Après la lecture des Pratiques du Moi de Charles Larmore (PUF, 2004)et de la discussion entre ce-dernier et Alain Renaut (Débat sur l'éthique, Grasset, 2004), une série d'interrogations me viennent à l'esprit.
Ce n'est pas que soit dénuée d'importance théorique la question de savoir si le concept de Sujet ou de Moi doit ou non être maintenu dans la réflexion sur le sens de l'action morale (quelle que soit la façon dont on comprenne celle-ci : obéissance à la loi posée dans son universalité, conformité de l'action à des raisons qui s'imposent dans leur vérité ou, plus originairement, aux affects « naturels » de la pitié, de la bienveillance ou de la sympathie). Une telle réflexion ne saurait cependant se déployer sans prendre en considération la réalité des facteurs induisant la dépersonnalisation de soi. On est parfaitement en droit de contester la pertinence de la référence au Moi dans la compréhension des conduites humaines, mais on ne saurait ignorer que, dans certaines circonstances, ce qui se montre et se manifeste ce n'est pas l'intelligibilité discutable d'un concept, c'est l'évanescence de l'être dont on parle (qu'il s'agisse de la figure de la marionnette qu'évoque Hannah Arendt au sujet d'Eichmann, de la « poupée de chiffon » chez Nadejda Mandelstam ou du poète lyrique, dans La vie est ailleurs de Milan Kundera). Peut-être le bon usage du langage n'autorise-t-il pas d'employer de parler de Moi ou de Sujet, mais s'agirait-il simplement de se rapporter à un individu qui dit « Je » et qui a à assumer le sens de ses actions, comme chez Vincent Descombes, qu'en est-il si l'individu en question a déjà disparu de la scène ? S'il ne se comporte rien de plus que comme un agent mû par des facteurs qui le déterminent quelles que soient les « raisons » et les croyances auxquelles il croit adhérer librement ? De sorte qu'il ne s'agit pas pour moi de mettre en compétition des conceptions théoriques diverses du Moi (et de la place qui revient à cette notion dans une réflexion sur le sens de l'engagement moral), mais d'introduire un autre point de vue : non pas l'énigme du Moi (ou du Sujet) mais l'inconsistance de l'être dont on parle (l'appellerait-on ou non un Moi). Une évanescence qui n'est pas simplement de nature psychologique (tenant à la pathologie de l'âme), mais proprement ontologique.
Les facteurs situationnels qui conduisent à la dépersonnalisation de soi ont une fonction révélatrice. S'ils peuvent agir avec une telle efficacité sur les « sujets » sur lesquels ils s'exercent, c'est précisément parce qu'ils révèlent quelque chose de tout à fait essentiel sur l'identité de l'être humain : sa fragilité.
Prise en vue dans cette perspective, la fragilité ne renvoie pas aux apories de la conscience réflexive, soulignée par nombre d'auteurs canoniques de la pensée philosophique depuis Hume – de fait, elle n'est pas seulement psychologique mais métaphysique. Si la question du « qui suis-je ? » ne trouve pas de réponse dans un retour réflexif sur soi, resterait à s'assurer que le rapport (qu'il soit libre ou non, c'est une autre question) que nos entretenons avec nos propres croyances, tel qu'il se matérialise ou s'incarne dans nos actes, constitue une voie privilégiée d'accès à la constitution de soi. Or l'idée même de « constitution de soi » ou d'identité est infiniment problématique.
Ce à quoi nous invite la considération des conduites humaines effectives (dans certaines circonstances extrêmes), en particulier les conduites de destructivité, ce n'est pas à nous plonger dans les perplexités qui accompagnent l'idée de Moi ou de Sujet : c'est à saisir ce qu'il y a d'ontologiquement vertigineux dans la capacité de l'être humain à s'absenter de lui-même, l'expression ne devant pas être prise au sens transitif (comme renvoyant à un « quelque chose », l'agent comptable de ses actes ou le Sujet autonome), mais dans sa signification la plus radicale. On ne saurait prendre la mesure de cette "absence à soi" en la mettant simplement au compte d'un défaut de responsabilité. Etre comptable de ses propres actes est un principe de la réflexion morale constamment rappelé par l'immense majorité des philosophes, mais que vaut-il si l'être dont on parle n'a pas de consistance ?
L'obéissance destructrice souligne et révèle la vulnérabilité de l'individu (du moins de la plupart d'entre eux. De vous ? de moi ?) aux situations. Mon sentiment est que cette vulnérabilité va bien au-delà du sens que la psychologie lui donne. Elle n'est pas de nature psychologique, en effet, mais bien plus profonde, bien plus essentielle. C'est ce qu'avait souligné, en son temps, le philosophe américain Ralph Emerson, dans sa critique du conformisme et de l'aliénation. Aujourd'hui, c'est dans le travail de Judith Butler (en particulier dans Le récit de soi, PUF, 2007) et de Patchen Markell (Bound by Recognition, Princeton University Press, 2003) qu'on trouve les réflexions les plus pertinentes sur une véritable ontologie de la vulnérabilité.
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