Le capitaine Vere et le prince bon de Machiavel
L'Honorable Capitaine Edward Fairfax Vere, autrement appelé « Vere l'étincelant », commandant du Bellipotent, descendant d'une famille d'aristocrate, homme d'expérience, modeste et rêveur, fin lettré, ne manquant jamais d'emporter dans ses voyages une belle cargaison de livres et d'équiper sa cabine d'une solide bibliothèque, respecté de ses subordonnés pour sa bienveillance sans qu'il eût jamais besoin de faire montre d'autoritarisme, est, à tous égards, un « homme exceptionnel » ; quant aux opinions politiques, une sorte de conservateur pessimiste ou de conformiste subversif, un libéral prudent à la manière de Montaigne, hostile tout comme Edmond Burke, l'auteur des Réflexions sur la Révolution de France, à ces brutales innovations révolutionnaires, où se conjuguent dangereusement l'usage de la violence et les plans idéalistes de la Raison, et dont les opinions en matière de gouvernement, si l'on entend la voix derrière la voix du narrateur, étaient celles de Melville lui-même :
Ses convictions assurées se dressaient comme une digue contre les eaux envahissantes des idées nouvelles, sociales, politiques et autres, qui emportèrent comme un torrent nombre d'esprits à cette époque, lesquels n'étaient pas par nature inférieurs au sien. Alors que d'autres membres de cette aristocratie à laquelle il appartenait de naissance s'emportaient contre les innovateurs principalement parce que leurs théories étaient hostiles aux classes privilégiées, le capitaine Vere s'opposait à elles de façon désintéressée, non seulement parce qu'elles lui semblaient incapables de s'incarner dans des institutions durables, mais aussi parce qu'elles lui semblaient en guerre contre la paix du monde et le bien véritable de l'humanité. [VII, p. 45].
Mais il est une indication, donnée comme au passage, dont le sens a été peu signalé sinon jamais perçu par les commentateurs et qui mérite, pourtant, une attention particulière : « Il était aussi, précise le narrateur, enclin à citer quelque personnage historique ou quelque épisode de l'Antiquité qu'à citer les modernes. » Contrairement à ce que l'on pourrait croire, cette précision n'a pas pour but simplement d'affiner le portrait psychologique du personnage, d'ajouter une dernière touche délicate et subtile à ce que nous savons de la tournure intellectuelle et érudite de son esprit. Ou bien, puisqu'il s'agit d'érudition, prenons la chose au sérieux. A quoi Melville songe-t-il à cet instant ? Se pourrait-il que nous puissions le savoir ? Tout porte à penser qu'il a semé une série d'indices qui nous permettent de comprendre qui est réellement le capitaine Vere.
En réalité, Melville s'inspire, de façon parfaitement consciente et délibérée, de ce que Machiavel écrit dans l'Épitre dédicatoire au Prince lorsqu'il présente les sources dont sa réflexion s'est inspirée : « Je n'ai trouvé dans mon bagage chose dont je fasse plus de cas et d'estime que la connaissance des actions des grands hommes, connaissance que m'a enseignée une longue expérience des choses modernes et une lecture continuelle des anciennes ». Il ne fait pas de doute, à mes yeux, que Melville avait en tête, et certainement à portée de main, le traité sur l'art de gouverner du Secrétaire florentin au moment où il exposait les vertus spécifiques du capitaine Vere. Cette hypothèse est renforcée par toute une série d'indices. Tout d'abord, le fait que lui-même présente explicitement ce passage comme une « allusion », laquelle s'adresse tout autant aux matelots du bord, en réalité peu capables de la saisir, qu'à nous lecteurs, avec un peu de chance, mieux équipés : « Il paraissait oublieux du fait que des allusions si lointaines, aussi pertinentes qu'elles pussent être en vérité, dépassaient la compréhension de ses compagnons sans façons dont les lectures se limitaient pour l'essentiel aux journaux de bord. » Quelle est donc celle allusion ancienne dont il est question, sans autre précision, sinon celle que nous venons de voir ? A quoi s'ajoute, et qui paraît tout autant frappant que suggestif, la fin du chapitre, à la fois allusive et métaphorique - « Leur honnêteté leur prescrit d'aller droit (Their honesty prescribes to them directness), ce qui les mène parfois loin, comme l'oiseau migrateur qui dans son vol ne prend jamais