Il est un autre moment crucial dans L'Idiot où le sentiment d'exister s'éprouve passivement, tous les sens en alerte, avec une intensité exceptionnelle et il se rapporte aux derniers instants qui précèdent l'exécution capitable d'un condamné à mort - une expérience que Dostoïevski vécut lui-même au petit matin du 22 décembre 1849 lorsqu'il fut conduit avec ses camarades sur la place Semenovski, avant qu'au dernier instant, sa véritable condamnation lui soit annoncée : quatre ans de bagne suivis de rélégation en Sibérie. Le soir même Dostoïevski écrivit à son frère : « La vie est partout, la vie est en nous, et dans le monde extérieur », dans une allusion claire aux paroles du Christ, « Le Royaume de Dieu est en vous ».
Lors de sa première visite aux filles Epantchine, le prince relate la rencontre qu'il fit en Suisse avec un homme qui avait été condamné à mort et dont la sentence avait été commuée au dernier instant, alors qu'il attendait d'être exécuté. Le récit revient, avec une puissante intensité dramatique, sur les sentiments qu'il éprouvait durant ces derniers moments terribles. Minute après minute, seconde après seconde, la mort inévitable se rapprochait inexorablement, mais, simultanément, le temps se condensait donnant lieu à des réflexions ultimes, où la rage d'en finir, et que tout se passe au plus vite, se mélait à la beauté de ce qu'il percevait autour de lui - « Non loin de là, il y avait une église, et le sommet de la coupole, avec son dôme doré, luisait sous un soleil brillant » [liv. I, 5, p. 111] – lui faisant découvrir sa « nouvelle nature ». S'ensuit la résolution, s'il devait malgré tout échapper à la mort, de commencer une vie où plus rien ne serait dissipé et gâché : « Il disait que rien n'était plus dur, à cet instant que cette pensée continuelle : « Et s'il ne fallait pas mourir ? Et si l'on ramenait à la vie – quel infini ! Et tout cela serait à moi ! Alors je transformerai chaque minute en un siècle, je ne perdrais plus rien, je garderais le compte de chaque minute, je ne gaspillerais plus rien ! »
Mais cette résolution de vivre pleinement « la vie infinie » se révélera en réalité impossible à tenir : il en est ainsi que, dans le cours ordinaire des jours, nous ne pouvons manquer de laisser filer le sens profond de la vie. A la question d'Alexandra de savoir ce qu'il fit par la suite de cette « richesse », s'il a « tenu le compte de chaque minute », succède le dialogue suivant :
- Oh non, il me l'a dit lui-même – c'est une question que je lui ai posée – ce n'est pas du tout comme ça qu'il a vécu, il a perdu beaucoup, beaucoup de minutes.
- Eh bien, voilà une expérience, et donc, c'est impossible de vivre pour de bon, n'est-ce pas « en tenant le compte ». On ne sait pas pourquoi, mais c'est impossible.
- Non, on ne sait pas pourquoi, mais c'est impossible... répéta le prince. Je me disais bien moi-même... Et pourtant, je ne sais pas, on ne peut pas y croire...
- Vous pensez, c'est-à-dire que vous vivrez plus intelligemment que les autres ? dit Aglaîa.
- Oui, ça aussi, je l'ai pensé parfois.
- Et vous le pensez encore ?
- Oui, encore, répondit le prince qui continuait de regarder Aglaïa avec son sourire tranqueille et même doux ; mais il se remit tout de suite une nouvelle fois à rire, et la regarda d'un air joyeux.
- Voilà qui est modeste ! dit Aglaïa presque agacée. » [id., p. 111-112]
Comme on le voit, ce qui ressort de ce passage capital, c'est une incapacité de vivre, de continuer de vivre, qui soit à la hauteur de la connaissance pleinement vivante et sensible de la beauté de la vie, du don de la vie, du monde qui est là, qui nous précède et dont nous ne sommes pas la mesure, telle qu'elle se donne dans l'expérience-limite du temps qui précède la certitude de la mort imminente, comme si cette perte de conscience, cette cécité, était inévitable et qu'il fût impossible de « tenir le compte » de chaque instant, de transformer chaque minute en un siècle. Et s'il en est ainsi pour celui qui a été exposé à l'imminence de la mort, à combien plus forte raison cette inconscience est-elle le lot commun des vies ordinaires.
