On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 26 mars 2011

La bonté dans Les Frères Karamazov et L'Idiot

Aliocha Karamazov et le prince Mychkine

Ayant dégagé et mis en évidence les caractéristiques « psychologiques » du prince Mychkine, il n'est guère difficile de remarquer en quoi Alexis Karamazov lui ressemble, mais aussi en quoi il s'en distingue. L'entreprise est d'autant plus aisée que Dostoïevski, pour une fois, nous facilite la tâche. De fait, Les Frères Karamazov s'ouvre par le récit des événements marquants la vie des principaux personnages, le père Karamazov et ses trois fils, Dimitri, Ivan et Alexis, au moment où ils entrent en scène, ainsi que par la description minutieuse de leur personnalité. S'agissant d'Aliocha (tel est le diminutif affectueux par lequel il est appelé), c'est le plus jeune d'entre eux – il a dix-neuf ans –, et Dostoïevski nous le présente, ce « héros principal » du roman, avec une tendresse non dissimulée.
Tout comme le prince Mychkine, Aliocha est un jeune homme « très étrange » qui « aime les gens » avec une complète foi, sans jamais les juger, ni prendre en considération les distinctions de classe, proche des enfants au plus haut point : un « précoce ami de l'humanité » (I, 4) qui aspire à « se jeter vers la lumière de l'amour », calme et souvent silencieux, « extraordinairement pensif », au tempérament « égal et clair », jamais sombre en effet, et comme animé par un « souci intérieur » ; avec cela, presque dénué de conscience de soi, pudibond à l'extrême quoique très beau, et indifférent à l'argent. Cependant, à la différence de l'Idiot, « personne, jamais, ne l'aurait pris pour un petit simplet ni pour un naïf ». C'est que le comportement d'Aliocha, pour dénué de calcul, d'arrière-pensée et de toute intention mauvaise qu'il soit, est parfaitement conforme au mode de vie qu'il a choisi. Au début du roman, on le rencontre novice dans le monastère voisin de la maison de son père, revêtu de la robe monastique (bien qu'il ne soit pas moine et ne le deviendra pas), discipline bien-aimé du starets Zossime, un père spiirituel, doué de charismes exceptionnels, qui, à l'image des starets du célèbre monastère d'Optina (que Dostoïevski avait fréquenté), est vénéré de la Russie entière comme un saint vivant. Autrement dit, à la différence de Mychkine, Aliocha est explicitement présenté comme un homme ayant voué son existence à suivre le modèle du Christ, en sorte qu'il est animé, non pas par le sentiment de sympathie, de pitié ou de compassion, mais par l'amour du prochain, ce qui est loin d'être la même chose. Et s'il est et se comporte ainsi, ce n'est que ce jeune homme, presque adolescent encore, soit un original, dont on se demande s'il ne serait pas un « idiot » par hasard, c'est qu'il est un « réaliste authentique », au sens très précis que Dostoïevski donne (au chapitre V) à cette expression : « Chez le réaliste, ce n'est pas la foi qui naît du miracle, mais le miracle de la foi », en sorte qu'Aliocha est bel et bien cela : un croyant, un homme de foi, pleinement convaincu, miracle ou pas, de la vérité du christianisme et de ce qu'il y a d'essentiellement faux et, finalement, de superficiel dans la philosophie matérialiste, utilitariste et athée que défendaient de si nombreux penseurs de son époque, Tchernychevski en tête. C'est là un des thèmes principaux du roman.