garde aux frontières qu'il franchit ». De fait, Vere est très exactement cet homme-là : en termes machiavéliens, un prince, bienveillant et honnête, conduit tragiquement à franchir les scrupules de sa conscience au nom de la raison d'Etat et de la nécessité politique – ses derniers mots sur terre avant d'expirer répéteront, à deux reprises, avec une tendresse et une douleur infinies, « Billy Budd, Billy Budd » - parce qu'il s'agit toujours pour un prince ou un gouvernant, quel que soit le peuple qu'il a pour tâche de diriger, surtout s'il s'agit d'un équipage de rudes marins, à « l'humeur dangereuse », prompts à l'indocililité et a rébellion dans une situation de mécontentement et d'inquiétude générale, « d'aller droit – andare drieto –, à la vérité effective de la chose plutôt qu'à son imagination », comme l'écrit Machiavel au célèbre chapitre XV du Prince, et d'agir selon « la façon de procéder » qui convient aux situations présentes. Une même expression donc qui est verbe (andare drieto) chez l'un et substantif (directness) chez l'autre, mais désignant très exactement une semblable vision et méthode d'action en politique. Aussi le capitaine Vere incarne-t-il, par excellence, cette figure du prince bon que les circonstances contraignent à faire le mal, malgré les profondes objections de sa conscience. Melville savait parfaitement que Machiavel avait placé cette leçon au centre de son livre le plus fameux, bien qu'il n'en fasse nullement mention de façon explicite, et elle s'applique, aussi bien au prince « virtuose », maître illégitime d'une principauté entièrement nouvelle qu'au commandement, sage et prudent, d'un navire de guerre, exposé à la menace de mutinerie :
En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui devrait se faire apprend plutôt à se détruire qu'à se préserver : car un homme qui en toute occasion voudrait faire profession d'homme de bien, il ne peut éviter d'être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir, d'apprendre à pouvoir n'être pas bon, et d'en user ou n'user pas selon la nécessité.
Dernier indice, enfin, du lien qui, secrètement, rattache Billy Budd au Prince : le fait que la décision que soit condamné à mort le pauvre Billy est prise par le capitaine Vere dans les instants qui suivent immédiatement l'homicide involontaire du maître d'armes - « Frappé à mort par un ange de Dieu ! Mais l'ange doit être pendu ! » - conformément à la sagesse machiavélienne qui prescrit que les violences nécessaires soient commises « d'un seul coup », et non timidement distillées petit à petit. L'arrêt une fois rendu par le tribunal qu'il convoque aussitôt dans sa cabine sera exécuté le lendemain même, alors que l'aube se lève à peine. Le tout donc en quelques heures, laissant le peuple, comme l'écrit Machiavel en une autre circonstance, « content et satisfait ».
Melville, il est vrai, ne révèle pas ouvertement dans Billy Budd ce qu'il doit à Machiavel, et qui est pourtant essentiel. Mais il est tout bonnement inconcevable que cet homme, immensément cultivé, pour qui la question du mal sous ses multiples aspects, psychologiques, politiques et, surtout, métaphysiques et théologiques, était une obsession permanente, constitutive de sa personnalité intellectuelle et de son univers littéraire, n'ait pas lu, travaillé, et médité de très près, ce petit traité dont tant de traces se laissent ici voir.
S'il en est bien tel que nous le pensons, alors le courage du capitaine Vere, et le tragique conflit auquel il est soudainement confronté, se présente dans une lumière franchement nouvelle. Si l'on met bout à bout, la situation potentiellement explosive qui règne à bord du Bellipotent, avec la nécessité de gouverner les hommes selon les lois inflexibles de la discipline, il suffit, la Fortune maléfique aidant, qu'une situation se présente, menaçant ce fragile équilibre, pour que se fassent jour les implications terribles de la virtù politique dont tout commandant, bienveillant mais aussi sage et prudent, doit faire preuve en pareil cas. Et l'homme qui va allumer la mèche, c'est Claggart, le maître d'armes qu'il nous faut maintenant faire entrer en scène, puisque c'est dans cet ordre, en effet, qu'apparaissent les personnages dans ce roman qui a la forme d'une tragédie...
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