L'amateur, à la différence du spécialiste, n'est jamais là où on l'attend. Adepte de l'esquive, grand parcoureur des chemins de traverse, confiant dans la promesse que nourrit la quête de l'inconnu, il refuse l'étiquette, la case qui enferme et qui rassure, l'autoroute tracée d'avance, le rôle ou la fonction qu'il faut jouer. Avançant imprudemment à découvert, exposé d'avance à l'angoisse de se perdre, à la limite parfois d'éprouver un sentiment d'imposture, sa loi est celle de l'attrait, de l'amant qui tremble de ne pas savoir s'y prendre, avec cette part d'incompétence revendiquée - elle est évidemment toute relative chez l'amateur de haute volée auquel je songe - d'improvisation permanente, qui plaît aux êtres de désir qui refusent d'être réduits, définis, enfermés dans un domaine, un savoir, une expertise et qui déçoit inévitablement l'attente de ceux en mal de magistère. Je songe à ce grand pianiste français, François Duchable, qui, refusant la vie programmée des concerts, choisit un jour de partir sur les routes, de jouer dans les villages, les écoles, les hôpitaux et les prisons, précisément parce qu'il voulait rester un « amateur ».
C'est qu'il s'agit d'échapper à l'ennui de la répétition, au confort de la maîtrise, aux certitudes, qui ont toujours quelque chose d'un peu définitif, du savoir acquis par un long labeur – ce n'est là pourtant rien qui doive être méprisé - de suivre, avec une liberté docile et volage, une inventivité juvénile, le jeu des idées et des thèmes qui vous mènent et vous emportent selon leurs variations imprévisibles, leurs analogies apparentes et leur correspondances secrètes, comme si la fidélité à leur logique immanente interdisait de s'attarder trop longtemps, de rester en place et qu'il y eût une sorte d'élégance, de politesse ou de délicatesse à ne pouvoir jamais en trouver une.
Cet exercice périlleux de liberté et d'insécurité entretenue, de légèreté en somme, a bien des charmes, mais comme toute chose il se paye : aussi éclairé et brillant soit-il, à mi-chemin entre le savant et l'ignorant, l'amateur est un grand superficiel. Mais, on l'aura compris, avec ce qu'il y a de distance aimable, de fraîcheur du regard et d'intelligence du coup d'oeil dans cette superficialité-là, qui, si elle se refuse à l'esprit de sérieux, est tout sauf frivole. Etre superficiel - par profondeur. Telle était la vertu des Grecs selon Nietzsche.
Ce joli mot enfin de Pascal : "Il faut qu'on ne puisse dire, ni : "il est mathématicien", ni "prédicateur", ni "éloquent", mais "il est honnête homme". Cette qualité universelle me plaît seule."
7 commentaires:
Heu!
L'amateur est-ce que ce n'est pas aussi le poète et dans son cas tout le contraire du superficiel, celui qui va droit au coeur de la cible...
Mais il faut choisir.
Oh, mais "superficiel" n'eat pas du tout un défaut ! Il y a beaucoup de profondeur dans cette "superficialité" là, j'aurais dû mieux le laisser entendre.
Je repense au neveu de Rameau en lisant ce billet.
Comment l'amateur - non éclairé, l'être de désir justement - ne se sentirait-il pas à la limite de l'imposture (et même au-delà) ?
Poussé qu'il est par son désir, il sait qu'il ne pourra jamais échanger réellement avec le philosophe, faute de fixer son désir sur un objet en particulier. Sa frivolité ne cache-t-elle pas sa frustration de ne rester que superficiel ?
R.
Peut-être, mais l'amateur, tel que je l'entends, n'est pas "frivole", mais a un côté résolument "superficiel" et "léger". Et je ne vois pas très bien pourquoi il ne pourrait être philosophe à sa façon, bien qu'il ne puisse ni ne veuille être un philosophe "de métier" (Hannah Arendt refusait d'être considérée comme tel, ce qui montre la haute idée que je me fais de l'amateur). Par contre, que vous ayez songé à Diderot et au Neveu de Rameau me convient parfaitement. Merci de votre fidélité !
L'amateur c'est celui qui aime tellement ce qu'il fait qu'il ne ressent pas le besoin de la célébrité. son coeur vibre quand il a touché le coeur d'un autre quelqu'il soit. Alors superficiel, mais juste la première couche comme celle qui protège une peinture. Au moins ces gens là sont tous le contraire d'un radis creux. Excusez mon égarement !
Oui, Cathy, dans "amateur", il y a celui qui a du gôut, de l'amour pour ce qu'il fait ou ce qu'il entreprend. C'est bien cela qu'il s'agit de sauvegarder, avant tout.
« L’amateur […] se refuse à l’esprit de sérieux ». Ne pas se prendre au sérieux, c’est attribuer au moi une juste place en évitant le double écueil de la désinvolture et de l’emphase. L’amateur n’est pas un expert, il convient de ne pas l’élever trop haut. L’amateurisme peut être synonyme de dilettantisme, d’où le risque pour l’amateur de passer pour un imposteur. Mais l’amateur est aussi étymologiquement celui qui aime, le passionné qui s’intéresse à une activité ou un objet par plaisir; il convient également de ne pas abaisser sa place.
« L’honnête homme » dont parle ici Pascal se distingue du spécialiste qui, possédant un savoir expert sur un sujet, se montre incapable de s’adapter aux opinions et besoins des autres. En paraphrasant la formule inscrite sur le fronton de l’Académie, on pourrait dire que Pascal invite à ce que « nul n’entre ici s’il est mathématicien » ou plutôt que « nul n’entre ici s’il n’est honnête homme ». N’étant pas expert dont la connaissance pointue est reconnue, il ne prétend pas maîtriser l’objet de la discussion et laisse une place ouverte à ce que pensent les autres. L’amateur honnête homme laisse une place à autrui. Il y a chez lui une recherche de sociabilité, une forme d’effacement du moi ouvrant la possibilité à une volonté de composer avec le désir d’autrui, de créer une communication qui semble véritable, une communication qui laisse sa place aux autres.
Mais cet aspect mondain de l’honnête homme reçoit par le même Pascal une critique radicale en tant qu’il défend de fausses vertus. Cette honnêteté serait moins une morale vertueuse qu’une théorie de l’accommodement des amours-propres dans une société pacifiée. L’effacement de l’amour-propre chez l’honnête homme n’est-il pas qu’apparent ? La bienséance est constituée par le désir de plaire. L’honnêteté recouvre en fait des règles commodes tirées de la concupiscence ; Pascal expose une doctrine de la dissimulation et du calcul : paraître s’effacer au profit d’autrui pour en attendre la pareille.
L’amateur est toujours sur une ligne de crête entre l’ignorant et le savant, entre l’imposteur et le passionné éclairé.
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