De nos intérêts, nous ne sommes pas toujours les défenseurs aussi attentionnés et scrupuleux que certaine axiomatique utilitariste le prétend. Nous pouvons les négliger ou nous en préocccuper assez mollement, surtout lorsqu'ils sont matériels seulement, et nous ne sommes pas toujours disposés à les garantir avec l'intelligence qu'il faudrait. Si nous ne prenons pas toujours intérêt à nos intérêts – et dans certaines circonstances, il est même étrange qu'il en soit ainsi - ce peut être pour mille raisons, et à ce relatif désintérêt se mêle parfois une bonne dose d'indifférence. Autant dire que celle-ci n'est pas forcément une qualité puisque elle faite, en ces cas, d'une part d'indolence, de paresse ou de distraction de l'esprit. Sur ce point, les êtres sont sans doute sujets à de grandes variations.
Il en est certains qui ne laissent rien passer, qui sont, à tout instant, prêts à dégainer leur calculette intérieure pour vérifier le bilan, débit-crédit, de leurs biens et s'assurer qu'ils ne sont pas lésés, au centime près. Mais sont-ils la majorité ? Je ne sais. Et, malgré l'étroitesse d'esprit ou le caractère un peu mesquin qu'une telle attention exige, il est probable qu'un spectateur impartial ne leur ferait pas toujours reproche de leur vigilance comptable puisqu'enfin, il n'y a rien de mal à compter ses grains et à remplir ses greniers. Il faut bien vivre après tout !
Quoiqu'il en soit, si nous ne sommes pas à tout instant des individus aussi calculateurs et rationnels que le prétendent les partisans de l'égoïsme psychologique, ce n'est pas parce que nous sommes aussi capables d'agir avec désintéressement (ce qui est, en effet, tout à fait exact) : nous pouvons tout simplement avoir la tête ailleurs parce que d'autres choses comptent pour nous qui nous préoccupent davantage. A tort ou à raison.
Mais il est une chose dont nous sommes invariablement sourcilleux : c'est l'image que les autres donnent de nous. Un simple mot de travers, une petite critique, une manière de ne pas faire attention à nous, sans qu'il soit nécessaire qu'elle soit méprisante, de nous négliger, de ne pas nous considérer et nous estimer autant, pensons-nous, que nous devrions l'être, une "bagatelle" en somme - l'expression est de Hobbes - une peccadille suffit à nous dresser sur nos ergots et à nous faire prendre les armes.
Quiconque dira du bien de notre personne, ou laissera croire qu'il en pense sera paré de toutes les vertus - à tout le moins ses défauts feront-ils l'objet de notre bienveillance ; et c'est tout l'inverse à l'égard de ceux qui ne témoignent pas à notre égard d'une semblable aménité. Et bien que la reconnaissance que nous recherchons avec un appétit si peu déguisé puisse être en réalité tout fait hypocrite ou intéressée, qu'elle n'ait rien de sincère ou d'authentique, qu'elle soit une manière frauduleuse de nous duper ou de nous flatter, nous nous contentons bien volontiers de cette fausse monnaie que nous empochons avec grand agrément. Comme il est difficile, à l'inverse, d'entrer dans les raisons de ceux qui nous critiquent !
Ce ne sont pas toujours nos intérêts que nous défendons. Notre amour-propre, par contre, est d'une susceptibilité si irascible que tout manquement, toute atteinte qu'on y portera, ne serait-elle rien de plus qu'une minuscule ride à la surface de l'eau, est une offense qui sera redressée avec toute la discipline qui convient. Tel est le grand ressort de la relation entre les hommes. De là vient que nous soyons si accueillants à la flatterie et si méprisants, si hostiles, envers ceux qui ne nous reconnaissent pas à notre valeur, enfin, à la haute idée que nous en avons.
18 commentaires:
Il est, à mon sens, aussi des hommes qui, préférant les images vraies aux images flatteuses, sont tout à fait à mêmes de balayer ces dernières d'un revers de la main. Au delà, de ce qui paraît bien ou mal, ils aiment avant tout honorer la Vérité. Et c'est peut-être là la véritable définition du philosophe. En tant qu'ami de la sagesse (de ce qui est), il aime lui faire sa place sans, nécessairement, se l'accaparer. Alors bien sûr, un tel homme peut bien vire devenir dérangeant car ne possédant aucune vérité, il ne peut que montrer aux autres qu'ils sont ignorants.
Apologie de Socrate :
" Car, chaque fois que je convainc quelqu'un d'ignorance, les assistants s'imaginent que je sais tout ce qu'il ignore. En réalité, juges, c'est probablement le dieu qui le sait, et, par cet oracle, il a voulu déclarer que la science humaine est peu de chose ou même qu'elle n'est rien. "
Cher Kevin,
Sur cette question de l'amoir-propre, c'est plutôt, il me semble, du côté des moralistes, en particulier des moralistes français du XVIIe siècle, de Rousseau aussi qui en beaucoup hérité, qu'il faut se tourner. Le problème n'étant pas tant celui de la vérité que de l'authenticité.
