On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 3 avril 2011

Le problème de l'identité

Aucune interrogation n'échappe davantage à la possibilité de lui apporter une réponse claire, satisfaisante, définitive que celle qui demande ce qui constitue l'identité d'un individu : ni ses états d'âme et les traits distinctifs de son caractère (approche psychologique), ni les déterminations sociales, culturelles, historiques qui s'exercent sur lui (approche sociologique), ni, bien sûr, son essence en tant qu'être humain, l'homme générique (approche philosophique), ni même les actions qu'il commet mais à quoi il ne se réduit pas (approche ethico-juridique), ne sont des voies d'accès qui suffisent - tout au plus sont-elles éclairantes, à condition qu'elles soient multipliées -, car l'individu est toujours une conscience qui se dérobe à elle-même et aux autres.
L'expérience de la pensée qui s'éprouve elle-même dans le cogito cartésien n'est pas une connaissance de ce qui constitue l'identité, nécessairement unique, d'un être ; pas davantage la vie qui s'éprouve nuitamment dans l'amour de soi, telle que Rousseau la décrit,et qui est bonheur ; et lorsque le sujet moral kantien se pose comme être intelligible inconditionné (noumène) dans la libre obéissance à loi, peut-être atteste-t-il son intégrité, son refus d'entrer dans les calculs du monde, mais son identité lui échappe encore.
Les romanciers, plus que les philosophes (hormis les philosophes anglais, tels Locke ou Hume), sont encore ceux qui ont le plus à dire sur cette impossibilité, bien que ce soit là, selon Kundera, "le problème fondamental de tous les romans" (Les testaments trahis). Voir par exemple ce qu'en dit Pessoa dans Le livre de l'intranquillité qui fait de cette dérobade son thème majeur. Faut-il, du reste, s'en étonner, lui emprunta de si nombreux masques et pseudonymes ? Même angoisse chez Gary, pour lequel, ce qui "constitue" un être et donne sens à son existence, ce n'est pas son identité, mais la relation aux autres, dans l'amour tout particulièrement.
Que l'amour, ou sous une forme bien amoindrie, la reconnaissance, nous donne le sentiment d'exister, et d'exister comme un être irremplaçable - disons plus modestement : non substituable dans l'économie anonyme des objets et des marchandises - ne nous fait ni échapper à la complexité (souvent pathétique ou comique) des relations humaines, ni à la perpléxité de savoir si la question de l'identité a tout simplement le moindre sens. Pour les Grecs, elle n'en n'avait pas, pour les Orientaux non plus.
Tout se passe comme si il fallait dire tout à la fois que chaque être humain est une personne unique - de sorte que lorsque je dis "je", ce n'est pas une pure et simple convention grammaticale, une illusion à déconstruire - et, dans le même temps, une sorte de réalité fantomatique qui s'échappe, à nous et à elle-même, dès lors que nous voudrions la saisir dans sa vérité nue, au-delà ou en-deçà de l'être pluriel, contradictoire, complexe, que nous sommes tous, et d'autant plus riche que nous sommes cela précisément. Et je ne parle pas de la question, à mes yeux totalement absurde, de l'identité nationale, qui est une pure fiction, une construction narrative, un "roman" avec ses grandes figures hagiographiques et ses moments historiques clés, ses célébrations grandiloquentes et lyriques - ce lyrisme que Kundera déteste tant -, une sorte de porte manteau qu'on revêtira de tous les oripeaux qu'on voudra, dont le roman nous a heureusement délivré.
Lorsque nous envisageons le monde humain sous l'angle de la complexité - ce que la littérature moderne fait - il devient tout bonnement impossible de parler d'une identité au singulier, comme si nous savions de quoi nous parlons au juste.

