Les derniers romans de Dostoïevski, L'Idiot en particulier, bien qu'ils mettent en scène des relations humaines complexes, ne sont pas des romans à proprement parler psychologiques. Les personnages incarnent toujours quelque chose de plus grand qu'eux, une passion directrice (l'amour, l'humiliation de soi, la foi enfantine, la bonté, le goût du néant, etc.) qui constitue le moteur fondamental de leurs actions et de leur caractère, élevé presque au rang d'idéal-type. Et cette passion directrice, parce qu'elle est « idéelle », relève de ce qu'on peut appeler un « réalisme fantastique », qui n'a rien à voir avec le réalisme d'un Flaubert où l'emporte « l'attention au banal […] le désir de rivaliser avec le sociologue et avec l'historien » (George Steiner). Ainsi que le note Jérome Thélot : « La psychologie du roman dostoïevskien n'est autre que sa philosophie narrative, et elle est conditionnée par l'horizon métaphysique auquel ce roman appartient. » Il est éminemment significatif que la bonté ne relève donc pas d'un ensemble de traits psychologiques de caractère (qui seraient liés à l'histoire personnelle, consciente ou inconsciente du sujet), et elle n'est pas davantage, ce qui plus remarquable encore si l'on songe à la figura christi qu'incarne le prince, une vertu surnaturelle engendrée par l'action de la grâce divine (en ce sens là, la bonté du prince doit être distinguée de la vertu « théologale » de la charité). La bonté s'enracine dans une fondation « métaphysique » (la beauté de la vie), qui ne peut être décrite que phénoménologiquement (« l'intensité du sentiment d'exister) et dont elle émane :
« L'"idiotie" en tant que telle, écrit encore de façon lumineuse Jérome Thélot, n'est pas un trait de caractère justiciable d'une psychologie, ce n'est pas une description des traits psychologiques du prince qui pourra rendre compte du sens de son personnage. L' "idiotie" est une essence, non un ensemble d'attributs, et c'est comme telle qu'elle détermine les actions du prince Mychkine, sa vision du monde et ses attitudes morales. A vrai dire, tous les traits psychologiques de Mychkine se laissent comprendre comme des manifestations extérieures de cette essence intime, laquelle est la vie en lui, la vie hétérogène au monde, cette vie individuelle qui se veut elle-même – idiotement – comme « vie vivante. »
Parce que cette synthèse supérieure de la vie est, en effet, bel et bien hétérogène au monde, il n'est personne qui, l'ayant pleinement vécue, ne puisse se trouver étranger au monde et à la société des hommes, avec ses passions et ses intérêts, qui ne se puisse apparaître sur le théâtre et la scène des préoccupations mondaines comme étant autre chose qu'un être étranger, n'étant pas à sa place, idiot précisément.
Tout serait simple si l'on pouvait s'en tenir à cela, dans une sorte de division manichéenne, finalement assez rassurante, entre la nature et le monde, la bonté et l'égoïsme. Mais Dostoïevski, hélas, ne nous accorde pas cette consolation.
Il est remarquable, en effet, que la nature n'apparaisse pas seulement sous les aspects métaphysiques positifs que nous venons d'analyser. Elle apparaît également, et alors tout est inversé, comme une « force obscure, insolente, éternellement absurde », surtout, et de façon particulièrement révélatrice, lorsqu'elle retient dans la mort « un être grandiose, inestimable, un être qui à lui seul aurait valu toute la nature et toutes ses lois », le Christ lui-même.
