Refuser de réduire l'individu, s'agirait-il de l'individu moderne, à n'être qu'un calculateur qui cherche en toutes circonstances à satisfaire ses intérêts égoïstes, introduire et laisser place à un intérêt pour autrui qui pousse à la générosité, à la bienveillance, à la dépense (de son temps, de son argent, de soi), est-ce verser dans une sorte d'angélisme ? Et-ce présenter l'être humain meilleur qu'il n'est ? Nous voulons seulement dire qu'il est plus complexe, plus riche de possibilités diverses.
Nul besoin de conclure à une conception « morale » de l'individu pour qu'en ses conduites, la vie telle qu'il la mène, les autres aient une place qui ne soit pas une place à prendre. Non pas les autres en général, non pas l'humanité qu'il faudrait défendre d'une façon abstraite et anonyme – ce genre de projet lyrique conduit généralement au pire – mais ceux que l'on rencontre sur sa route et dont la situation nous touche et nous affecte que nous le voulions ou non. Et si nous agissons en conséquence, parfois pour en payer un prix assez lourd, sans doute est-ce parce que nous le voulons, mais l'avons-nous choisi ? Par devoir ? Par vertu ? Non pas. Plutôt par une obligation qui s'impose à nous et que nous ne pouvons fuir parce que nous n'avons pas vraiment le choix, que nous sommes ainsi fait que tout bêtement il est indécent – indigne, c'est déjà trop dire – de ne rien faire. Il y a mille et une manières de donner de soi, et toutes ne s'adressent pas uniquement à la misère, à la détresse ou à la souffrance de ceux que nous rencontrons sur notre chemin. Mais ces situations ont plus que tout autres ceci de particulier qu'elles s'adressent à nous, qu'elles nous invitent à ne pas rester les bras ballants.
La scène du monde n'est pas un spectacle auquel nous assistons dans le confort d'un fauteuil : elle s'avance vers nous, irrespectueusement. Nous pouvons la considérer avec indifférence ou ironie, nous pouvons désirer nous tenir à l'écart, vouloir nous occuper que de nous-mêmes, mais lorsque le monde prend le visage des larmes ou de la peine il nous bouleverse, aussi égoïste puissions-nous être par ailleurs. Et si nous avançons la main, si nous agissons avec un peu d'amitié, de générosité, de solidarité – parfois même en trainant les pieds ou en maugréant, pourquoi pas ? - ce n'est pas que nous soyons bons ou vertueux : c'est que nous ne sommes plus à l'abri. L'absence de sympathie, de bienveillance, d'attention aux autres n'est pas tant le signe d'un défaut de sens moral que le symptôme d'une infirmité. Une fibre manque, qui s'est rétrécie ou qui s'est tue. On n'est pas plus mauvais pour autant, on est juste plus pauvre. L'enfermement en soi est une suffocation. Dès lors, il n'y a pas lieu de s'étonner que nous aspirions à davantage nous dilater.
Les diverses manifestations individuelles et sociales du dévouement, du bénévolat, de la générosité, de quoi témoignent-elles ? Sinon du désir de respirer un air plus vif que n'en délivre l'espace étriqué de notre petit moi ou de notre famille. L'engagement avec les autres nous ouvre à l'espace plus riche de la rencontre, de l'échange et du don, parfois aussi du conflit et de la rivalité, dans un enrichissement de soi qui répond à la loi de l'expansion, non de l'égoïsme. Poursuivre uniquement la satisfaction de ses intérêts particuliers, dans l'indifférence à ceux d'autrui, voire à leur dépens, n'est pas une fin dénuée de raisons, mais c'est une quête bien vide qui aura tôt fait de montrer ses limites. Il n'est guère étonnant que nous ne puissions nous contenter d'une telle atrophie. Les enquêtes récentes menées sur la générosité des Français attestent que, malgré la crise et les angoisses qu'elle suscite, notre société n'est pas simplement cette addition d'individus frileux et apeurés, uniquement soucieux d'eux-mêmes, qu'on nous présente trop souvent. Il est heureux que soit ici apportée, une fois de plus, la preuve que cette vision est tout simplement fausse.
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