La loi tragique de l'existence humaine est commandée par l'incapacité d'éprouver la beauté infinie de la vie, jusque chez celui qui, l'ayant un instant pleinement ressentie, l'oublie aussitôt. Ce trou où se perd la conscience de la vie, anéantissant le sentiment de joie qui devrait accompagner le simple fait d'exister – une joie dont nous pouvons seulement avoir un aperçu ici-bas mais qui, selon Dostoïevski, ne pourra être vécue pleinement que dans l'au-delà - déploie ses conséquences jusque dans tous les aspects de l'existence humaine, laquelle ne peut échapper à une sorte de médiocrité tout à la fois existentielle et éthique. La suspension de la temporalité (de la succession du temps) dans l'illumination de la beauté de la vie – où une minute équivaut à un siècle - est commune aux instants qui, comme des éclairs d'éternité, précèdent la crise épileptique et, dans une moindre mesure, l'exécution capitale, mais il n'est pas possible que le temps humain se maintienne continûment dans ce présent sans passé ni avenir dont parle Kierkegaard. Vivre, à chaque instant, dans la conscience absolue de la beauté de la vie exigerait de chacun une totale et continue présence à soi, aux autres et au monde, alors que, toujours, nous ne pouvons manquer de perdre notre temps et que « le moi s'interpose » avec son égoïsme qui fait écran.
Le prince, en bien des manières, fait exception à cette loi commune de l'existence humaine. De là vient sa « bonté », la manière unique qui le distingue des autres d'être présent à ce qu'ils sont, à leurs joies, à leurs souffrances, alors même qu'il paraît absent et indifférent à ce que la société, avec ses convenances de façade et sa loi de l'intérêt bien compris, exige de chacun.
La connaissance sensible de la beauté de la vie, quelques soient les circonstances dans lesquelles elle est vécue, constitue une illumination intérieure et une expérience de la joie qui engendrent un bouleversement existentiel total, lequel a également une portée « éthique » fondamentale. Car, de fait, la modalité de l'être dans sa relation aux autres qui seule corresponde à la conscience de la beauté de la vie est la bonté, une manière d'accueillir tout être qui se présente avec une absence totale de quant à soi, de jugement et de calcul. Comnent ne pas songer aux grands thèmes directeurs de la philosophie de Rousseau ? Car c'est très exactement sur ces points décisifs de ce que L'Idiot nous donne à penser que se reconnait le profond rousseauisme de Dostoïevski.
Dostoïevski et Rousseau
Il n'est pas de lecteur de Rousseau, je crois, qui ne songerait, en effet, à faire le lien entre ce récit du prince, tel que le narrateur le rapporte – mais ici c'est bien Dostoïevski lui-même qui prend la parole - et l'expérience du bonheur, telle qu'elle est décrite dans la cinquième des Rêveries du promeneur solitaire. Car c'est très exactement sur ces points décisifs de ce que L'Idiot nous dit et nous donne à penser que se reconnait le profond rousseauisme de Dostoïevski.
«Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles nous rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent doit ne point être : il n’y a là rien de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter encore quelque chose après ?
Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir, où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entier ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucune vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’Isle de St Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillée de tout autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. »
Il faudrait plus de place que nous n'en avons ici pour analyser le sens profondément pascalien – dans les thèmes analysés, jusqu'au vocabulaire employé – du début de ce passage. A cette diffétence près, et qui évidemment change tout, que c'est en elle-même – dans le pur éprouver du sentiment d'exister - et non dans le Christ, que la subjectivité trouve son « assiette » la plus solide. Car de quoi ce bonheur est-il fait, sinon, comme l'écrit Rousseau, de la jouissance « de soi-même et de sa propre existence » ? Et les traits de ce « bonheur suffisant, parfait et plein » où l'âme ne ressent aucun vide et n'a besoin d'aucune altérité, comment ne pas voir qu'il est, du moins en ces instants, équivalent à l'autosuffisance divine, à l'amour de soi dans lequel Dieu se complaît infiniment lui-même, si l'on en croit Nicolas Malebranche ? Et s'il est vrai que le prince est bel et bien la figure même du Christ, le Verbe incarné, n'est-il pas clair dès lors que ce n'est pas à sa bonté seulement que se reconnaît ses traits divins, mais à ceci que lui aussi sait ce qu'il en est pour un être de se suffire de lui-même et de se complaire de son existence dans la plénitude de la synthèse supérieure de la vie, quoique cet état ne puisse en aucun homme durer vraiment, c'est-à-dire éternellement. La chute dans la temporalité et le retour dans le monde des hommes est inévitable. C'est par cette chute que le roman s'ouvre, ainsi que nous l'avons vu. Mais c'est le Christ lui-même, lorsqu'il apparaît explicitement dans L'Idiot qui est également introduit avec les traits morbides de la divinité déchue (Le Christ mort de Hans Holbein).
2 commentaires:
Vivre, à chaque instant, dans la conscience absolue de la beauté de la vie exigerait de chacun une totale et continue présence à soi, aux autres et au monde
Cher Michel, est-ce que la conscience absolue de la beauté de la vie et du monde, ce n'est pas ce qui motive les poètes? Ce qui explique que dans le monde utilitaire et mercantile dans lequel nous vivons ( si mal) on lise de moins en moins les poètes?
Ca sûrement, hélas !
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