Hans Holbein et le Christ mort
La nature, perçue ici comme une « machine énorme de construction nouvelle » ou encore « une bête énorme, impitoyable et muette » qui broie et brise jusqu'au plus sublime de des hommes, révèle tout ce qu'elle a de monstrueux et d'horrible dans les traits du Crucifié, telle qu'ils sont douloureusement dépeints par Hans Holbein dans son tableau, « Le Christ mort » (1521), et dont Mychkine puis Hippolyte avisent une reproduction dans la maison lugubre de Rogojine. Dostoïevski lui-même avait été profondément frappé par ce tableau. Le cadavre du Christ y est peint sous les traits effroyables d'un noyé du Rhin ; une œuvre capable de faire perdre la foi à quiconque le contemple [liv. 2, 4, p. 362] et qui, selon le témoignage de sa femme, le mit au bord de la crise d'épilepsie lorsqu'il le vit au Kunstmuseum à Bâle, le 12 août 18676. Le désespoir causé par le spectacle de ce cadavre exsangue, décharné et verdâtre, la bouche encore ouverte dans un rictus atroce, est tel qu'il anéantit tout espoir de croire à la résurrection et cette négation de la vie par excellence, peinte en des traits si réalistes, est le défi suprême que le roman voudrait relever. Telle est la clé qui donne à l'œuvre sa profonde signification, et en fait le fonds tragique :
« A savoir, écrit Jérome Thélot, cette possibilité effrayante que la résurrection soit impossible, que la renaissance à une autre vie, meilleure et nécessaire, soit interdite même au Christ, interdite donc à tous les hommes (et à Dostoïevski lui-même comme à sa femme et à sa fille).
Que tous les hommes soient abandonnés à l'indifférence du hasard, à la matière sans amour et à la souffrance insensée, c'est l'hypothèse que l'écrivain fasciné contemple dans le tableau où le peintre l'a visiblement déposée. »
La nature se révèle ainsi profondément équivoque et duelle, selon la façon dont on la perçoit et la comprend. Ainsi en est-il pour Hippolyte, une des voix où perce l'angoisse métaphysique de Dostoïevski lui-même :
Oui, elle aime se moquer la nature ! Pour moi, reprit-il brusquement avec passion, oui, pourquoi a-t-elle créé les créatures les plus belles pour se moquer d'elle après ? Elle a fait ça comme ça, que le seul être que le sel être que tout le monde avait reconnu parfait... [liv. 2, X, p. 490]
Une allusion manifeste au Christ mais qui s'adresse également, à n'en pas douter, au prince. La nature ne désigne pas ici le monde minéral, végétal, animal et humain, l'ensemble des choses existantes, dont font partie le soleil et la montagne, mais une force aveugle, capricieuse, absurde et malveillante, comparable à l'idée que Machiavel se faisait de la Fortune, laquelle «élève un mortel, jusqu’au faîte, non pour l’y maintenir, mais pour qu’il en tombe, et qu’elle en rie et qu’il en pleure» (Capitolo de la Fortune). Mais chez Dostoïevski, cette vision de la nature comme une puissance absurde n'est pas tant une thèse qu'une tentation, et une épreuve, celle que connurent les apôtres lorsqu'ils virent le corps sans vie du Christ, et que désormais ils ne pouvaient croire dans la résurrection annoncée.
Les raisons d'un échec inévitable
N'est-il pas clair, finalement, que L'Idiot est par excellence le roman de la dualité, entendue non pas d'une manière manichéenne, mais au sens de la conjugaison des opposés ? Dans la nature se conjugue l'harmonie et l'absurde, l'ordre et le caprice, la beauté jaillissante et stagnation de la mort selon qu'on la saisit comme vie infinie ou comme machine, muette et impitoyable ; la compassion est un mixte de bonté angélique et de défaut d'amour ; et c'est jusque dans les traits distinctifs du caractère des personnages principaux que la culpabilité se mêle à l'innocence, la passion érotique au désintéressement, la candeur à l'idiotie, la bonne volonté au désastre, comme si, au bout du compte, toute chose, sur terre, ne pouvait apparaître qu'accompagnée de son double et que tout fût irrémédiablement équivoque. Car le prince aussi parfaitement bon soit-il, nul ne conclurait de ses actions, telles que le narrateur les rapporte, qu'elles devraient être approuvées sans réserve. Et de fait, ainsi que nous l'avons déjà signalé, le narrateur renonce, dans le livre IV, à se perdre en conjectures pour tenter d'expliquer et de comprendre les raisons du prince qui, à la fin du roman, paraissent procéder d'une sorte de folie :
Et néanmoins nous devons nous limiter à la simple exposition des faits, sans, autant que faire se peut, aucune explication particulière, et cela pour une raison toute simple : parce que, nous-même, dans de nombreux cas, nous avons du mal à expliquer ce qui s'est passé. [iv. 4, IX, p. 404].