N'est-ce pas là le problème de Narcisse qui, en fait, ne s'aime pas vraiment et n'aime qu'une image de soi? Il est d'autant plus touché ou blessé par l'image que les qutres ont de lui et qu'ils lui renvoient comme des miroirs déformants. Il me semble avoir lu quelque chose de Clément Rosset qui va dans ce sens.
Ainsi, l'authenticié commencerait par "soi-m'aime"?
ou aime soi ? où le soi (ce qui est) est la vérité ?
Ma fille Pauline, qui a seize ans, trouve que j'exagère un peu et qu'il ne faut pas généraliser. Mais il y a quand même bien de la vérité là-dedans !
Je pense que notre image est une interface entre notre "moi" intime et l'extérieur; cette image revêt alors l'importance considérable de ce que les autres vont pouvoir saisir de nous: d'où notre attachement (par l'amour-propre) à décider de ce qu'on va permettre aux autres de "faire de nous". Il s'agit là d'un véritable réflexe de survie que de conrôler -avec altruisme et amour-propre notamment- notre relation aux autres.
Je pense que notre image est une interface entre notre "moi" intime et l'extérieur; cette image revêt alors l'importance considérable de ce que les autres vont pouvoir saisir de nous: d'où notre attachement (par l'amour-propre) à décider de ce qu'on va permettre aux autres de "faire de nous". Il s'agit là d'un véritable réflexe de survie que de conrôler -avec altruisme et amour-propre notamment- notre relation aux autres.
Je rejoins Marc dans l’image de Narcisse. L’amour-propre semble déjà être une absolutisation de la dialectique de soi-même. Peut-être qu’en ce sens amour et amour-propre ne sont que l’aveu et le désaveu honteux de notre relation au regard de l’autre. Peut-être qu’aimer l’autre, c’est déjà aimer l’amour qu’il nous porte, miroir flatteur et rassurant de notre propre amabilité. Peut-être que l’amour n’est que cette volonté de domination où nous cherchons à asseoir la certitude de ce que nous sommes. L’amour-propre n’est peut-être ainsi que l’exacerbation de notre besoin de nous savoir exister en tant qu’individu et singularité. Je serais tentée d’y voir une pensée pascalienne même si le rapprochement peut sembler maladroit. Mais l’amour propre est chez Pascal l’illusion que nous entretenons tous à l’égard de nous-même. L’amour de soi est ce qui nous conduit à toujours refuser nos faiblesses et à rejeter quiconque aura l’audace de les déceler. Cet amour que nous nous portons est au contraire ce qui empêche toute relation authentique à l’autre mais surtout à nous-mêmes. L’avoir et le paraître supplantent l’être pour que ne s’en reflète que l’image qui nous est supportable. Au cœur de l’action la plus désintéressée, c’est encore l’amour-propre de l’être qui agit et qui ne cherche qu’à se donner la bonne conscience du dévouement. Peut-être que l’indifférence au calcul n’est possible que dans une forme de certitude de soi-même qui ne cherche plus à se concrétiser dans le regard d’autrui car déjà sûre d’elle-même : « le soi-m’aime » de Marc. Mais le « soi-m’aime » semble impossible à s’acquérir sans déjà passer par une forme d’amour-propre.
N.B: L'authenticité est peu flatteuse pour moi en cet instant = j'ai monopolisé le post!?!!Ego carencé ou surdimensionné?..Je ne préfère pas connaître votre verdict sur cette question.
Mais non, chère Fabienne, tout au contraire : je me réjouis de vos contributions !
Oui, ou alors, il y aurait deux formes d'amour-propre le premier, narcissique et fondamentalement dépendant de l'opinion des autres, nous donnerait le sentiment d'exister au moins à travers le regard des autres. Le deuxième, plus rare qui serait une sorte de connaissance de soi comme je crois que le suggère Kévin, qui ne passerait pas par les images que les autres nous renvoient.
Peut-on parler de "contentement de soi"? En tout cas il y aurait cette "indifférence" à l'égard du jugement des autres, positif ou négatif, donc une certaine indépendance, une forme d'égoïsme fort différente de ce que nous appelons généralement égoïsme. Cet "égoïsme authentique" ne serait-il pas la base d'un "altruisme authentique"?
Oui, Marc, je suis assez d'accord pour explorer la voie que vous proposez, celle d'un égoïsme fécond...
Oui, Marc, cet égoïsme authentique, fécond, c'est, à mon sens, la reconnaissance du "plus intime en nous-mêmes que nous-mêmes" de Saint Augustin. C'est la reconnaissance de ce que nous sommes fondamentalement (la vie voire même le conatus) au-delà des représentations que nous pouvons nous en faire.
Selon moi, ce que nous sommes est un mystère, ce que nous en pensons des concepts.