Le réalisme authentique

Dostoïevski écrivait en 1881, l'année de sa mort, dans une formule devenue célèbre : « Tout en restant pleinement réaliste, trouver l'homme dans l'homme […] On dit que je suis psychologue. C'est faux. Je suis seulement un réaliste au sens le plus élevé, c'est-à-dire que je peins toutes les profondeurs de l'âme humaine. » Mais en quoi le réaliste diffère-t-il du psychologue ? En ceci, qui a de paradoxal, que le réaliste, tel que l'entend Dostoïevski, ne comprend pas la réalité comme ce qui se donne aux facultés de la raison, en vertu de quoi devrait être affirmée la vérité de l'athéisme par exemple, mais ce qui, du point de vue rationnel, relève de l'idéalisme et du fantastique. Néanmoins, il y a bien plus de vérité dans ce réalisme idéaliste que dans le réalisme plat et banal de ceux qui ne croient qu'à ce qui donne à voir et à comprendre à l'esprit positif. Dans une lettre à son ami, Malkhov, qui date du début 1869, Dostoïevski écrivait : «  J'ai de la réalité et du réalisme une conception bien différente de celle de nos réalistes et critiques. Mon idéalisme est plus réel que le leur […] Avec leur réalisme à eux, impossible d'expliquer le centième des faits réels, effectivement survenus. Alors qu'avec notre idéalisme, il nous est même arrivé de prédire des faits. » Quelque temps plus tard, il s'explique de nouveau dans une lettre à Strakhov :« J'ai une vision personnelle de la réalité (en art) et ce que la plupart appellent exceptionnel et fantastique constitue parfois pour moi l'essence de la réalité. Les manifestations quotidiennes et la vision banale des choses, à mon avis, ne sont pas le réalisme, c'est même le contraire. »
Si Aliocha est l'incarnation du chrétien « réaliste », avec sa foi, son intelligence et sa candeur pleine d'amour et de douceur, s'il est lui aussi une figure merveilleusement émouvante de l'homme bon par excellence, toutefois, à la différence du prince Mychkine, il n'est nullement ce déclencheur de catastrophe que nous avons rencontré. Echouant tout autant que lui à changer la société des hommes et à rendre le monde meilleur, il va son chemin sans bouleverser l'ordre des choses, sans rien conduire ni personne au désastre, gardant en somme ses distances et sa réserve pensive – tout comme le Christ dans la parabole du Grand Inquisiteur -, de sorte que la dualité entre le monde et l'amour divin, la distinction abyssale des ordres, aurait dit Pascal, est désormais établie sans équivocité ni passage possible. Chacun reste dans l'univers qui est le sien, étanche et comme forclos en soi-même. L'amour dont fait preuve Aliocha est peut-être plus parfait, plus pur que la folle compassion de l'Idiot, mais précisément si cet amour est moins « fou », c'est que s'épurant il est devenu plus « religieux », plus chrétien., davantage retranché dans sa sphère propre, et par conséquent moins vulnérable. Et, parce qu'il s'expose moins aux autres, il est aussi moins déraisonnablement ambitieux. Par conséquent, non, décidémment, il n'y a vraiment aucune raison de voir en Aliocha une sorte de simplet, de benêt, d'idiot en somme. Ce n'est donc pas sans de profondes raisons que personne ne songe à le considérer comme tel. Si l'on devait résumer en une formule ce qui distingue ces deux figures de la bonté, avec toutes les précautions que requiert ce genre de raccourci, ne serait-on pas fonder à dire que le prince Mychkine est plus « christique » et Aliocha plus « chrétien » ? L'un obéit à la compassion, l'autre à l'amour du prochain et lorsque dans les deux romans le Christ apparaît, il est hautement significatif que ce soit, dans un cas, avec son corps muet, décharné et sans vie, dans l'autre, revenant sur terre dans la ville de Séville et ressuscitant un enfant mort.

2 commentaires:

la petite cédille a dit…

Hasards de l'intertextualité : voici la notation trouvée dans le dossier composé par Martin Steffens sur "Les besoins de l'âme" :
Il y a du Prince Mychkine dans Simone Weil : insensible aux mondanités parce que incapable de mensonge, soucieuse de dire ce qu'il faut et insouciante de ce qu'il faut dire, S.W. a ceci de commun avec le personnage de l'Idiot (...) que sa seule présence met au jour les mécanismes par lesquels le groupe obtient de la personne qu'elle renonce à ce qui en elle n'est pas conforme aux attentes. Au risque de choquer, elle était à la fois de gauche et patriote ; patriote mais anticolonialiste ; soucieuse de justice sociale mais grande lectrice et critique de Marx ; syndicaliste mais pas "bouffe-curé"...

Et elle est certainement elle aussi plus "christique" que "chrétienne"...

Anonyme a dit…

Personnellement ; vos billets sur Dostoievski et votre contour du don comme manifestation de soi m’intéressent beaucoup. D’autant plus qu’ils participent et contribuent à la déconstruction du sujet moderne (celui de Locke et celui du cartésianisme) comme de l’économie productiviste ou capitaliste. D’autant plus qu’ils lient la philosophie et la littérature comme l’arbre et le bourgeon ; comme la rose et le » sans pourquoi ».
J’éprouve, cependant, une certaine nostalgie de votre billet sur le don de Marcel Mauss et l’enveloppement « de Jacques Dewitte. Vous y pointiez, en effet, d’autres dimensions du don lesquelles restent généralement « imperçues « La triple relation de la relation « donner recevoir rendre « ( qui n’est pas un simple échange ; et est conjonction insurmontable des opposés) la synchronie ( la dimension du temps dans le don, la généalogie ou histoire , l’objet narratif dans lequel l’usage et les possesseurs successifs apportent de « la valeur »… ) , l’obligation libre…..une pensée « duelle « qui s’oppose à l’occident massivement en quête d’Un .
Je suis gourmande, je l’avoue. Pardonnez cet excès .
Cathe