On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 25 avril 2009

Les démocraties à l'épreuve

Comment se peut-il que la pratique de la torture, qui pourtant paraît ne pouvoir faire l’objet d’aucune discussion critique, ait pu être théorisée aux Etats-Unis, au lendemain du 11 septembre 2001, dans ce qu’il convient d’appeler « l’idéologie libérale de la torture » ? Comment a-t-il été possible que l’on revienne sur la prohibition de la torture et des traitements humiliants et dégradants qui a été édictée par le droit international humanitaire dès la sortie de la barbarie nazie et qui a été formalisée dans nombre de dispositions juridiques du droit interne pendant des décennies entières ? Sur la base de quels arguments, qui ne sont pas seulement cyniques, a-t-on pu en arriver là ? Et comment est-il possible d’y répondre. ?
Le débat sur la torture, tel qu’il s’est construit (en particulier aux Etats-Unis) dans les dernières années renvoie toujours à l’hypothèse de la situation d'exception (« la bombe à retardement »).
Chez les penseurs qui ont affrontée les difficultés posées par une telle situation extrême, deux solutions, pour l’essentiel, ont été proposées.

Deux solutions à la torture d’exception

Pour les uns, à la suite de Michael Walzer, ce qui se fait jour, dans cette affaire, c’est le problème de l’action politique responsable ou ce qu’il appelle, à la suite de Sartre, le problème des « mains sales ». Selon ces auteurs, il ne fait pas de doute que la torture puisse constituer en ce cas la décision qui convient (au sens machiavélien du terme), parce que nous n’attendons pas d’un homme politique responsable – le « prince bon » - qu’il respecte en toutes circonstances, de façon inconditionnelle, aveugle en somme à la réalité concrète, les principes moraux qui sont les siens et qui structurent également les fondements de notre conception du droit. L’homme politique digne de ce nom, confronté à un choix tragique entre ce que Max Weber appelle l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, doit agir en fonction du bien de tous, et non du bien de sa conscience, cela impliquerait-il d’avoir recours au mal. La violation de l’interdit ne peut donc être traitée qu’au cas par cas, et non par quelque forme d’institutionnalisation politique ou juridique, et elle exige que rien ne soit perdu des scrupules de la conscience morale. Une solution qui s'inscrit dans la lignée classique du mensonge en politique, tel qu'il a été reformulé par Hannah Arendt par exemple.
Pour d’autres, tel Henry Shue, qui s’inscrivent dans la même perspective que Walzer, une condition supplémentaire est ajoutée, qui est essentielle : quiconque prendrait une telle décision devra en rendre compte devant un tribunal, ce qui présuppose qu’il accepte d’avance la possibilité, voire la certitude, de sa condamnation pénale au nom du principe de responsabilité.
Ce n’est pas le lieu de développer tout ce que donne à penser cette réponse, passons à l’autre solution préconisée par les penseurs d’obédience utilitariste.
Parmi ces-derniers le plus influent est le professeur de droit à l’université de Harvard, défenseur notoire des droits civiques et militant contre la peine de mort, Alan Dershowitz. Les positions qu’il a soutenues dans un ouvrage publié en 2002 (Why Terrorism Works ?) ont fait l’objet de très vives controverses, mais qui n’ont pas traversé l’Atlantique. On peut les ramener aux deux principes que sont le principe de candeur et le principe d’innocence. Le premier se rapporte à l’idée que ce qui constitue l’essence des démocraties ce n’est pas tant le respect inconditionnel des droits de l’homme, mais le contrôle public des activités de l’Etat. Le second conduit à faire du mal un bien sur la base du calcul utilitariste des conséquences.
Evaluée en termes économiques de coûts et de bénéfices, à la faveur d’un calcul des conséquences, la souffrance infligée à un homme ne compte tout simplement pas si on la mesure au bien qui en résulte pour des milliers d’autres vies. En sorte que disparaissent ces cruels dilemmes de conscience et ces scrupules qui donnaient à la solution précédente sa dimension humaine tragique. Comme on le voit, et le paradoxe est assez inouï pour être souligné, c’est n'est pas seulement le droit – envisagé selon l'analyse « économique » chère à l'école de Chicago (chez Richard Posner, par exemple, voir son dernier ouvrage, Countering Terrorism, Blurred Focus, Halting Steps, 2007 ) – mais la morale qui vient ici légitimer le recours à une pratique dont on attendrait qu’elle au moins en reprouve absolument l’usage. Tel n'est pas le cas. Jamais l’utilitarisme n’avait à ce point révélé ce qui constitue son intention (ou sa conséquence) la plus problématique, en cette affaire comme en d'autres : rendre la pratique du mal innocente, c’est-à-dire travailler à la négation du mal dans le moment même où l'on justifie rationnellement d'y avoir recours. La rationalité calculatrice est en droit, en morale comme en économie le grand opérateur de la négation du mal (une conséquence théorique déjà visible dans les théodicées au tournant des Lumières, chez Malebranche et Leibniz, avec lesquelles l'utilitarisme entretient des rapports remarquables, ne serait-ce que parce que l'individu y est à chaque fois sacrifié à la perfection du Tout ou à l'intérêt du plus grand nombre).
Toutes ces élaborations hautement spéculatives reposent sur des postulats fallacieux et sur une hypothèse prétendument réaliste qui n'est, en réalité, qu'une fiction. Cependant la réflexion sur la torture ne se limite pas à cette seule pratique. Avec elle, s’ouvre un large champ d’investigation portant sur la nature de la responsabilité politique, sur la fonction et les principes du droit, sur leur caractère inconditionnel ou non, par conséquent sur la norme et l'exception, mais aussi sur le secret et la transparence, l'équilibre entre la défense des libertés publiques et la sécurité des personnes, sur la réciprocité (plus précisément : le rapport entre droits et devoirs, tel qu'il peut être problématisé dans une conception contractualiste du lien social, à partir de John Rawls par exemple), sur la confiance et la peur ou encore sur les dangers de la catégorisation politique (tirée de Carl Schmidt) de l'ami et de l'ennemi, et, plus généralement, sur ce qui constitue une société démocratique en tant qu’elle se présente comme une société décente (pour reprendre la thématique d'Orwell et de Margalit).
Ainsi que le l'ai montré dans le précédent billet, la question de la torture est loin d'être réglée aux Etats-Unis, si l'on en juge par les débats qui oppose ceux qui estiment nécessaire d'édicter à l'avance des règles en vue de son utilisation dans des situations extrêmes et ceux qui estiment qu'il faut s'en tenir à l'obligation pour le tortionnaire de rendre compte de ses actes devant un tribunal, aurait-il agi en toute bonne foi au nom de la nécessité défense.
Aussi divergentes ces deux positions soient-elles, elles ont en commum de croire à la validité de l'hypothèse de la situation d'exception, telle qu'elle est formulée dans le scénario de la "bombe à retardement". Mais j'y reviens une fois de plus : ce scénario apparemment réaliste n'est qu'une parabole perverse et imaginaire. De même qu'est imaginaire l'idée d'une utilisation "chirurgicale" de la torture.
En réalité la porte qu'ouvre subrepticement l'intention de définir à l'avance des méthodes légales de torture n'est rien de plus que sa normalisation.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Un lien vers un post sur le même sujet, et parlant de votre ouvrage:

http://matthias-fekl.typepad.fr/blog/2009/04/quand-la-d%C3%A9mocratie-perd-son-%C3%A2me.html

Michel Terestchenko a dit…

Mrci, je ne le connaissais pas.