De votre texte sur l'amour-propre ce ne sont pas les réflexions sur ce dernier qui ont retenu mon attention, mais l'idée, présentée dans la première partie, de l'indifférence que nous pouvons avoir à la défense de nos intérêts. Je trouve cette simple constatation très rafraichissante et, au final, pleine de vie. Ne pas se soucier trop de ses propres intérêts, pouvoir s'en moquer me semble une façon d'être au monde ouverte. Celui qui chérit ses intérêts en tout temps et tout lieu finit par être le coffre-fort dans lequel il serre ses valeurs : un bloc clos aux arêtes vives. De telles personnes font rarement d'agréables compagnons. Ne pas se soucier exagérément de ses intérêts c'est accepter la perte, le "coulage". C'est ne pas réduire la vie à un calcul qui doit tomber juste. C'est déjà une forme de générosité et de don. Si c'est paresse et indolence que ne pas avoir envie de "dégainer sa calculette intérieure", alors vive la paresse et l'indolence ! Être indifférent à ses propres intérêts c'est commencer de l'être un peu à soi-même. Une bonne chose déjà : c'est très reposant. Une deuxième bonne chose : cela fait de la place aux autres et au reste.
Merci, cher Gil. Je suis content que ayez été attentif à cette première idée. C'est ce genre de fraicheur que j'avais, en effet, présent à l'esprit.
D'une part, je suis assez d'accord avec le commentaire de Gil Boulenger.
Par ailleurs, c'est parfois comme une secousse, un etonnement, et pourquoi pas un éléctrochoc quand on entend une remarque vexante ou gratifiante sur nous même . C'est un peu comme quand on passe devant une vitrine et que l'on perçoit son propre reflet sans se reconnaître tout de suite ou en s'aperçevant avec surprise (agréable ou non...) que c'est nous. Ce type ou cette fille là (avec les cheveux en bataille ou autre détail plus ou moins embarassant), cet autre là. Notre amour propre peut effectivement être comme un miroir qui nous rappelle que nous ne sommes pas seul. Il y a une part de nous même qui nous semble échapper à notre intérieur et que les autres saisissent mieux que nous. Si contrairement à Narcisse, effectivement, on ne reste pas stupéfait trop longtemps par notre apparence, cela peut avoir son important de se regarder. C'est l'autre qui nous interpelle à travers notre image. Ce que l'autre voit, perçoit de nous est une réalité inquiétante et étrange pour nous, mais est necessairement un peu vrai. L'amour propre nous oblige à rester, conscient et responsable de ce qu'on est, aux yeux du monde (des autres). On se sent ainsi obligé de répondre à celui qui nous juge, nous ignore, pique notre amour propre d'une manière ou d'une autre. Il en va de notre dignité d'homme. Le reflet fait réfléchir. La réflexion est necessaire à l'éveil de la conscience. La conscience est necessaire à l'altruisme.
Je pense qu’il faut garder en tête la distinction de Jean-Jacques Rousseau sur l’amour de soi, naturel, qui vise à notre épanouissement et notre conservation et l’amour propre, conception purement culturelle.
Cependant la frontière entre les deux peut parfois sembler si mince. Les exemples de blessures auto-infligées, tel que la tentative de suicide ou l’anorexie, à cause des jugements d’autrui sont malheureusement devenu monnaie courante. L’homme est civilisé, vit en société et se retrouve en compétition avec l’autre en vue d’une reconnaissance. De être, nous passons au paraître. Et malheureusement, la pression culturelle est très forte. Si l’on ne veut pas souffrir, il faut devenir l’esclave du jugement des autres.
Pour Rousseau, l’amour de soi s’accompagne de la pitié mais malheureusement elle a pris de nos jours, une notion plutôt péjorative. La pitié, dans le sens du refus de voir le malheur d’autrui, contraint l’homme ne pas agir exclusivement selon ses intérêts si son comportement est attentatoire à autrui. Malheureusement, l’homme est devenu plus enclin à la haine et à la vengeance qu’à la pitié.
Pour finir, j’aimerais citer une phrase de Goethe, «Aie confiance en toi-même, et tu sauras vivre. », que je vois comme une façon de revenir à l’amour de soi plutôt que de vivre selon l’amour propre et l’image que les autres font de nous.
Amicalement,
Bulle
Pierre C.
Ce billet m'a fait immédiatement au superbe cours de votre collègue Céline Dénat sur "Le problème et la valeur du mensonge, de Platon à Nietzsche." On y apprend que ne pas mentir est impossible ne serait-ce que concernant la politesse. Ainsi Alceste, le misanthrope de Molière, rejette-t-il le mensonge et l'hypocrisie sociale que requièrent les codes de la politesse et pourtant la morale de la pièce est bien que sans aucun mensonge, sous le signe de l'honnêteté radicale, toute relation sociale est impossible. Mais ce mensonge qu'est la politesse est non seulement collectivement connu et accepté, mais il est en plus recherché, principalement par amour propre.
Oui, l'amour-propre est parfois condamnable. Mais il est important de ne pas se limiter à sa seule connotation péjorative. Défendre son amour-propre, c'est revendiquer sa sensibilité et la façon dont les propos d'autrui nous touchent, en bien comme en mal. L'homme est un être de sentiments à la fois bons et mauvais et l'amour-propre en fait partie.
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