On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 24 avril 2011

Beautés objectives

Des goûts et des couleurs, on ne discutera pas. Soit ! Mais est-ce là toujours une affaire de sensations simplement, de préférences gustatives qui me font aimer tel plat que je juge délicieux à tel autre qui me plaît moins ? Les jugements esthétiques sont subjectifs, c'est entendu, mais avec cette particularité que souligne Kant que nous faisons comme si la beauté est une qualité objective de l'œuvre et que tous puissent la reconnaître et l'apprécier. Et si à son spectacle, c'est bel et bien un plaisir que nous éprouvons, ce n'est pas à la manière d'une sensation. On voudra l'échanger, le faire partager, en discuter, donner ses raisons dont aucune ne sera définitive et ne nous conduira à une connaissance. Mais on s'ouvre, aux autres aussi, à ce qui dans le tableau, dans la pièce musicale ou le livre est beauté, est richesse, avec cette nécessité immanente que nous percevons, que nous pouvons essayer d'analyser, sans qu'aucune explication ne dise le dernier mot et qui font la différence entre la production de petite valeur et la grande œuvre. Toujours relue, toujours entendue de nouveau, ou vue avec ce qu'elle avait jusqu'alors d'inaperçu, elle nourrit une admiration qui se renouvelle sans cesse, appelant à être communiquée et transmise. C'est à cela que l'oeuvre d'art véritable se reconnaît : elle invite à la réflexion, à l'échange et au don.
Certaines œuvres, aujourd'hui placées au panthéon de l'art universel, ont mis du temps à s'imposer. C'est qu'une formation de la sensibilité, de l'imagination et de l'entendement est nécessaire pour suivre l'artiste qui nous a devancé, et comment pourrait-il en être autrement si avec lui le monde se donne à voir tel qu'il n'avait jamais été vu auparavant ? Et lui-même, qu'il soit au hasard Bach, Mozart, Balzac, Tolstoï ou Flaubert, Cézanne, Matisse ou Nicolas de Staël, croyez-vous qu'il ne soit pas conscient de son génie ? Chacun d'entre eux a assez payé en dévouement, en souffrance, en obligations irrépressibles, en solitude, le prix qu'exigeait de lui l'accouchement de l'œuvre à accomplir pour que celle-ci s'impose à nous avec une autorité indiscutable et trouve sa place, tout en haut, dans la hiérarchie. Et si pour l'accueillir, il nous faut être préparé, disposé et formé, une affaire d'éducation en somme, c'est à une subjectivité universelle qu'elle s'adresse, non à nos papilles et à nos narines.
Aucune expression n'est plus mal venue que de dire, s'agissant d'une œuvre d'art véritable, « j'aime bien ». Peut-on dire sans ridicule - l'expression pourtant est courante, jusque dans la bouche de mes étudiants à qui je l'interdis - j'aime bien La recherche du temps perdu ou La passion selon saint Matthieu ? Certaines créations nous touchent plus que d'autres, il est vrai ; les connaitrions toutes, ce qui est bien sûr impossible, il en est qui auront une place de choix dans notre palais intérieur. Nous chérirons celles-là avec une affection et une admiration particulières, mais cela ne fait pas de la « valeur » des œuvres une évaluation toute relative. Si nos choix esthétiques sont une affaire d'âme - malgré tout, autant que possible, restons ouvert - la grandeur magnifique de l'œuvre d'art est une réalité objective. J'ose même dire, s'agissant de la musique, elle est absolue.
Non ! Tout cela n'est pas seulement à mettre au compte des lois du marché, des stratégies de communication, des préférences de la mode, des impératifs auxquels il faut souscrire de la culture dominante. Ce qui ne doit d'exister qu'à l'industrie de la culture – quelle affreuse expression ! - au chic du moment, avant-garde ou pas, ne résistera pas au temps.

5 commentaires:

Cathy D a dit…

Si on se souvent encore de l'avant gardisme de Andy warhol avec ses boites de brillo ou encore marcel duchamp avec son urinoir, est-ce pour la qualité de leur oeuvre d'art? se poser encore la question de savoir si c'est de l'art, c'est n'avoir rien compris à l'art. l'art se sent, se vit. et il n'y a pas d'art sans artistes. Autant prendre une toile et l'a badigeonné en noir de soulages ou en bleu de klein, car meme cela les enfants savent le faire. et encore une chance, ca fait parti de l'apprentissage de la vie. En revanche, une découverte un jour par hasard dans une bibliothèque d'un livre d'une artiste contemporaine "Passagère du silence : dix ans d'initiation en chine" a retenu mon attention. une artiste qui s'est battu pour apprendre l'art ancestrale de la peinture chinoise en vivant dans des conditions difficiles mais qui a du respect pour l'art.