Dostoïevski s'inquiétait que son roman fut, au bout du compte, un « échec ». Ce n'est pas d'un point de vue littéraire qu'il faut entendre cette inquiétude, car il est incontestable que, emporté par son génie, il n'ait produit là un des plus grands chefs d'œuvre universels de la littérature, quels que soient les défauts du roman par ailleurs. Si « échec » il y a, ses raisons sont de nature métaphysique, et elles résultent de cette la essentielle qui fait que rien, aucun être, s'agirait-il de l'homme « positivement beau », ne se tient dans son essence sans qu'il soit accompagné tragiquement d'une autre face, comme si en tout être se révélait ce que Pascal nomme « le renversement perpétuel du pour au contre ». Dostoïevski avait échoué, non en raison d'une incapacité de donner pleinement corps à l'idée qui l'animait – c'est là le propre de tout créateur conscient des exigences crucifiantes de l'art – mais parce qu'il était tout simplement impossible de donner ici-bas vie et forme à cette aspiration au bien absolu qui, à ses yeux, se réalisera seulement dans l'au-delà.
Envisagé sous cet angle, L'Idiot est de loin le plus complexe et, nous l'avons dit, le plus noir des romans de Dostoïevski. Tout se passe comme si lui-même s'était perdu dans des visions intérieures si profondes que la tentative de leur donner une expression romanesque appropriée ne pouvait aboutir qu'à un embrouillamini effroyable. Lorsque Dostoëvski reviendra dans ses romans suivants, Les Démons puis Les Frères Karamazov – sur les grands thèmes qui travaillent L'Idiot - et l'on comprend pourquoi il ne pouvait pas ne pas y revenir – ses personnages, qu'ils soient bons ou maléfiques, Aliocha ou Stavroguine, seront présentés de façon plus univoque et plus simple. Mais, en un sens, ces reformulations poétiques ultérieures, aussi magnifiques et puissantes soient-elles, peuvent être considérées comme des reculs, obéissant à la volonté de l'artiste de marquer les traits d'une façon plus claire, plus objectivement compréhensible, même si le caractère tragique de l'existence et les grands tourments métaphysiques (la justification du mal, en particulier) seront plus que jamais présents, car, enfin, Dostoïevski ne pouvait tout de même pas se refaire entièrement.
Mais pour vérifier la pertinence de cette hypothèse de lecture, vous avez compris qu'il nous faut maintenant relire ces deux monuments que sont Les Démons et Les Frères Karamazov. Voilà comment les choses se passent, lorsqu'on tire les fils de la pelote et qu'on est mené là où l'on n'avait pas l'intention d'aller. A suivre donc...
4 commentaires:
merci de nous annoncer le programme!
Que d'émotions en perspective! Pour moi, les Possédés, relus 7 fois...mais il y a 50 ans! Si! Je vais découvrir ce que c'est d'avoir vieilli, mûri?...peut-être?...Mais rien n'égale le bonheur de lire en duo...et ce n'est pas un wagon de troisième classe avec le brouillard à l'extérieur...Je vois passer les cigognes....
Merci, chère Cécile, de vos beaux encouragements, comme toujours. Mais dites-moi, Les Possédés, n'est-ce pas plutôt en, russe Les Démons ?
cher Michel, vous avez tout à fait raison..".Biécé" en russe, les démons...Les possédés c'est le titre de la pleiade, et c'est dans la pleiade que je l'ai lu et relu, à New York, donc ça m'est resté...mais vous savez les traducteurs avec pignon sur rue, n'ont pas arrêté de faire n'importe quoi, et là je ne me risquerai pas à citer des noms très connus...Je vous le dirai en aparté!
Markowicz traduit aussi "Les Démons". Merci de votre confirmation de russophone.
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