolongement de la pensée henryenne dans le domaine de l’éthique.
J’y vois au moins 3 motifs :

- Si je regarde un peu l’œuvre de Michel Henry et de ses commentateurs, nous pouvons observer que l’éthique n’a pas traité en soi dans leurs « implications » à la manière de celles qui sont « théologiques » même si ce terme est déjà ambivalent en tant que la pensée henryenne se veut philosophique d’un point de la phénoménologie de la Vie radicale (Cf la polémique avec Dominique Janicaud Le tournant théologique de la phénoménologie française et La phénoménologie éclatée). Il existe pourtant des parties de son œuvre non négligeables qui y font expressément référence : La première série de textes recueillis dans Phénoménologie de la vie t. IV, sur l’éthique et la religion, Sur l’éthique chrétienne dans C’est Moi la Vérité ou la relation à l’autre dans Incarnation etc… Sans parler du livre La Barbarie (et plus généralement tous les livres henryens qui s’appliquent à des problèmes contemporains et/ou de société : Du communisme au capitalisme, son Marx…) qui se situe dans l’éthos même de la Vie : les valeurs que se donnent les hommes, l’action et ses fins. Voici ce que Henry écrit par exemple : « Or le domaine de ce savoir primitif et primordial est celui de l’éthique, c’est-à-dire de la praxis. Il est constitué par l’ensemble des modes de vie de l’individu, modes qui ne doivent pas être considérés comme des modalités que revêt la vie au cours de son histoire contingente et hasardeuse… » (La barbarie, p.166) et les pages suivantes concernent directement la question de l’éthique.

- Le motif suivant tient à ce qu’il existe deux moments dans pensée henryenne , l’une qui débute avec sa thèse L’Essence de la Manifestation et son projet de refonder la phénoménologie et l’autre qui est l’approfondissement dans ses thèses mais avec un infléchissement certain (cf par exemple la question de la double auto-affection, celle de la Vie infinie et celle de la vie finie) au contact avec les écrits néotestamentaires. A vrai dire non seulement Henry interprète le christianisme (du moins ses intuitions) à la lumière d’une phénoménologie de la Vie mais le développement de celle-ci s’identifiera ensuite à cette interprétation. Du coup l’éthique que nous pourrions déduire d’une phénoménologie de la Vie s’identifie à une éthique chrétienne. Ou du moins, elle en est indissociable dans ces mêmes derniers développements de la pensée henryenne.

michel terestchenko a dit…

Merci, cher Manuel. C'est bien ainsi que j'entendais les choses : l'éthique pensée à partir de l'auto affection de la vie. Là où j'ai plus de mal, c'est lorsqu'on passe à la dimension transcendante de l'auto affection de la vie comme Vie absolue ou Dieu. N'y a t il pas une contradiction avec tout ce qui relevait jusqu'à présent chez Henry de l'immanence ?
Vos lumières me seraient bien précieuses...

Gwladys Miart a dit…

Voilà quelques jours déjà que j’ai lu les extraits de vos Conversations sur le mal et quelques jours déjà que j’hésite à vous confier mes réactions tant les sentiments qui m’animent sont mêlés et confus et tant il est difficile d’en extraire et d’en formuler des idées claires. J’essaierai donc d’être la moins maladroite possible.

Je se saurais qu’abonder dans le sens des commentaires précédents. Votre écriture est toujours aussi exigeante d’exactitude et c’est un plaisir de vous lire tant la compréhension des idées est clarifiée par des distinctions conceptuelles fines et nuancées ainsi que par des rapprochements pertinents de par leur impertinence même. (Je pense particulièrement au rapprochement Voltaire - Chaplin).
Vos écrits s’offrent toujours au lecteur dans une infinie « plénitude didactique ».

Pourtant , après plusieurs relectures , s’est insinuée dans cette plénitude comme une faille allant jusqu’à une sorte de "révolte" intérieure, à la fois irrationnelle et irascible dont j’ai mis du temps à me détacher suffisamment pour en saisir la raison.

Je ne m’attendais pas à vous lire ce jour là et cependant, je comprends maintenant que je n’ai pas trouvé dans ces extraits ce que j’attendais de vous alors que je ne cherchais pourtant rien - a priori .

Ces extraits ont – pardonnez -moi - une teinte très « universitaire » , cela tenant sans doute moins à la forme du dialogue qu’ à l’exposition philosophique elle-même qui comprend la problématique du mal dans une perspective très conceptuelle et théorique .
Or, mon sentiment est que la réflexion morale et politique qui est la votre et que vous nourrissez de l’analyse des conduites et pratiques humaines effectives vous porte au-delà de cette seule dimension , particulièrement sur la question du mal.
C’est dans cette disposition et cette démarche philosophiques - plus que tout autre- que votre pensée accède à une compréhension profondément juste, sincère qui touche souvent à l’absoluité des êtres et de leurs relations .

Alors ces extraits résonnent en moi comme s’ils étaient vous et à la fois -pardonnez ma franchise- moins que vous .

Pour conclure, un dernier éclat de subjectivité : sans doute vous inscrivez- vous parmi ces auteurs « à part » que vous évoquiez très récemment et dont on espère toujours un don indicible qui vous submerge et vous apaise.

Ne doutant pas que vous accueillerez ces sentiments comme un don et que vous les recueillerez avec bienveillance.

Leslie Lecossois a dit…

Ces conversations sont enrichissantes. Elles nous permettent de rester éveillé, de nous questionner et d'en apprendre toujours davantage sur les doctrines.
J'aime beaucoup votre fine analyse sur Rousseau et Pascal, vraiment intéressant !