Michel Terestchenko a dit…

Je comprends votre réaction, chère Cathy, même si je ne suis pas sûr de vous suivre s'agissant de Soulages ou de Klein. Mais il y a en effet des dérives de l'avant gardisme qui relèvent d'une sorte de posture et qui ont quelque chose d'exaspérant. Donc le sérieux et la patience du travail qui s'apprend comme un métier, c'est essentiel (Balthus était un grand maître de ce genre).
Bien amicalement,
MT

Anonyme a dit…

cher Michel, Balthus je connais très bien, d'abord j'aime sa peinture, et aussi je l'ai connu et ausi Fredérique Tison qui a hérité de son château dans le Morvan et j'ai aussi été le voir en Suisse à la Rossignière..Un peintre "classique" magnifique, oui...Et quoi comme contacts très forts de sa famille avec la poésie? Rilke. Oui. Mais quoi auprès de Rilke, Svetaieva..Là on est dans une poésie ébourrifante, d'une modernité exceptionnelle. Elle est retournée en Russie, pas accueillie , elle s'est pendue. Il ya a à interroger le statut de l'artiste qui est privilégié, et bénéficie de tous les honneurs, ( la villa médicis...j'y étais pendant son "règne")et la survie de la poésie et de l'art en dehors des chemins de grande randonnée..Balthus oui, un très grand peintre, peut-être plus que Soulages,à Cathie, je dirais Tapiès, son contemporain...

Cathy D a dit…

Je ne connaissais pas Balthus et cela me semble plus intéressant que les artistes qui se sont penchés sur une seule couleur. Certainement parce qu' une seule couleur évoque la monotonie, et qu'une couleur peut être le fond idéal d'un sujet qui va venir. Mais laisser un fond unicolore même si on y met du relief, cela ne reste qu'un embryon. Mais bon cela n'engage que moi essayant d'expliquer pourquoi je le vois ainsi. cela m'intéresserait de savoir ce que l'on peut trouver chez ce type de peintre, quelque chose que je n'aurai pas vu.

Marine Rousseau a dit…

Plus je lisais votre article et plus je m’en voulais de ne pas avoir finalement choisi de faire mon mémoire sur le rapport l’auteur et son œuvre et le rôle du « spectateur » (s’il existe). Mais je crois que toute ma vie, mon rapport à l’art restera un plaisir et une envie. Je pense qu’il y a des choses comme ça qu’il ne faut jamais changer, jamais exhausser, je suis heureuse de prendre rendez-vous avec mon piano et mon violoncelle quand l’occasion se présente d’elle-même. Je ne suis pas sûre que le plaisir aurait été le même sous la contrainte d’une éducation stricte.
Je reviens alors sur ce que je disais sûr l’art moderne, je ne l’ai pas mentionné dans mon précèdent commentaire, mais c’est pourtant ce que je dis aux gens que je rencontre : « je n’aime pas l’art moderne »…. Si nous n’avons pas le droit de dire j’aime bien, j’en suppose que nous n’avons pas le droit de dire que nous n’aimons pas… (C’est peut-être la seule force de l’art contemporain, dans son extrême j’entends : une toile blanche ?!) Par contre quand j’ai l’impression de bien aimé quelque chose, restons dans la musique, une pièce de musique que j’entends et que j’ai envie d’apprendre à mon tour, je comprends maintenant que ce n’est pas parce que j’aime bien cette musique, mais parce que je veux me retrouver dans le même état que son artiste. Je veux en jouant retrouver cet état de bien-être et de joie que j’ai ressenti quand je l’entends. L’art ce n’est pas du simple sentiment subjectif mais du senti. Certainement parce que j’ai la chance d’avoir un père artiste médiéval et d’avoir toujours vécu dans la musique classique et baroque et d’y avoir été justement formée que j’accorde à l’art sa part d’universel : devant une œuvre il se passe forcément quelque chose : le senti est universel, les sentiments sont plus personnels mais reste secondaires.