7 commentaires:

Cécile Odartchenko a dit…

«Dans le royaume des morts , Touat, il y a un cimetière des dieux.Lorsque la huitième heure de la nuit le dieu du Soleil passe dans sa barque devant ce cimetière, les dieux morts s’animent un peu, remuent, veulent se lever, mais ne le peuvent et ne répondent à l’appel de Ra que par un murmure, un chuchotement, pareil au bourdonnement des abeilles au-dessus des fleurs, au frémissement des libellules au-dessus des eaux dans le silence de midi.»Merejkovski, p.229(Les mystères de l'Orient) L'artisan du livre 1927
Mon «murmure», mon «chuchotement» répond à l’appel de la lumière et mes «muses» sont mes soleils.
Moi aussi je «germe» et je «lève» c’est donc qu’Isis et Osiris sont réversibles.Je suis la «momie éternelle» soeur, mère et amante de celui et de ceux que j’enfante, je tends vers eux mes bras, je les prends dans mes bras, la cape d’or qui nous couvre, est leur cape, cape de Charlemagne, mais cape de tous les mystères et de tous les rêves, voile de Tanit.

Quand elle eut, de sa main curieuse, touché
Au manteau de lumière et d’étoiles broché ;
Quand ses yeux éperdus et troublés, que dilate
Le désir, eurent bu l’azur et l’écarlate
Du voile redoutable aux regards des mortels ;
Ainsi que la victime aux marches des autels
Frémit, et sent déjà l’approche de la flamme,
La fille d’Hamilcar blêmit, et rendit l’âme.
Ô lambeaux glorieux de pourpre ! voiles saints
Qui tombez lentement et dérobez les seins
De la Muse héroïque à la voix éternelle !
Malheur au sacrilège impur, dont la prunelle
A réfléchi vos plis droits et silencieux
Qui bravent les efforts du vent, dans les grands cieux !

Ce voile et ses broderies de rêves les plus fous d’amour, de baiser éperdu, de source bue dans le désert et d’oasis, pluies de grenouilles vertes, et manne tombée du ciel vers nos mains tendues en rayons de soleil et de miel, je le tisse, mère et femme de Xiu Xiaque aussi, éternel voyageur et géographe des sites sublimes, je le tisse comme l’araignée qui tisse, et je suis ma propre proie et momie que j’enroule dans le voile et cache à vos regards... Soyez patients et ne découvrez pas avant l’heure le divin papillon qui se love au creux des bandelettes qu’un coup de vent arrache par lambeaux et fait vibrer comme des cerfs volants pendus aux arbres à prières, dans le parfum des myrrhe et d’encens... Je suis l’étourdie toujours renaissante, et par mon absence, par votre absence, je suis, nous sommes, présents. C’est ainsi qu’en aimant nous recréons par le livre le mystère éternel des dieux enfuis.

Michel Terestchenko a dit…

Quelle magnifique illustration de la renaissace de soi, sous toutes ces formes. Un immense merci à Cécile pour ce don et ce cadeau. Qu'elle soit un grand écrivain, un poète formidablement doué, je ne suis pas peu fier de vous l'avoir fait découvrir !

la petite cédille a dit…

Mille mercis Mme Odartchenko, mille mercis M. Terestchenko. Vous ne pouvez pas deviner à quel point ce que je trouve sur ce blog est précieux pour moi, tellement en résonance directe avec ce que je vis, sens et pense en ce moment.

Anonyme a dit…

beau billet, beaux commentaires
merci à tous
Cathe

Anonyme a dit…

Tellement vivant....

Merci à vous tous.

Pierre T.

Michel Terestchenko a dit…

Merci, chers amis, je ne saurai vous dire combien vos gentilles paroles me touchent. Et merci, bien sûr, à Cécile que vous connaissez désormais pour son talent magnifique et sa générosité.

Marine Rousseau a dit…

« Moi : il y a quelque chose de particulier et de difficile à expliquer dans cette notion »
Generales Inquisitiones, 1686.

Je crois que la philosophie ne m’a jamais autant parlée qu’à la lecture de votre blog, et d’autant plus avec cet article. Pour mon mémoire de philosophie j’ai laissé tomber le monde de l’art (ne jamais regretter…) et j’ai choisi avec Mme Le Ru un autre sujet tout aussi passionnant : De l’unité du moi au moi multiple, une quête de soi (mais je ne pourrai m’empêcher de faire une partie sur le rôle de l’art dans la recherche ou la construction de soi…)
Comprenez que cet article m’intéresse tout particulièrement. J’avais tenté dans la première partie de mon mémoire de montrer par quels moyens le sujet voulait déclencher une quête de soi et appréhender son moi, tout cela dans une parfaite unité existante (toute une partie était justement fondée sur l’étude des Méditations). Mais j’avais tellement voulu justifier l’existence de cette unité qu’elle finissait par me paraître réelle. Cette année je vais m’attacher à prouver l’existence de la multiplicité du moi ; d’un moi éclaté, divisé, en souffrance ou d’un moi toujours et nécessairement multiple. Cette quête de soi que j’ai voulu rattacher au moi m’obligeait de toujours croire en l’existence d’un moi. Or, aujourd’hui, après d’autres lectures moins optimistes sur l’avenir du moi, on me fait comprendre que peut-être rien ne sert de chercher ce moi, soit parce qu’il ne faut pas, soit parce qu’on ne pourra pas. C’est justement après une lecture récente du court traité de Clément Rosset, Loin de moi, que je reste sur cette étrange sensation.
Qui suis-je ? Ou que suis-je ? Voilà la question à laquelle, consciemment ou inconsciemment nous essayons de répondre. En sommes-nous pourtant capable ? Trouvons-nous une véritable réponse, ou n’est-ce qu’une illusion ? Est-ce une nécessité, une obligation, un besoin, un processus libre ? Ce besoin de savoir qui l’on est se traduit par une compréhension de soi, où l’objet de l’étude n’est autre que soi-même, mais où il y a donc déjà dédoublement de soi ; où le moi est à la fois objet et sujet de sa propre étude. Cette quête de soi ne peut se résoudre que par un saisissement du moi, qu’il soit unique ou multiple, tel est d’ailleurs le problème à dénouer au fond. Parce que la conception d’un moi unique met au jour un mirage : l’équilibre de soi dans une unité du moi en deviendrait artificiel, voulu et se détruirait lui-même. Pourtant quoi de plus intérieur que le moi ? Quoi de plus intime, familier et normalement connu ? Mais en pratique la multiplicité et la complexité des figures du moi empêchent peut-être une véritable familiarité entre le sujet et son moi intérieur. Le moi devient alors un objet inconnu et hostile. Si son unité est illusoire, sa multiplicité en est-elle plus saisissable ? Comme si tout était une question de possibilité et non de certitude, comme si tout était pourtant voulu mais rien n’était atteint. Reste à savoir si cette quête du moi sera fructueuse, « On peut connaître tout, excepté soi-même », (Stendhal, Souvenirs d’Egotisme).
Mais voilà ce que j’essayais d’affirmer : la quête de soi est le chemin idéal pour mettre en marche une construction du moi toujours instable et fragile. Aujourd’hui il en est tout autrement. Je savais bien que tôt ou tard j’allais finir par comprendre que la quête de soi était vouée à l’échec. L’unité peut être présente mais elle devient trop fragile dès qu’on la questionne, elle en est tellement fragile qu’elle ne peut pas exister. La multiplicité est nécessairement présente, et c’est un fait visible dans toutes les circonstances de la vie. Si je ne peux accéder à mon moi, si je ne peux jamais aboutir à cette quête de soi, je vis pourtant dans toute cette multiplicité qui m’engendre, qu’elle me fasse violence ou que je l’accueille spontanément. Je ne sais pas qui est ce moi mais je sens qu’il existe, et je sais que je dois vivre avec et m’en rendre heureuse, du moins contente.